Reprendre contact avec les espaces publics

Quel dialogue est-il encore possible entre associations culturelles, “publics” et “espaces publics”? Comment ce dialogue s’est transformé ou modifié au fil du temps, du temps pandémique et du basculement vers une digitalisation croissante des espaces d’interaction ?

Ce sont les questions que nous avons posées à Magali Mineur, Co-Directrice du Théâtre de la Parole1, et Francesco Moraca fondateur et metteur en scène de Medeber Teatro2.

L’espace public est ce lieu de convergence d’interactions sociales où se construisent le sentiment d’appartenance, le sens de communauté, mais aussi le sens de participation démocratique. Comment l’action associative et culturelle rentre-t-elle en dialogue avec cet espace?

Nous avons traversé deux ans de pandémie, de menace de virus, nous avons intégré l’injonction à rester chez soi autant que possible, l’habitude à se protéger, l’accoutumance à se méfier, à ne pas se mélanger … et au passage à toujours bien se laver les mains. Quelle traces cette période a-t-elle laissé sur les espaces publics et notre capacité à les penser, les regarder, les habiter ? À faire société démocratiquement ensemble dans ces espaces du dehors, du “commun” ?

Comment la frontière toujours plus perméable entre espace physique et espace numérique a-t-elle modifié l’action associative et culturelle?

Somme toute, nous nous étions habitués à réinventer l’espace privé, travailler et se réunir de chez soi, le plus souvent par vidéoconférence, ou en petit groupe, masqué ou pas … Aujourd’hui, le relâchement de ces mesures, aussi temporaire et incertain soit-il, que provoque-t-il dans notre capacité à faire association?

Pour Magali Mineur, il est crucial d’investir l’espace public avec des créations collectives, car le conteur est celui qui transmet la mémoire populaire orale qui nous concerne tous, la dimension collective est donc inhérente au conte.

Le Théâtre de la Parole a voulu mener une réflexion pour questionner la capacité à “désobéir” à travers la création artistique, pour puiser dans la puissance de l’imaginaire et préserver ainsi le “soi public et l’intimité politique”.

Nous voulons continuer à nourrir un dialogue perpétuel entre espace intime et espace public, entre ce qui fait “soi” et ce qui fait commun, ce qui fait “nous”. D’où l’organisation des journées “à contre-courant”, un festival de trois jours qui a lieu au mois de janvier, qui pose la question de comment les associations aujourd’hui peuvent-elles encore désobéir.

Le rapport à la prise de parole dans l’espace public était central dans notre réflexion. Par exemple nous avons invité les participants à penser une affiche-gravure, pour condenser une envie de “dire”, d’afficher un point de vue personnel. Nous avons ainsi travaillé sur ce qui était permis ou interdit. Devoir concentrer l’idée dans une phrase demande une énergie particulière, ça nous invite à réfléchir autrement de soi-à-soi, et à transférer ensuite, dans un deuxième temps, le reflet de soi dans une mise en commun.”

L’espace public est souvent entendu comme synonyme d’espace libre, d’espace ouvert à tous. Magali Mineur explique à ce propos que le travail s’est surtout concentré sur cette notion de liberté, de place à prendre, dans une réalité cloisonnée et assignée à des fonctions spécifiques, un travail de réflexion sur la place de l’espace vide : quel espace vide reste-t-il encore à prendre?

Dans un monde dans lequel l’espace privé grignote de plus en plus l’espace public, l’art du conteur vient interroger précisément cela: la question des limites, de comment délimiter l’espace de ce qui fait commun, en partant d’une nécessité qui est celle de la transmission de la mémoire orale, des récits populaires.”

Déjà dans le passé, le Théâtre de la Parole avait interrogé ce rapport à l’espace et à la ville avec le projet “Écoute, la ville parle”, collectage sonore, visuel et scénique au départ d’un questionnement sur l’accès aux lieux culturels à Bruxelles, un questionnement qui se prolonge en janvier 2022 dans l’invitation adressée à Medeber Teatro à se joindre aux journées “à contre-courant”.

