Quelques clarifications autour des « entreprises libérées »

Cet article s’inscrit dans le cadre de la campagne de sensibilisation du GSARA, J’ai mal à mon travail. Le néo-management en question. 


Aujourd’hui, les patrons de certaines grandes entreprises s’intéressent à la liberté des travailleurs : dans une économie de service, l’autonomie de leurs salariés est plus que jamais nécessaire à une production efficace et de qualité. Ces discours et ces pratiques se référant à l’idéal d’une « entreprise libérée »1 méritent toute notre attention car, au-delà de quelques petites structures autogestionnaires, les principes de la division scientifique du travail ont trop rarement été contestés par le mouvement ouvrier, malgré l’horizon d’émancipation des travailleurs qui est le sien. Pour autant, cette attention ne doit pas se transformer en naïveté.

Exploitation capitaliste

Les critiques du taylorisme soutiennent que la reconnaissance des travailleurs (même symbolique) améliore leur efficacité. D’autres ajoutent que travailler ne se résume jamais à appliquer un plan défini par le bureau des méthodes mais requiert de mobiliser ses capacités pour faire face à la réalité qui résiste et déborde le plan. Dans cet esprit, le courant des « entreprises libérées » promeut clairement la reconnaissance des contributions des travailleurs à la qualité du travail et suscite la publicisation de ces ajustements. L’intelligence et la sensibilité du travailleur sont mobilisées au service de la « raison d’être » de l’entreprise. Le « leader libérateur » s’efforce alors de la rendre appropriable par les salariés pour qu’ils s’investissent intensément dans le travail.

L’expression « raison d’être » entend cerner la contribution d’une entreprise à son environnement. Elle se distingue donc de la « finalité » de la société (anonyme, par exemple) qui, constitue le véhicule juridique qui structure les apports en capital2 et vise la maximisation de la valeur des actions. L’entreprise ne serait plus seulement l’instrument des investisseurs en capital pour maximiser leurs profits, elle aurait aussi une mission à remplir au service de son environnement. Mais les salariés restent incapables de déterminer cette « raison d’être » : faute de passage en coopérative ou de droit de veto du Conseil d’entreprise, les actionnaires restent décideurs en dernier ressort. Ils sont les seuls à pouvoir arbitrer la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail. Ils peuvent aussi, toujours, revenir en arrière quant à la libération ou revendre l’entreprise.

Retenons également que le travailleur n’est plus considéré comme l’exécutant d’un plan qui est déterminé par un supérieur hiérarchique. Il est attendu de lui qu’il participe à la définition de son travail, qu’il s’implique dans l’amélioration du service rendu au client et dans la rentabilité de l’entreprise, afin de parvenir à réaliser sa « raison d’être ». Mais cette liberté dont il dispose se limite à la question des moyens à mettre en œuvre pour réaliser des finalités qu’il n’a pas déterminées. Dans ses principes mêmes, les potentiels de libération sont donc limités par une dynamique d’exploitation capitaliste tout à fait classique.

Liberté et pouvoir

Comme je viens de l’indiquer, le pouvoir des actionnaires n’étant pas contesté par le mouvement des entreprises libérées, ils peuvent toujours revenir en arrière sur la libération. Il en est en quelque sorte de même au niveau de l’entreprise. Généralement, parce que le « leader libérateur » incarne personnellement la libération et reste celui qui tranche les conflits en dernier ressort, il acquiert un pouvoir puissant, solitaire et difficilement contestable. Le pouvoir du management intermédiaire, dans les allées des entreprises libérées, est alors à son tour « suspendu », sans pour autant qu’une autre organisation du pouvoir soit explicitée.

En posant ce constat, je ne prône pas un retour à la subordination classique ni au taylorisme. Mais il faut reconnaître que ce dernier clarifie particulièrement en détails les règles que doivent suivre les travailleurs (pour Taylor, les règles de la science sont vouées à remplacer l’autorité arbitraire des petits chefs). L’entreprise libérée, en se présentant comme une « philosophie » et en ne prenant pas le risque d’énoncer des règles de fonctionnement claires, empêche une véritable délibération sur celles-ci. La transformation du rôle de l’encadrement se réalise sans clarification de ses nouvelles missions, sans que les travailleurs puissent discuter celles-ci et éventuellement les contester. Elles sont fondées sur les convictions personnelles d’un « leader » libérateur plutôt qu’instituées par la délibération, l’expérimentation démocratique ou la constitutionnalisation. On fait alors face à une situation proche de celle des travailleurs de l’économie de plateforme, soumis à l’autorité d’un algorithme qu’ils ne peuvent connaître et donc critiquer, sous couvert de la propriété intellectuelle du code3.

Faire sauter des structures formelles de pouvoir pour les remplacer par des structures informelles, ce n’est pas ma définition de la liberté. Comme l’indique l’histoire du capitalisme, l’absence de règles de droit va de pair avec l’absence de capacité collective à limiter le contrôle et les attentes pesant sur les travailleurs. Dans une société démocratique, les principes qui régissent la vie en commun doivent être énoncés pour être contrôlés, contestés et révisés. Je peine à voir où la libération d’entreprise permet une avancée sur cet enjeu. Au contraire, elle lui tourne le dos et devient ainsi une source potentielle d’injustice et de violence au travail.

