Les Sans-Papiers, quel cinoche

IM’média est une agence française de presse écrite, photographique et audiovisuelle avec pour objet «  la communication sociale dans les quartiers populaires et l’accès des populations issues de l’immigration aux médias1». Créée en 1983 – année historique dans la lutte antiraciste en France avec La Marche pour l’égalité et contre le racisme – IM’média a depuis lors accompagné et documenté les luttes de l’immigration et des banlieues, en réalisant un travail d’enquête de terrain et en s’inscrivant à l’encontre du discours médiatique traditionnel. L’agence a également développé un réseau inter-régional et européen avec le lancement de Migrant Media collective en 1989 (Londres) et de cellules audiovisuelles dans plusieurs associations en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne.

Disposant d’une riche mémoire audiovisuelle de l’immigration et des mouvements sociaux dont on peut découvrir une partie en accès libre sur sa chaîne YouTube, IM’média constitue un acteur incontournable pour connaître cette histoire sociale française. Pour en savoir plus sur IM’média, la revue Vacarme a publié l’entretien : IM’média, l’immigration par elle-même

Pour le Causes Toujours, l’un des fondateurs de IM’média, Mogniss H. Abdallah, retrace en s’appuyant sur des documents audiovisuels, l’histoire des représentations « des sans, mais aussi des immigrés « avec papiers », dans des contextes sociaux, politiques et culturels eux-mêmes en constante mutation ».

Le 18 mars 1996, Mamady Sané voit à la télévision des Africains occuper l’église Saint-Ambroise à Paris pour réclamer leur régularisation. « Alors, aussitôt, j’ai pris le bus, le métro, et je suis là », raconte-t-il dans son livre Sorti de l’ombre, Journal d’un Sans-Papiers (éd. Le Temps des Cerises, novembre 1996 – Pantin). Sénégalais, 43 ans au moment des faits, trois enfants à charge, Mamady Sané est arrivé en France en 1992. Sans-papiers, il a travaillé sur des chantiers et a vendu des cassettes de musique africaine dans les foyers. En voyant des journalistes « avec des yeux de lion affamé » rôder afin de glaner des informations sur le mouvement des sans-papiers – qui atteint son paroxysme avec l’évacuation spectaculaire de l’église Saint-Bernard le 26 août 1996, il se met en tête d’écrire avec ses propres mots un journal de bord de la lutte. Vers la fin de son texte, il raconte son passage dans le studio audiovisuel où se monte La Ballade des Sans-Papiers, co-produit par L’Yeux Ouverts (une association de cinéma documentaire) et IM’média (agence de presse dédiée à l’immigration et aux mouvements sociaux, fondée en 1983). « Je me vois dans le film expliquer comment j’ai commencé à écrire, et comment cela m’avait rendu très heureux ». Dans la foulée, son récit écrit se mêle à ce qu’il voit à l’image, celle-ci agissant alors comme un fixateur de sa propre mémoire. Et d’ajouter : « Ce qui m’a le plus intéressé, c’est de voir et d’entendre ce qui se passait autour de l’église ». Il pense alors aux ‘soutiens’, et à l’impact inattendu que les sans-papiers en mouvement ont eu sur une partie non négligeable de la société française.

La Ballade des Sans-papiers

La Ballade des Sans-papiers, dont il y aura plusieurs versions au gré de l’évolution de ce mouvement, se présente comme une chronique au long cours combinant une couverture journalistique vue de l’intérieur, et une approche documentaire s’attachant à des personnages tels Mamady Sané, qui n’apparait pourtant que de manière plutôt furtive dans deux ou trois brèves séquences, et ce, dans le feu de l’action collective. Il ne s’agit pas tant d’un film d’auteur(s) que d’une oeuvre collective associant, dans un pool ad hoc, des militants, des journalistes, des reporters de télévision, des documentaristes et des cinéastes avec parfois des approches très différentes dans la manière de filmer. Samir Abdallah et Raffaele Ventura ont eu la délicate tâche de donner une cohérence d’ensemble aux images hétéroclites ainsi fournies, en lien avec la Coordination nationale naissante des sans-papiers.

La Ballade des sans-papiers – (1 h 26 min – version juin 1997) Film collectif. Réal : Samir Abdallah & Raffaele Ventura co-production L’yeux ouverts / Agence IM’média

Un regret cependant. Au vu de l’urgence de la situation, entre évacuation des lieux occupés, internement en centre de rétention et expulsion du territoire, une attention insuffisante a été portée sur la formation des sans-papiers eux-mêmes aux outils audiovisuels. Un paradoxe, alors que des médias bienveillants insistent sur la maîtrise des nouveaux outils de communication (téléphones portables, internet) par Madjiguène Cissé et Ababacar Diop, porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard. Mais les liens d’amitié tissés dans la lutte avec les « soutiens » ont instauré une grande confiance, déterminante pour permettre de tourner directement aux côtés des sans-papiers « à chaque fois au bon endroit, dans une position idéale » (cf. Persévérance, in Cahiers du cinéma n° 507, novembre 1996, p. 6). Et par la suite, différents collectifs se sont emparés du film sous forme de cassettes VHS et l’ont diffusé en nombre important à travers la France et à l’international, y compris dans les pays d’origine.