Francesco Moraca, explique le fondement du travail qu’il mène avec Serenella Martufi, au sein de Medeber Teatro :

Pour penser le travail dans l’espace public, en tant qu’espace ouvert à tous, nous nous appuyons sur l’instrument qui est le nôtre : le théâtre. Au sens strict et étymologique, le lieu de la vision qui s’ouvre aux yeux de celui qui regarde, qui perçoit ainsi les éléments et les nécessités profondes de la vie.

C’est ce rapport au “bios”, au vivant dans sa qualité plus élevée, qui dépasse la matérialité, que Medeber Teatro interroge l’espace public et la relation à ses lieux de chaque individu.”

Que se passait-il lors de l’atelier que vous aviez proposé “Regard et Voix / Sguardo et Voce” au sein du Festival “à contre-courant” ?

On demandait à chaque participant de choisir deux images de sa ville, ville au sens large, cela pouvait se référer à la ville natale, la ville de résidence, ou encore même une ville imaginaire … l’image pouvait être une photo, un dessin ou des textes.

Tout peut faire image. L’essentiel était de proposer un “voyage” pour chaque participant, et pour l’ensemble du groupe, avec un départ et une destination, mais également des étapes intermédiaires. Se dessinait ainsi une véritable cartographie imaginaire, de lieux, d’expériences, de récits qui s’entrecroisent. La particularité était de proposer un parcours qui commençait toujours par la même phrase “Je vois”. Ainsi chacun réalisait son propre parcours d’investigation en affirmant ce “Je” intime et public à la fois. Un voyage personnel dans les lieux de la mémoire, un voyage intemporel avec une spatialité ouverte. L’idée sous-jacente étant celle d’amener ce voyage dans des lieux qui ne sont pas les lieux du théâtre conventionnel, et donc dans un espace public ouvert à tous.”

Magali Mineur et Francesco Moraca en conviennent : pouvoir mener la recherche corporelle, théâtrale, poïétique dans un espace du dehors, travailler dans les places, les rues, les galeries en invitant les citoyens à mettre à disposition les lieux de leur quotidien pour y accueillir un artiste et sa propre recherche performative, est un moyen de garder le dialogue ouvert au sein d’une communauté, processus participatif, et profondément ancré dans le vivre ensemble démocratique.

Mettre en relation la recherche artistique avec des espaces qui ne sont pas assignés à l’art, ouvre sur un espace du possible tant pour la recherche artistique qui se laisse modifier par le milieu et sa toile de relations, que pour l’espace physique en question, qui sera à son tour modifié par cette présence agissante et le regard qu’on porte sur elle.

Cela permet de questionner l’assignation des espaces publics à une fonction spécifique, car si l’assignation permet d’une part, une identification avec un rôle, une fonction, elle cloisonne d’autre part l’espace, l’enferme, le limite à un certain type d’usage et d’usager.

Nous pensons à Donald Winnicott pour sa réflexion critique sur l’assignation des espaces : psychologue de l’enfance, qui pense les aires de jeu comme lieux d’expression de “l’espace potentiel”, lorsqu’elles ne sont pas assignées à une fonction spécifique (développer telle ou telle autre compétence chez l’enfant). Ainsi le jeu (l’aire de jeu) devient un espace de transition entre le “moi” et l’extérieur, par lequel l’enfant se construit et prend petit à petit possession de ce monde qui l’entoure, soit en le modifiant physiquement, soit en l’enveloppant d’une couche d’imaginaire3.

Dans nos laboratoires, dit Francesco Moraca, nous partons effectivement de ce travail autour d’une liberté d’imagination et de vision, pour tout participant et observateur.

C’est pour nous la modalité de fonctionnement par excellence qui nous permet de garder un “niveau vital” au sein du rituel théâtral, un rituel qui ne soit pas enfermé dans l’image conventionnelle du théâtre avec un texte à réciter par cœur: nos textes sont, la plupart du temps, des images, des lieux, ni plus ni moins que des paysages au sein desquels nous invitons les participants à réaliser leur parcours individuel et collectif, plusieurs personnes en même temps dans un même paysage qui s’offrent aux yeux du spectateur dans une sorte de tableau vivant. Ce travail, à l’instar du jeu de l’enfant et de l’espace potentiel dont parle Winnicott, n’a pas une intelligibilité immédiate, n’a pas non plus pour ainsi dire une assignation immédiate, mais c’est une invitation à compléter le paysage à travers l’imagination, à ouvrir le possible, à dépasser le potentiel de son usage au sens strict.”

