DIEU SAIT QUOI

Le film Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet sera projeté dans le cadre de la programmation « Le Parti pris des objets » le 15 novembre à 19h30 à la CINEMATEK.

De Dieu sait quoi, il serait tentant et agréable de n’en percevoir que l’écorce sans en comprendre la sève. Les travellings qui jalonnent le film, les inflexions si particulières de la voix de Michael Lonsdale ou bien encore les digressions narratives donnent au film un charme mélancolique, qui témoigne  d’une affection esthétique pour l’infime, la langueur, la contemplation… Cette première approche purement sensitive et qualitative, la beauté reste une affaire de goût, ne valorise finalement qu’une plastique si on ne lui adjoint pas une réflexion cinématographique et philosophique plus poussée, autrement dit, une affaire d’esth-étique pour reprendre un concept cher à François Niney. Or, cette question nécessite une définition préalable du sujet, ce qui étrangement n’est pas toujours chose évidente. Dans notre cas, Dieu sait de quoi cela parle.

10-Dieu sait quoi - Pollet

LE MONDE MUET

Le réflexe le plus naturel d’un spectateur est de circonscrire le sujet d’un film au champ cinématographique, ce qui est principalement montré et raconté à l’intérieur du cadre visuel et sonore. Ici, ce sont des choses, des objets, un mur, des arbres, une mer, quelques fossiles, et enfin, un escargot, seule présence organique, et qui ne doit certainement sa place qu’à son extrême lenteur et à sa coquille calcaire, porosités de l’animal et du minéral.

Ce qui est montré, c’est donc une nature proliférante et protéiforme. Cette diversité des motifs invite à la redécouverte joyeuse et naïve de notre environnement : du rond, du carré, du métal, du papier, du plein, du vide, de l’opaque, du transparent… Un souci d’exhaustivité quelque part. Finalement, la voix off définira ce champ d’étude plus précisément comme « monde muet », un concept matérialiste emprunté à Francis Ponge.

La condition de ce matérialisme dans le film ne se limite pas à effacer l’être humain du cadre, qui ainsi brille par son absence. Plus que cela, il est dévalorisé, rendu « otage du monde muet ». L’homme ne participe que maladroitement à un environnement dont il est irrémédiablement exclu. Il a fabriqué ces objets présentés à l’écran, mais ne peut en comprendre le sens profond. Les objets résistent à notre entendement. Un travelling circulaire revient de nombreuses fois dans le film. La caméra tourne autour d’une table de jardin, où sont disposés tantôt verres, cruches, pots, machine à écrire… Dans un glissement perpétuel, ce mouvement empêche toute possession, toute fixation : il n’y a pas de point de vue juste, une incomplétude qui se joue à l’intérieur d’un métadiscours que Pollet hérite de Ponge.

Cette résistance de l’objet à la compréhension n’est pas qu’opacité ; elle est aussi réflexion et Dieu sait quoi un film miroir. Les très gros plans abstraits et frontaux, ici d’une botte de foin, là d’un pan de mur, n’ont pas tellement pour vocation de personnifier l’objet, dans un glissement pictural de la nature morte au portrait. Ils permettent surtout à ces surfaces de transgresser leur propriété physique pour mieux réfléchir, non pas la lumière véritablement, mais le regard lui-même, dans un retournement vertigineux du regardant et du regardé, une histoire de possession aussi pour peu que l’on creuse un peu l’étymologie du mot regard. « Il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme : c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle, la remarque de ce qui l’entoure et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure ».

La mise en scène accroît cette inversion, par la simulation d’une mécanique qui esseule encore plus l’humain. Les mouvements de caméra en aller-retour, les répétitions de la voix off, les sautes du montage où parfois, deux plans qui se succèdent sont presque identiques, ne cessent de renvoyer le film à sa matérialité, celle de la caméra, de la bande sonore, du banc de montage, plutôt qu’à son auteur. Jusqu’à un certain point, le réalisateur disparaît, le film se réifie, et l’image accède à un statut acheiropoïete où l’absence de main d’homme lui permettrait enfin de se de délester de toute subjectivité, pour ainsi mieux révéler le monde muet comme présence mystérieuse. Le titre du film peut aussi être perçu sur un mode déclaratif plutôt qu’interrogatif : Dieu sait quoi et nous, nous ne le savons pas.

FRANCIS PONGE

Francis Ponge est l’autre sujet du film. Il est « dégarni, méridional, poète et mortel puisqu’il nous a quittés il y a quelques années » et « son œuvre vaut le détour, voire la digression » nous apprend-on en préambule. Cette définition par sa simplicité a l’avantage de ne permettre que peu de contradictions, même si le taxon poète, par trop vernaculaire mérite de s’y arrêter un instant. Le parti pris des choses dont sont tirés la majorité des textes récités en off, inaugure une forme tellement radicale qu’elle s’inscrit difficilement dans le paysage littéraire. Elle n’est finalement poétique que dans son exigence langagière et sémantique.