Des moments de visibilité publique inédits

Simultanément, en février 1997, une quinzaine de cinéastes rassemblés autour de Nicolas Philibert co-signent un petit film de trois minutes dans lequel Madjiguène Cissé, en un unique gros plan fixe sur fond neutre, dit : « Nous, sans-papiers de France, avons décidé de sortir de l’ombre. Désormais, en dépit des risques encourus, ce ne sont plus seulement nos visages mais aussi nos noms qui seront connus… Nous demandons notre régularisation. Nous ne sommes pas des clandestins. Nous apparaissons au grand jour. » Au générique de fin figurent les noms de 175 professionnels du cinéma qui soutiennent cet appel, diffusé dans des dizaines de salles de cinéma.

Ces moments de visibilité publique quasi inédits vont-ils pouvoir se pérenniser ? La chaîne franco-allemande Arte se pose la question lors d’une longue soirée « Thema » le 2 décembre 1999 sur Arte, « La Loi et l’ombre – Les sans-papiers en Europe », présentée en plateau par Madjiguène Cissé et José Mbongo Mingi, de la Caravane pour les droits des réfugiés et des immigrés en Allemagne. Un premier documentaire intitulé Sortis de l’ombre accompagné d’un extrait de La Ballade des Sans-Papiers laisse entendre qu’en France, la cause est entendue. Qu’en est-il en Allemagne ? Le documentaire Planeta Alemania, Chronique d’une vie invisible produit par Dogfilm & Companeros (1999 – 38 min.) multiplie les effets de style pour prendre à témoin les téléspectateurs quant à la difficulté de montrer des hommes et des femmes réputés « invisibles ». Pas question de courir le risque d’être reconnu par la police ou dénoncé par un voisin. Alors, comment filmer ? Un bandeau sur les yeux ? Crypter le visage ? « Non, pas ça », dit Maria, une latino-américaine « illégale » selon la terminologie officielle. « Le mot « illégale » est une plaie qui nous colle au corps. C’est nous mettre au rang de criminels. . . C’est une dégradation humaine ». Elle sera dès lors filmée bouche en gros plan, entre deux bandeaux noirs, de dos ou de trois quarts. Si le propos est fort, l’image accrédite l’idée que les sans-papiers en Allemagne sont encore loin d’oser sortir de l’ombre. Petite précision : l’intitulé allemand de l’émission, « Kein Mensch ist illegal » (« Personne n’est illégal ») se réfère à une campagne militante du même nom en faveur des réfugiés et des migrants. Cette campagne, à vocation européenne, est par ailleurs mise en avant sur les nouveaux sites internet comme Pajol, qui relaie avec émotion la mobilisation transfrontalière pour la jeune Semira Adamu, morte le 22 septembre 1998 étouffée par des gendarmes lors de son expulsion par avion de Belgique2 .

La propagande, une forme trop instrumentale ?

Depuis le retour de la gauche de gouvernement au pouvoir en 1997, qui se traduit par davantage de régularisations (mais aussi, en même temps, par davantage d’expulsions), il y a une certaine démobilisation des sans-papiers et un éparpillement des forces. Cela se ressent par ricochet dans la production des films qui leur sont dédiés : nombre de réalisateurs ayant participé à l’élan collectif autour de l’église Saint-Bernard se remettent à faire en solitaire des films plus personnels. Quelques exemples parmi d’autres : Jacques Kebadian réalise D’une Brousse à l’autre ou Hommes des pays loin (1997 – 91 min), documentaire « échappant volontairement à la chronique événementielle »pour s’attacher aux pérégrinations individuelles d’un sans-papier malien, Dodo Wgué; Arlette Girardot et Philippe Baqué suivent des expulsés de Saint-Bernard (Carnet d’expulsions – de Saint-Bernard à Bamako et Kayes, 1997 – 53′ ; L’Eldorado de plastique, 2001 – 52 min).

