Interview de Guillermo Kozlowski, co-auteur d’Art infirmier et numérisation

Vient de paraître Art infirmier et numérisation1, texte des infirmières Fadma Amjahad et Marie Vialars (membres de la Santé en lutte) et du philosophe Guillermo Kozlowski (cfs-asbl).

Leur étude a visé à interroger l’installation massive des dispositifs digitaux en milieu hospitalier en partant du savoir des travailleuses elles-mêmes, ici des infirmières. Les questions suivantes en tête : quels savoirs les travailleurs ont sur les dispositifs numériques ? Mais aussi quels effets ont ces derniers sur les savoirs des travailleurs ?

Nous sommes allés à la rencontre de Guillermo Kozlowski2.

Vous avez choisi de travailler la question de la numérisation en vous entretenant avec des infirmières. Vous expliquez ce choix, entre autres, par le fait que leur savoir est difficile à formaliser, contrairement à celui des médecins par exemple. En quoi la question de la formalisation -en l’occurrence ici de sa non-possibilité- trouve sa cohérence quand on interroge la numérisation ?

Parmi les questions peu débattues autour du numérique, il y a celle-ci : qu’est-ce que numériser ?

Il est souvent question de ce qu’il faut numériser et de ce qu’il est possible de faire avec le numérique. Mais le passage, le moment où un savoir, une image, une procédure, un son, un rapport… est « traduit » en langage numérique, est souvent présenté comme quelque chose de purement technique. Or à ce niveau-là il y a des enjeux centraux.

Et, contrairement à ce qu’on peut imaginer, ce sont loin d’être des questions techniques. Il s’agit peu de questions qui relèvent de la programmation informatique, mais au contraire de décider ce qui a ou non du sens dans une situation donnée.

De mon point de vue il y a au moins trois sortes d’enjeux. Qu’est-ce qui dans la pratique peut être numérisé ? A partir de quelles relations est modélisée cette pratique ? Et quelles sont les données qui vont être prises en compte.

La réponse courante est que tout peut être modélisé. Que ce que les infirmières ou n’importe quel autre travailleur fait, peut être formalisé en un certain nombre de procédures simples et hiérarchisées et évaluables, donc traduit dans un algorithme. Et que les données qui doivent être encodées sont des « données brutes » c’est-à-dire des données jugées simples, en tout cas pouvant être relevées à partir de regards non-spécialistes. En clair tout pourrait être numérisé et une fois numérisé un travail devient à la portée de n’importe qui. Tout ce qui est complexe serait assumé par la machine et les opérateurs auraient des tâches simples et des ordres précis à suivre.

C’est parce que c’était déjà la conception de leur travail, notamment celle apportée par les réformes pour créer un « Etat social actif », que cette vision peut s’imposer aussi facilement.

L’enjeu est important. Si nous suivons au contraire le point de vue de Fadma Amjahad et Marie Vialars, qui parlent d’un art infirmier, les choses changent. Je précise que cet art n’est pas quelque chose de mystérieux, mais un savoir lié à l’expérience, au regard et aussi aux études et formations. La possibilité de saisir une situation non pas par des multiples « si…alors », mais dans son ensemble. La possibilité aussi de modifier la situation par leur action, par exemple en s’adressant au patient, en permettant de produire un savoir avec lui, en le mettant lui aussi dans une position active.

Bref, toute une série de choses non formalisables, mais compréhensibles à partir de la pratique, qui empêchent une numérisation qui colonise ces pratiques. Cela ouvre la possibilité à une numérisation plus locale, en interaction avec des travailleurs compétents. Non plus rentrer des données de base et obéir aux outputs de la machine. Mais fabriquer des algorithmes pour des tâches précises, pensées pour et avec des travailleurs intelligents, programmés pour traiter non pas des données brutes (c’est-à-dire décontextualisées), mais des informations pertinentes et situées. Cette approche est peut-être moins efficace en termes de DRH, puisqu’elle ne permet pas de remplacer du personnel expérimenté par du personnel sans expérience et moins formé. Mais pourrait s’avérer payante en termes de qualité de soins…

En commençant vos entretiens, vous mettez en garde contre le fait de ne pas être sidéré devant la numérisation. À partir d’un changement a priori assez anodin, les effets incontrôlés se multiplient très rapidement et paraissent déjà nous perdre.

