Reprendre sa vie numérique en main, avec Nubo

Télétravail, commerce en ligne, e-banking, réseaux sociaux : on le sait, aujourd’hui, de larges pans de notre vie se déroulent sur internet. La plupart du temps, ces services en ligne sont considérés comme « pratiques » et bien souvent, ils rendent notre vie plus facile et confortable. Pourtant, la question de la place grandissante de la sphère numérique dans nos vies et les modèles (économiques, psychosociaux) qui la sous-tendent semble insister elle aussi. Que ce soit la récente enquête de Médor sur l’envergure de la surveillance ou les nombreux ouvrages dédiés à la « déconnection », il est clair que l’impensé numérique est en train de bouillonner à la surface de nos consciences : mais quel est donc ce territoire et comment faire – pour employer une expression Latourienne – pour y atterrir sur nos propres termes ?

Pour un numérique local et humain

Il y a trois ans environ, le jour de la protection des données, une petite coopérative belge faisait acte de naissance chez la notaire : il s’agit de Nubo, une coopérative dont la finalité sociale est de favoriser la confiance et l’émancipation numérique en fournissant des services libres et éthiques au grand public. Face au monopole des GAFAM et des dérives associées à leur place grandissante dans la société, des acteurs du numérique libre et indépendant se sont associés pour combler un manque dans l’offre numérique aux particuliers. Il s’agit tout simplement de fournir du mail et du cloud, autrement dit, des services numériques utilisés au quotidien, dans le respect de la vie privée, sans publicité, sans pistage, bref, sans exploiter les données des utilisateurs-trices. Tout cela pour le prix d’un café : les premiers abonnements sont à présent disponibles à partir de 2,5€ par mois. Loin des soit-disantes révolutions des start-up de Silicon Valley, cette coopérative belge entend renouer avec une formule (certes modeste, ou devrions-nous dire « honnête ») qui a fait ses preuves : moyenner un service contre rémunération, le tout dans une coopérative locale dont la structure assure une transparence et une gestion démocratique. C’est pourtant un très grand pas de côté par rapport au modèle dominant du service gratuit. Ces services, que la très grande majorité d’entre nous utilisent, centralisent de gigantesques quantités de données personnelles dont elles peuvent tirer profit. Des publicités ciblées à la revente aux courtiers de données, les produits au cœur de leur business ne sont pas les services qu’elles fournissent, mais les données qu’elles collectent. Ces tractations se déroulent par ailleurs en coulisses, sans que l’utilisateur-trice n’en ait vraiment conscience et bien souvent sans son consentement explicite. Elles se font en dehors de tout contrôle public, sans préoccupations de leurs effets sur la société.

Tout est connecté

Notre consommation numérique est longtemps restée opaque, voire occulte. Il y a quelque chose de l’ordre de l’envoûtement dans la manière dont il a réussi à séduire le monde entier par la promesse de produits et services gratuits, stylisées et personnalisables. La dématérialisation promise était dans l’air du temps ; il fallait se désencombrer du poids de la modernité et du progrès, et le numérique offrait soudain une voie lisse et rationnelle. Il permettait d’économiser du papier, de démocratiser la production de sens et proposait un lifestyle cool emancipé du corporatisme poussiéreux du 20ème siècle. Avec lui, on allait enfin glisser dans un nouveau millénaire. Quinze années plus tard : l’essor du commerce en ligne engendre une pénurie de papier et la prise d’assaut constante de nos sens par des flux informatiques nous précipite, collectivement, plus que jamais au bord du burn-out. D’où cette soudaine remise en question : qu’avons-nous confié si aveuglément au numérique pendant tout ce temps ? Et si le numérique soudain manifeste ses limites (et surtout les nôtres!) qu’est-ce que c’est au juste ?