Localement, des collectifs ne baissent pas pour autant les bras. Ainsi à Lille, le Collectif des Sans-papiers du Nord (CSP 59) multiplie les actions, ponctuées par plusieurs grèves de la faim. Louisette Faréniaux, membre du MRAP et enseignante de cinéma, y milite depuis le début. Elle réalise avec son compagnon Youssef Essiyedali Dessine-moi une carte de séjour, une série de documentaires, dont Quatre portraits de Sans-Papiers (1999 – 58 min). Mehmet Arikan et Nadia Bouferkas de Tribu association filment eux en mars 2000 l’occupation dix jours durant de l’Institut d’Etudes Politiques de Lille par le CSP59. Leur film, Apprentis-Utopistes (2001 – 50 min), donnera à voir les réactions des étudiants censés former la future élite de la nation. « On est en train de vivre un très bon TD » résume, goguenarde, l’une d’entre eux. Ce genre de regard décalé par rapport aux discours politiques préconçus interroge les formes convenues de propagande du cinéma militant, et pose les jalons de l’autonomie du travail des vidéastes de Tribu association, ou encore de l’association Vidéorême (Roubaix). Saïd Bouamama, sociologue et membre dirigeant du CSP59 reconnaît que cette démarche l’a amené à remettre en cause l’instrumentalisation des « petites mains » de l’audiovisuel pour disposer d’images des luttes aux seules fins de propagande. Il dit désormais respecter et favoriser davantage l’autonomie des créateurs qui expriment aussi bien, voire parfois mieux, des aspirations communes (in Leïla, Benoît, Saïd et les autres, reportage de Mogniss H. Abdallah et Julien Teruel, Avril 2003 – 36 min).

Entretemps, pour ne pas laisser à l’abandon les nombreuses images encore jamais utilisées des grèves de la faim à Lille entre 2001 et 2004, l’agence IM’média tentera entre 2004 et 2006 une expérimentation avec Tribu Association, Vidéorême et le CSP 59 : sur la base des mêmes rushes, deux montages différents vont être réalisés sans concertation préalable : Bout de papier (avril 2005 – 22 min), par Mehmet Arikan et Nadia Bouferkas, Sans-papiers à Lille, d’une grève à l’autre(avril 2005 – 28 min), par l’agence IM’média. Les membres du CSP 59 sont ensuite conviés à une réflexion commune sur les différentes narrations possibles. Mais le monde de l’audiovisuel et les contraintes en matière d’écriture documentaire leur restent encore quelque peu hermétiques.

Sans-papiers initiés à la caméra

Ici et là, des sans-papiers commencent pourtant à s’emparer de caméscopes personnels pour filmer des instantanés de leur vécu, sans arrière-pensées. Il leur arrive aussi de filmer, à l’improviste, pour témoigner de situations qui les marquent. En août 2006, Mory Coulibaly, réfugié politique ivoirien et délégué auprès des familles sans-papiers ou mal-logées qui occupent l’ex-résidence universitaire de Cachan dans la banlieue sud de Paris, tourne avec sa DVCam l’évacuation du bâtiment par la police. Il aimerait envoyer ses images comme une lettre-vidéo à sa famille restée au pays, voire les diffuser en Afrique. Après sa rencontre avec la réalisatrice Anne-Laure de Franssu et un passage aux ateliers Varan à Paris, il accomplit son rêve avec la sortie de son film Regardez chers parents (2009 – 50 min), suivie d’une tournée au Mali.

Dans la même période, plusieurs ateliers d’initiation à la vidéo s’ouvrent aux sans-papiers. A Belleville (Paris 20ème), l’association Canal Marches, constituée en 1997 pour promouvoir l’expression des « sans-voix », en accueille plusieurs dizaines dans le cadre de son opération Paroles et Mémoires des Quartiers populaires, aboutissant en 2008 – 2009 à des films d’atelier comme Michelet, Bondy (19mn), encadré par Patrice Spadoni – une chronique de la lutte des résidents d’une clinique désaffectée de Bondy (93) pour le droit au logement et aux papiers, ou On est pas des chiens (13 min), réalisé avec Christophe Cordier, sur la colère des résidents d’un foyer du 13e arrondissement de Paris contrôlé sans ménagement par les forces de l’ordre.

On Bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !

Les sans-papiers n’apparaissent plus comme des bêtes à part uniquement traquées comme telles : ce sont aussi des mal-logés, des lycéen-nes, des parents d’élèves, des chômeurs, des travailleurs et des travailleuses précaires. A ce titre, ils participent aux mouvements sociaux français, s’inscrivent dans les syndicats, les associations. Juste retour des choses, ces derniers intègrent dans leurs préoccupations, la dimension administrative spécifique de la situation des sans-papiers. Le monde enseignant se mobilise ainsi à travers le Réseau Éducation Sans-Frontière (RESF) pour la défense de leurs élèves ou de leurs parents menacés d’expulsion, et des syndicats (dont la CGT, Solidaires et la CNT) s’engagent dans plusieurs vagues de grève de travailleurs sans-papiers.