La dimension politique d’un travail artistique en dialogue avec l’espace public

L’esprit critique fait toujours partie de la recherche artistique, de manière physiologique, continue Francesco Moraca. Dans la relation avec un lieu, en ce compris l’espace public, l’important est d’ouvrir des questions, non seulement pour l’artiste mais pour tout observateur.

Les lieux sont comme les personnes, ils sont changeants, ils se modifient dans l’espace et le temps, et par conséquent ce qui est fondamental est l’acte de questionner, de garder toujours ouverts les questionnements par rapport à soi-même dans l’espace et le temps.

Cette tension à chercher des réponses nous tient et nous meut. Nous n’aurons probablement jamais toutes les réponses à toutes les questions, mais ce qui compte est le bout de chemin parcouru.

C’est un peu comme l’utopie, ce quelque chose vers lequel nous tendons, que nous essayons d’atteindre … Le but de l’utopie est de nous faire cheminer dans le temps et dans l’espace, à travers l’expérience intellectuelle, émotionnelle, corporelle … en un seul mot à travers la vie.

Nous réalisons nos projets en dialogue avec toutes les réalités qui composent un territoire, indépendamment de l’âge, de l’assignation de genre, origine, tissu social et économique. Le projet URBE en est un exemple, il s’agit d’une collaboration avec plusieurs ASBL actives dans un processus d’inclusion des personnes venant de tous horizons, plus récemment avec un focus sur une population issue d’un parcours migratoire.

Avec URBE, nous proposons une prise de contact avec la ville, les quartiers, à travers la photographie et la chorégraphie, une écriture donc avec la vision et avec le corps.

Cette ouverture à la fois à l’espace, à ce qui se présente et compose le paysage d’un lieu, ainsi que la place donnée aux corps dans l’espace, suppose une réflexion politique en toile de fond.

Faire une place au corps dans l’espace (public et privé) demande du temps. Ce temps de latence, de recherche, contraste avec la vitesse que la société nous impose. Aujourd’hui, l’économie et la technologie sont un peu le moteur, la cabine de pilotage de notre société, de nos polis.

Je crois que c’est bien ceci le défi de la politique aujourd’hui, c’est reconnecter avec ces temps d’observation et cette proximité avec la nature, et le territoire.

En ce sens, nous sommes une “poche de résistance », pour nous le meilleur des mondes possible est réalisable uniquement si on prend le temps, si on met en dialogue nos visions respectives, et si celles-ci se mettent en mouvement à partir de nos sens et désirs.”

Les expériences du Théâtre de la Parole et de Medeber Teatro nous invitent à reprendre le dialogue avec soi-même et les autres, sans oublier les corps, leur place dans l’espace, et ce que ces géométries peuvent raconter de nous en tant que société, en tant que groupe ou communauté.

Le besoin de se rencontrer, en présence, en silence, en cherchant les fissures vides des espaces, l’envie d’inventer des nouvelles significations, le désir de se laisser surprendre par la beauté cachée, l’expérimentation d’un réel qui se raconte et se renouvelle dans la superposition des corps et des lieux, en recherche de poésie, de vibrations, de rythme, de liberté … tout cela nous aura conquis, et aura mis temporairement dans l’ombre l’effervescence croissante de l’activisme (et de l’artivisme) en ligne. Nous aurons oublié d’évoquer l’espace public numérique, véritable nouveau canal de participation et de mobilisation, comme en témoignent les mouvements “Me Too” et “Black Lives Matters”, pour n’en citer que deux.

Oubli ou omission?

Une histoire à suivre …

Eleonora Sambasile, Coordinatrice pédagogique au Gsara

1 Le Théâtre de la Parole est une ASBL d’éducation permanente dont l’objectif fondateur est la transmission des arts de la parole et de la mémoire orale invitant à une plus grande conscience citoyenne et au renforcement du lien social.

2 Medeber Teatro est un projet de recherche performative, pédagogique et théorique sur le théâtre et la poésie.

3 CEMEA, l’éducation nouvelle en mouvement, Espaces à penser, (2014), pp. 16-24