Eh bien, il va sans dire que la dématérialisation d’internet n’était qu’apparente. Le numérique, c’est un territoire bien réel ! Internet, c’est tout d’abord une infrastructure matérielle, avec des câbles, de la fibre optique, des datacenters, des serveurs. C’est toute cette infrastructure qui permet à nos données de circuler. Nos données, c’est-à-dire toutes les informations générées par nos activités en ligne, que ce soit le cadeau d’anniversaire commandé en ligne pour notre petite sœur ou le blockbuster qu’on a regardé dans un petit moment d’indulgence sur Netflix, mais aussi nos factures de téléphone, nos réunions entre collègues, bref, toutes les opérations du quotidien qu’on a peu à peu confiées à ce monde « virtuel ».

Si au départ on a pu se réjouir des connections inédites avec d’autres sur des sub-reddits de niche, du pouvoir de l’information décentralisée au sein de révolutions (bien réelles cette fois-ci) ou encore, de l’accès soudain à la production de sens pour des minorités jusqu’ici écartées des circuits médiatiques, Internet, c’est aussi devenu petit à petit un modèle économique bien particulier (ou plutôt, la combinaison de deux modèles complémentaires) : le capitalisme de surveillance et l’économie de l’attention. Le premier repose sur l’analyse massive et constante de nos comportements en ligne pour générer du profit ; le second vise à maintenir des architectures de l’information telles que dans la surabondance produite par la nature expansive du numérique, notre attention (ou notre « temps de cerveau disponible ») soit constamment capturée et mise à profit. Vous vous sentez un peu fatigué-e ? Vous avez du mal à vous concentrer, à lire même quelques page d’un bouquin alors que vous êtes passionné-e de littérature ? Il vous arrive de saisir votre téléphone pour fixer l’écran de démarrage, sans savoir pourquoi ? C’est normal : tout a été fait pour que les outils qu’on utilise et les plateformes qu’on visite absorbent notre attention en permanence.

En 2020, le chiffre d’affaires de Google était de 182,53 milliards de dollars. Un chiffre qui a doublé en seulement quatre ans, un chiffre d’une rare exponentialité. Comment est-ce possible alors que les services de Google sont « gratuits » ? Quelque chose de gratuit, au fond, c’est quelque chose qu’on prend pour acquis. Paradoxalement, les choses gratuites sont aussi celles « qui n’ont pas de prix », pour citer un slogan corporate pas si poussiéreux que ça. En l’occurrence, il ne s’agit pas moins de notre attention et de notre libre arbitre.

Tout comme les industries (agro-alimentaires, pétrolières, automobiles) ont pris pour acquis les ressources naturelles de la planète comme étant toujours « données », le numérique d’aujourd’hui s’est emparé de nous pour générer des « données » et des profits. Tout est connecté : si l’on commence à intégrer que l’être humain fait partie de la nature, il en va de même pour le numérique. Loin d’en être exempts, le big data, c’est nous. Nous sommes devenus la matière première dont les richesses sont minées au profit des plus grosses entreprises de la planète. Sauf que dans leur modèle, nous n’en contrôlons ni l’usage ni n’en récoltons les bénéfices.

Atterrir dans un numérique de confiance

Répétons-le : un autre modèle est possible. Il ne s’agit pas d’une utopie, mais d’une proposition concrète et accessible. Nous sommes nombreux-euses à nous être désolidarisé-e-s de pratiques destructives en privilégiant des sources d’informations indépendantes, une mobilité douce ou une alimentation respectueuse de la terre et des producteurs-trices. La proposition de Nubo va dans le même sens. Il s’agit bel et bien de prendre soin d’un espace de notre vie dont nous ne saurions plus nous passer, en lui donnant l’attention qu’il mérite plutôt que de le laisser s’emparer de nous. Est-ce que ça veut dire qu’un produit comme Nubo c’est un peu le bio du net ? Disons qu’il est même un petit peu plus que ça. Nubo, c’est plutôt un petit producteur dont les produits sont un peu difformes mais d’autant plus savoureux ; c’est la possibilité de venir sur le terrain cueillir ses propres tomates, de rencontrer les personnes qui les ont fait pousser, de humer la terre. C’est la satisfaction de soutenir un réseau de producteurs motivés par le respect de la nature et de l’avenir1. Alors comment est-ce que ça se traduit dans la sphère numérique ?