Le Collectif des cinéastes se reconstitue : en 2007, il réalise et diffuse Laissez-les grandir ici! dans le sillage de RESF; en février 2010, ils sont 350 (parmi eux, Chantal Akerman, Robin Campillo, Laurent Cantet, Costa Gavras, Claire Denis, Sylvain George, Nicolas Klotz, Jean-Henri Roger, Abderrahmane Sissako) à co-signer On Bosse ici ! On vit ici ! On reste ici !, un nouveau clip de campagne tourné dans l’urgence sur une vingtaine de piquets de grève. En septembre 2014, le Collectif rend public un nouveau film-manifeste Les 18 du 57, Bd de Strasbourg, déclare prendre sous sa protection les grévistes du salon de coiffure-manicure sis à cette adresse réclamant un contrat de travail, et lance aux pouvoirs publics un appel à leur régularisation immédiate.

La mine grave des dix-huit grévistes déclamant tour à tour un texte commun contraste avec la joie débordante et l’humour espiègle des femmes de ménage en lutte contre leurs conditions de travail dans des grands groupes hôteliers, sujet de plusieurs films documentaires plus longs, dont Remue-ménage dans la sous-traitance (Réal : Ivora Cusack, 2010 – 70 min) et On a grèvé (Réal : Denis Gheerbrant, 2013 – 70 min). Et l’irrégularité du séjour ? « Tu ramènes les papiers de ta grand-mère, ils vont t’embaucher ! » rigolent-elles. Une boutade qui résume à elle seule un phénomène de prête-nom de plus en plus répandu, permettant d’obtenir un contrat de travail en bonne et due forme, et un sas vers la régularisation…

« Les Chronos font leur cinéma ! » sur le piquet de grève

La généralisation progressive des smartphones et des nouvelles possibilités de filmer et de diffuser sur les ‘réseaux sociaux’ sans intermédiaires professionnels, va amener de plus en plus de sans-papiers et leurs « soutiens » à produire eux-mêmes leurs propres images. Pour le meilleur et pour le pire. En effet, sous l’influence des chaînes d’info en continu et leur flot ininterrompu d’images in situ quasiment sans montage, et pris par l’usage compulsif des ‘réseaux sociaux’, ils sont de plus en plus nombreux à poster des instantanés de situations filmées au petit bonheur la chance avec leur portable, au risque de la saturation.

Parmi les pourvoyeurs de ces images, certains ont conscience de leurs limites, et envisagent de les reprendre en les contextualisant, remontage à l’appui. Demandeurs de collaborations en ce sens avec des professionnels, ils se forment en attendant sur le tas, publient vidéo-tracts ou autres mini-reportages événementiels sur Facebook ou YouTube, et organisent des projections publiques en soutien aux luttes en cours, comme celle des dizaines de sous-traitants de Chronopost en grève depuis juin 2019 pour leur régularisation et de meilleures conditions de travail. A leurs côtés, le Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry-sur-Seine (CTSPVitry 94) contribue à des projections-débats sur le piquet de grève installé devant le siège de cette filiale de la Poste à Alfortville en banlieue parisienne, avec La Ballade des Sans-papiers en août et deux nouveaux films en septembre : Un pas en avant, par un sans-papier (anonyme), et L’Occupation de la DIRECTTE, réalisé par le CTSPV 94.

Lier ainsi des documents audiovisuels d’hier et d’aujourd’hui permet de s’inscrire dans un continuum historique, et de mieux percevoir les transformations du mode de représentation des sans, mais aussi des immigrés « avec papiers », dans des contextes sociaux, politiques et culturels eux-mêmes en constante mutation. D’où l’importance d’œuvrer en vue de constituer une filmographie exhaustive et d’exhumer d’autres documents permettant d’approfondir davantage encore les connaissances sur cette histoire, comme La grève des ouvriers de Margoline, du cinéaste Jean-Pierre Thorn (1973 – 40 min), un film sur une des toutes premières grèves de travailleurs immigrés sans-papiers à Nanterre-Gennevilliers, ou encore French connection – une nouvelle forme d’esclavage moderne, réalisé par le grand reporter Michel Honorin, dont la diffusion sur FR3 le 8 février 1980 a donné le top départ pour une grève d’ouvriers turcs, yougoslaves ou mauriciens des ateliers clandestins de confection du Sentier à Paris. Ces luttes se sont conclues par des victoires substantielles et, surtout, ont rendu palpable l’idée que « la régularisation, c’est possible ». De quoi insuffler de l’espoir pour celles d’aujourd’hui et de demain.

Mogniss H. Abdallah

Journaliste et réalisateur
Responsable de l’agence IM’média

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Contact : agence.immedia@free.fr

1https://www.agence-immedia.orgv

2https://www.bok.net/pajol/international/belgique/semira/semira.html