Charges individuelles de la participation

Comme je l’ai montré ailleurs4, une participation démocratique des travailleurs ne se caractérise pas seulement par des règles disputables et discutables. Elle doit aussi permettre que les participants à cette communauté soient en mesure de s’y conformer. L’intention des entreprises libérées est de dépasser la division du travail entre exécution et conception : dans le cours de leur activité, les travailleurs sont autorisés à déterminer leurs propres règles. Ils sont en effet invités à identifier les troubles et les doutes qu’ils éprouvent dans l’activité, à les clarifier en sollicitant l’avis des collègues concernés et, sur cette base, à ajuster leur propre travail. En regard des pratiques tayloristes, on peut y voir la possibilité de récupérer un peu de pouvoir sur son propre travail. Mais cela se fait généralement sur un mode très individualiste : il s’agit de tester ses idées auprès des collègues plutôt que de décider ensemble démocratiquement.

Pour ceux qui n’y sont pas préparés et qui doivent y répondre seul, ces injonctions à la participation risquent d’être vécues comme un fardeau, une charge trop lourde à porter5. Une travailleuse d’une organisation autogérée m’expliquait s’être sentie « harcelée » lorsque ses collègues lui demandaient trop souvent son avis. Plus généralement, les personnes sur lesquelles les charges de la participation pèsent le plus lourdement se trouvent souvent réduites au silence, abandonnées au « seuil de la participation »6. Ce constat impose de penser les conditions de l’exercice de cette responsabilité, les soutiens et ressources nécessaires à une participation démocratique. Ce pouvoir de participer gagne donc à être conçu comme une « capacité collective »7, au sens où il est le résultat d’une organisation collective et dépend d’une infrastructure partagée : l’ouverture d’espaces et de temps de réunions confortables, la sécurité contractuelle à long terme et la reconnaissance des droits opposables (sans même parler des capacités à peser sur les décisions d’investissement, la sélection des dirigeants et la définition du règlement de travail). Ce sont ces éléments qui permettent d’alléger les charges individuelles de la participation : ils donnent aux participants les moyens de se construire collectivement un avis pour réaliser in situ le principe de subsidiarité qui est au cœur de la libération d’entreprise (i.e. prendre la décision au plus près du lieu où elle doit être mise en œuvre). En retour, cette dimension collective impose de se confronter aux désaccords avec ses collègues qu’il faut alors parvenir à arbitrer démocratiquement. Affronter le défi des charges de la participation requiert donc de tourner le dos à l’idée d’une entreprise consensuelle où le bonheur individuel de tous serait possible et souhaitable.

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En conclusion, on peut considérer l’appel à la libération des entreprises comme un aiguillon pour la réflexion politique sur la démocratisation du travail. Mais la promotion de l’autonomie sous-jacente à ce projet se trouve limitée à l’activité de travail et ne concerne donc pas l’entreprise à proprement parler8. Il est plus question de libérer le travail des contraintes bureaucratiques du taylorisme que de libérer l’entreprise du pouvoir despotique des actionnaires9. S’il est reconnu que « l’investissement en travail »10 est au moins aussi déterminant à la réalisation de la « raison d’être » de l’entreprise que les apports en capital des actionnaires, pourquoi ces derniers sont-ils les seuls à pouvoir déterminer cette « raison d’être » ? S’il s’agit de travailler ensemble « autrement », pourquoi un nouveau règlement de travail ou d’ordre intérieur n’est pas rédigé afin d’en faire un outil qui, à défaut d’être légitime pour tous, soit au moins mobilisable par tous pour défendre les maigres « gains démocratiques »11 de la libération des travailleurs ?

Julien Charles (coordinateur de recherches, CESEP asbl, Chargé de cours invité et chercheur associé CriIDS-IACS, UCL)


1 Getz Isaac et Carney Brian, Liberte & Cie, Paris, Fayard, 2012.

2 Ferreras Isabelle, Gouverner le capitalisme?, Paris, Presses Universitaires de France, 2012. Voir aussi un article à paraître dans les jours qui viennent sur Politique.

3 Stefano Valerio de, « Negotiating the algorithm. Technology, digital(-ized) work, and labour protection ‘reloaded’ », Regulating for Globalization. Trade, Labor and EU Law Perspectives, 2017, <http://regulatingforglobalization.com>.

4 Charles Julien, La participation en actes. Entreprise, ville, association, Paris, Desclée de Brouwer, 2016.

5 Charles Julien, « Les charges de la participation », SociologieS, 2012. En ligne: <http://sociologies.revues.org/4151>.

6 Berger Mathieu et Charles Julien, « Persona non grata. Au seuil de la participation », Participations 9 (2), 2014, pp. 5‑36.

7 Ferreras Isabelle, « De la dimension collective de la liberté individuelle. L’exemple des salariés à l’heure de l’économie des services », in: La liberté au prisme des capacités. Amartya Sen au-delà du libéralisme, De Munck J. et Zimmerman B., Paris, Editions de l’EHESS, 2008 (Raisons Pratiques 18), pp. 281‑296 ; Charles Julien, Ferreras Isabelle et Lamine Auriane, « Pratiques et organisation du travail démocratique chez SMart », Rapport de recherches, Bruxelles, SMart / CriDIS / CESEP, 2018, p. 243 (+ 343p.).

8 Borzeix Anni, Charles Julien et Zimmermann Bénédicte, « Réinventer le travail par la participation. Actualité nouvelle d’un vieux débat? », Sociologie du Travail 57 (1), 2015, pp. 1‑19.

9 Ferreras, Gouverner le capitalisme?, op. cit., 2012.

10 Ferreras Isabelle, Firms as Political Entities. Saving Democracy through Economic Bicameralism, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

11 Casterman Lionel, Charles Julien, Delhaye Christine et al., Transition démocratique au travail. Défis et confusions, Nivelles, CESEP, 2015.