Au départ, il y a le choix de la structure coopérative, encore très peu usitée dans la sphère digitale. Et puisqu’il s’agit de nous et de nos données, c’est une coopérative d’utilisateurs-trices. Ces dernier-e-s peuvent donc être co-propriétaires de l’entreprise et décider de son évolution en participant à la vie coopérative et en votant à l’AG. Ainsi, les membres ont été invité-e-s à réécrire les conditions générales d’utilisation des services, ce texte souvent légaliste et illisible qui régit nos interactions avec des services en ligne, afin de s’en réapproprier la matière et en décider les termes collectivement.

Ce type de démarche s’inscrit dans la volonté d’agir à l’échelle locale, surtout pour des services longtemps dématérialisés et globalisés. Lorsqu’on prend un abonnement chez Nubo, nos données sont enregistrées sur un serveur reconditionné à Zaventem pour ne plus en bouger (jusqu’à ce qu’on en décide autrement) ! À l’inverse, chez Microsoft ou Google, ces données sont revendues autour du monde pour influencer nos comportements économiques mais aussi nos choix politiques et nos habitudes sociales. Leurs datacenters immenses constamment alimentés en énergie pour un maximum de redondance (afin d’assurer un service absolument infaillible) ont un impact incommensurable sur la planète2. Chez Nubo, il y a donc une volonté d’ofrrir un même type de service dans un circuit beaucoup plus court et décentralisé. Nubo s’adresse à tous les particuliers en Belgique, mais on pourrait très bien imaginer ce même service à l’échelle d’une ville, d’un quartier ou même d’un immeuble (certain-e-s se rappelleront de cette époque, pas si lointaine, où les universités et les institutions publiques maintenaient leurs propres serveurs).

Les services de Nubo reposent sur des logiciels libres, des formats ouverts et des protocoles standards. La coopérative encourage leur utilisation et défend leurs avantages par rapport aux objectifs d’indépendance, d’émancipation numérique et de solidarité. À l’image de la structure coopérative, les logiciels libres assurent une transparence technique et une démarche collaborative. En documentant les processus techniques, Nubo permet à d’autres initiatives similaires de proliférer, notamment dans un format accessible et facile d’utilisation. En effet, si on reproche souvent aux logiciels libres d’être peu accessibles aux non-initiés, la volonté de Nubo a été de fournir une formule simple dans une interface intuitive. C’est aussi ce qui est rendu possible par le choix d’une structure coopérative à finalité sociale, qui repose sur la rentabilité et l’emploi justement rémunéré, sans pour autant poursuivre la simple lucrativité.

Enfin, la proposition de Nubo est aussi celle d’un réseau d’entraide qui favorise les rencontres autour de ces enjeux et la création de communautés soucieuses de s’en emparer.

Emma Kraak, chargée de communication Nubo et militante libriste

Vers les 2000 abonné-e-s !

Nubo a lancé ses services au mois de février, et le projet compte aujourd’hui 660 coopérateurs-trices et 333 abonné-e-s. En créant un compte, il est possible de prendre des parts mais surtout de reprendre le contrôle de sa vie numérique en migrant ses données vers une adresse mail et un cloud éthiques. Ainsi, en prenant un abonnement, on peut avoir une adresse mail @nubo.coop ou créer son propre nom de domaine personnalisé. Le cloud, quant à lui, permet de stocker les données qu’on utilise souvent ou qu’on aime partager, comme des photos, des vidéos, mais aussi des documents pour collaborer à distance. Il permet aussi de synchroniser des agendas, des contacts, de faire des sondages, des listes de tâches…

Le projet attend les 2000 abonné-e-s pour assurer sa viabilité économique et une structure collective durable. Autrement dit : il n’attend plus que vous !

1En Belgique, on peut penser au réseau des GASAP : https://gasap.be/

2Diverses études, dont celles du Shift Project montrent que les émissions du secteur numérique ont doublé, entre 2010 et 2020. Elles sont plus importantes que celles de l’aviation civile, aujourd’hui pointée du doigt. Source.