Le parti pris des choses propose un ensemble de courts textes, qui témoignent d’une grande recherche du mot juste, non pas pour souligner une sensibilité et une émotion, mais bien plutôt pour objectiver le monde. C’est un art de la définition, plus proche en cela du dictionnaire que du recueil de poésies. L’exigence de précision, de simplicité, de véracité est telle qu’elle implique par nature de ne pouvoir traiter que des choses les plus infimes, au microscope : la crevette, le pain, le galet, le feu…

Le parti pris des choses est aussi cet engagement esthétique, philosophique et politique de redescente « aux choses comme il faut redescendre aux mots pour exprimer les choses convenablement », une posture critique qui tente de ramener l’humain à sa mesure, à une modestie. De son côté, le cinéma a pour habitude de n’avoir avec l’objet qu’une relation utilitaire, décor, accessoire, plan de coupe. La place prépondérante qu’il occupe dans le film de Pollet suit donc un même mouvement de redescente : l’arrière plan bouscule le premier plan, l’infime occupe tout l’espace.

Conceptuellement, en tant que film sur l’art, Dieu sait quoi est un hommage d’une simplicité déconcertante. Une voix off récite des poèmes de Ponge tandis que l’image les illustre. Dans cette épure se joue déjà les prémisses d’un respect déférent, puisque le cinéaste ne juge pas utile d’encombrer des textes qui se suffisent à eux-mêmes. Le principe illustratif, s’il joue parfois de la redondance, ne se limite pas non plus à cette duplication de l’écrit par le visible. L’image possède aussi son propre rythme, fait de répétitions et de variations. Rotondités, travellings, cruches, jours, nuits, intérieur, extérieur se répondent de loin en loin et agencent en commun un maillage large et serré de motifs similaires, qui lie étroitement l’ensemble du film et donne cohérence au monde muet.

UN FILM D’AUTEUR

Cependant, malgré la simplicité du concept, et la rigueur de la mise en scène, le mariage entre Ponge et Pollet n’est pas parfait. Le cinéaste ne parvient pas totalement à se cacher, à fondre son regard et sa présence dans celle de l’écrivain. Il ne peut dissimuler une angoisse maladive qui imprègne profondément le film, et celle-ci est la sienne propre.

Avant qu’il ne réalise Dieu sait quoi, Pollet a été victime d’un grave accident. Tandis qu’il essayait de filmer un train, l’engin l’a percuté. Désormais impotent, sa condition d’infirme le condamne à ne plus sortir de chez lui. Cet événement malheureux est suggéré dans l’introduction du film, par ces plans de gares, de rail, ce bruit de locomotive qui nous conduit ensuite à cette main agrippée à une potence, celle du cinéaste. « Vous me pardonnerez les cyprès et le vent, encore cette main au-dessus d’un hôpital comme si je me tenais debout dans le couloir d’un autobus. »

Cette excuse vaut aussi comme aveu d’une trahison. L’hommage à Francis Ponge n’est pas totalement dénué d’intérêt. Pollet use de ses textes comme d’un médicament, pour supporter un quotidien désormais claustrophobique, limité au périmètre domestique d’une maison de Provence. Ainsi débute la transgression des textes par le cinéaste : l’ambition de Ponge devient une nécessité chez Pollet qui accentue rage et violence. Il semblerait ainsi que dans le montage du texte, le cinéaste toujours privilégie les extraits les plus virulents. Alors, une nouvelle fois, quelque chose se renverse : Ponge, pourtant mort, incarne le vivant, tandis que Pollet, toujours vivant, s’angoisse de la mort.

Dieu sait quoi ne sera pas tout à fait le dernier film du cinéaste, pas tout à fait car, ensuite, il ne terminera jamais Jour après jour. Jean-Paul Fargier, son ami, s’en chargera pour lui à titre posthume. Impossible pourtant de ne pas envisager Dieu sait quoi comme le testament du cinéaste. Le retour sur son œuvre, à l’intérieur de l’écran de télévision où défilent ses anciens films, porte en lui les doutes d’un artiste au crépuscule de sa vie. A côté figurent un portrait de Picasso par Cartier-Bresson, une toile de Matisse, un cliché de Chaplin, cette proximité spatiale comme une supplique adressée à ses maîtres.

La progression narrative, par digressions, est enfin l’occasion de se demander s’il n y a pas à l’œuvre dans le film une esthétique du ressassement, la chronologie comme parcours mental. Le dernier plan sera finalement celui d’un mécanisme d’horloge filmé en gros plan,  un réveil cruel, un retours stressant à une rapidité humaine après avoir partagé, pendant près d’une heure trente, le rythme beaucoup plus doux du monde muet. Ce réveil ouvre un abîme.
« Il n’est pas d’autres nuit que la nuit naturelle. »
« Ô Satan, prends pitié de ma longue misère. »

Victor Claude