Je crois que la propagation rapide est liée à ce qu’on disait précédemment, il y a un rapport au monde où tout ce qui est jugé efficace est formalisable, qui s’agence très bien avec la numérisation.

La numérisation ne change pas ce monde, mais lui permet de s’étendre de manière exponentielle. On pouvait penser que dans le travail d’une infirmière une très grande partie était une perte de temps, que toute une série de moments non formalisables étaient inutiles. Mais dans la pratique il était plus difficile de les contrôler et même si on voulait les contrôler, ce contrôle restait au niveau du terrain. Les savoirs des infirmières étaient invisibilisés, peu valorisés, voire méprisés, mais en même temps relativement protégés, parce que personne en dehors du corps des infirmières n’avait le temps, la volonté et les outils pratiques pour le contester. L‘informatique change en partie cela. Maintenant le regard est permanent, individuel, accessible partout et à tout moment. Il suffit d’allumer un ordinateur et les données jugées importantes s’affichent, elles peuvent être comparées, etc. Ce qui est formalisable, ce qui est jugé comme faisant véritablement partie du travail, passe le filtre de l’algorithme, est mis en avant par toutes sortes de dispositifs graphiques. Le nombre d’actes réalisés, de patients traités, de procédures encodées… Mais le reste, ce qui était protégé par une certaine invisibilité apparaît aussi de manière flagrante. Si une infirmière prend plus de temps avec un patient, si elle se déplace, si elle n’encode pas immédiatement des données… Tout ceci est visible, affiché comme du temps perdu, comme de l’inefficacité. Il y a à la fois l’outil de contrôle puissant qui permet de rendre visible et l’objectivation à partir du savoir majoritaire qui décide en amont quels gestes font réellement partie du travail.

Lorsque l’on s’intéresse aux effets de la numérisation, on note souvent une perte d’autonomie des individus, en même temps qu’une responsabilisation individuelle accrue. Au cours de cette étude, avezvousaussi croisé l’un de ces phénomènes ?

Oui, c’est quelque chose que j’avais déjà rencontré, mais qui revient ici, comme un peu partout. On l’avait retrouvé par exemple dans le cahier de charges pour la construction de la prison de Haren. Où il était question d’autonomiser les prisonniers… grâce à l’informatique. Cet objectif d’autonomisation est présent dans l’ensemble de l’action sociale de l’Etat belge depuis les années 2000, il est central dans la politique d’Etat social actif. Et plus largement dans la vision des gens en tant que capital humain développée par Theodore Schultz et Gary Becker (tous deux prix Nobel d’économie). Cette référence est peut-être un peu méconnue, on la retrouve néanmoins dans la plupart des institutions internationales, notamment celles qui s’occupent d’éducation et de formation.

Par ailleurs, au-delà de la référence, la conception des gens comme un portefeuille de compétences qu’ils doivent gérer au mieux en vue de s’adapter aux évolutions du marché du travail, est largement passé dans l’inconscient collectif.

En ce sens, autonomie n’est pas entendu comme le fait de développer des rapports singuliers au monde, mais comme un manque de capacités. Il n’est pas question d’autonomie, mais toujours du manque d’autonomie dont on est redevables. On nous signale en permanence qu’on est responsables de ne pas être autonomes. Que nous avons toujours quelque chose qui n’est pas assez flexible, quelque chose qui ne se plie pas tout à fait aux tâches qui nous ont été formellement assignées… et qu’en ceci nous représentons un coût indu, dont nous sommes responsables.

Il y a quelque chose de très curieux avec cette autonomie. Elle est toujours évaluée par d’autres : des DRH, des conseillers ONEM, des coachs, des économistes, des algorithmes… Ou même auto-évaluée, mais étant entendu que dans cette auto-évaluation, il s’agit de se mettre soi-même à la place de l’évaluateur.

Si on partait de l’idée que l’autonomie était d’évaluer soi-même son art, avec des critères des temporalités produites par et pour des gens qui ont une expérience pratique de cet art, on aboutirait à des choses très différentes.

Lire l’intégralité de l’étude ici

1http://ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/art_infirmier_et_numerisation.pdf

2Guillermo Kozlowski est chercheur à CFS asbl depuis 2009. Son travail est notamment centré sur l’écriture d’analyses et études dans une démarche d’éducation populaire : confronter les savoirs théoriques et les savoirs d’expérience, sur un pied d’égalité. Ce travail de recherche est très inspiré par les expériences du cinéma documentaire.