Se défendre. Une philosophie de la violence – Entretien avec Elsa Dorlin

Rencontre avec la philosophe Elsa Dorlin à partir de son livre Se défendre : une philosophie de la violence (La Découverte, 2017) et dans le cadre de la conférence organisée par le CFS, en partenariat avec Le Monde selon les Femmes, la SCAM et la SACD, qui avait eue lieu le 13 juin 2018. 

Votre livre, Se défendre. Une philosophie de la violence, propose une réhabilitation de l’auto-défense et surtout de celle des dominés à qui on interdit de défendre leur existence. Vous vous penchez sur plusieurs de ces groupes dans l’histoire. Votre propos est aussi très contemporain. Est-ce qu’il était important pour vous de parler de cela aujourd’hui ? Vivons-nous une époque dans laquelle il devient primordial de se défendre notamment face à la violence d’État qui s’incarne dans une violence policière généralisée ?

Il est difficile de dire s’il est plus nécessaire aujourd’hui de se défendre qu’auparavant. Dans l’histoire moderne, la question de la nécessité de l’auto-défense s’est posée pour des groupes et des mouvements sociaux de façon vitale. Probablement qu’actuellement, cette question de l’auto-défense se pose parce qu’il semble nécessaire, selon moi, de soulever à nouveaux frais la question de l’usage de la violence dans les mobilisations sociales et les luttes. En effet, nous constatons une forme de radicalisation inédite des modalités de répression de ces mouvements. Les mouvements sociaux ont toujours subi des répressions mais l’ampleur des mobilisations qui les subissent et l’intensité de cette répression semblent aujourd’hui décuplée. Se pose à présent la question de devoir se défendre pour ne pas perdre un œil ou une main lors d’une manifestation ou d’être tué lors d’une interpellation policière. Néanmoins, le livre prend à dessein cette distance avec l’actualité. Le seul point qui rend le livre tendu vers le présent est le meurtre de Trayvon Martin aux États-Unis qui a été pour moi un événement. Évidemment, il ne s’agissait pas du premier jeune africain-américain tué par la police ou par des citoyens vigilants. Par contre, le cas de Trayvon Martin est pour moi représentatif de la politique d’un État raciste et qui nous interpelle aussi sur les territoires impériaux de cette Europe anciennement coloniale. On a souvent eu tendance à dire que cela concernait uniquement les États-Unis et pas nos polices démocratiques et nos territoires. Au contraire, on voit depuis quelques années la façon dont les régimes qui se prétendent être des États de droit ou des démocraties libérales sont plongés dans un type de gouvernement qui relève véritablement de l’État sécuritaire exposant au risque de mort des populations entières et aussi des populations mobilisées précisément pour contester cette dérive.

Vous écrivez qu’il s’agit de l’autodéfense politique. Pourquoi est-il important d’insister sur l’aspect politique ? Est-ce par réaction à l’autodéfense prônée notamment par des groupes de citoyens armés ?

La distinction que je fais concerne l’autodéfense et la légitime défense. Pour moi, il y a les citoyens vigilants ou les milices citoyennes qui prétendent défendre les frontières aux États-Unis sur la zone frontalière avec le Mexique. Ou encore ceux qui, en France, tentent d’arrêter les migrants et les exilés dans les Alpes ou même l’ensemble des citoyens lambda qui mettent des panneaux « voisins vigilants » dans leur village pour observer les potentiels délits et alerter la police. L’idée est de suppléer l’État précisément parce que celui-ci encourage les citoyens à le remplacer dans un rôle de surveillance et de contrôle. Cela relève du droit à la légitime défense qui, historiquement, a toujours été un droit octroyé à ceux qui étaient déjà reconnus comme dignes de se défendre. Il s’agissait de ceux reconnus comme des citoyens à part entière et qui correspondaient historiquement et socialement à une classe en position de privilège, majoritairement blanche, masculine et bourgeoise. Cette classe sociale intervenait dans la défense de la personne et de la propriété privée. Des appels à l’auto-défense du côté de l’histoire et des milices citoyennes ou des milices fascistes s’est produite dans la continuité de cette histoire du droit à la légitime défense. Un certain nombre de membres de la classe politique en Europe utilise et déploie des moyens d’une violence crasse au nom de l’État de droit pour défendre la nation, les frontières, l’Europe, les valeurs, la laïcité, etc. Ce type de gouvernement défensif a précisément poussé à l’auto-défense des individus et des groupes qui eux sont historiquement reconnus comme illégitimes à se défendre et qui ont été non défendus et exposés à des risques de mort. Il s’agit de celles et ceux désarmés, exposés à des blessures, à des exécutions sommaires et non-légitimes à obtenir une justice digne de ce nom. C’est la distinction que je fais entre légitime défense et auto-défense. Pour moi, l’auto-défense est une tactique politique de toute nécessité parce que la vie des personnes qui recourent à l’auto-défense est immédiatement menacée par un système. Cette auto-défense peut être considérée comme politique parce que ce n’est pas seulement la question de la défense physique dans l’immédiateté d’un lynchage, d’une exaction policière ou d’une agression, d’un viol mais la question des corps considérés comme violentables et non défendus. L’auto-défense politique est l’idée que ce corps peut se déployer en une politique plus globale d’une forme d’éthique de soi et d’éthique collective qui relève d’un souci de prendre soin de soi et de nous. Des pratiques qui assurent nos conditions de vie dont l’exemple de l’autodéfense politique a été particulièrement incarné par le Black Panther Party for Self-Defense avec l’idée qu’à travers la défense physique, on défend un groupe, on crée des écoles, des cours du soir, des transports en commun pour organiser les conditions de vie d’une communauté qui était clairement abandonnée.

Vous écrivez beaucoup sur le féminisme notamment à travers l’histoire du ju-jitsu et des suffragistes. Quel est votre position sur ce qu’on nomme aujourd’hui le “féminisme carcéral”. En quoi est-il primordial pour les femmes et d’autres groupes dominés de ne pas s’en remettre à l’État à l’instar des suffragistes ?

Les suffragistes anglaises que j’ai étudiées dans l’Union social et politique des femmes au début du 20ème siècle en Angleterre était clairement un mouvement marqué par l’anarchisme et le socialisme de la Seconde et de la Troisième Internationale. Dans ce cadre-là, l’agenda politique du féminisme ne pouvait pas demander des droits à l’État alors que celui-ci organisait le maintien dans la minorité civile et civique des femmes. L’État participait et initiait pleinement l’idée que les femmes étaient dans une position de totale vulnérabilité et donnait un blanc-seing à la violence de la part des maris et des patrons. Dans cette trame-là, la critique que j’adresse à une partie du mouvement féministe est le fait qu’elles formulent leurs revendications comme une demande de protection envers l’État. Cela veut dire plus de lois, plus de répression et aussi l’idée sous-jacente que seul l’État peut résoudre les situations d’hétéronomie et de domination dans lesquelles est tenu un groupe social. Cela ne peut pas être la réponse puisque, d’une part, cet État est aussi le même État qui produit et génère l’inégalité et les conditions matérielles dans lesquelles l’inégalité peut être reconduite. D’autre part, c’est ce même État qui par ailleurs instrumentalise la cause des femmes pour se targuer d’être un État égalitaire et pour violenter des populations au nom de leur misogynie ou de leur homophobie supposées. Aujourd’hui, le droit des femmes est totalement instrumentalisé dans des campagnes nationalistes et racistes en Europe. À partir de là, on ne peut pas recourir à la criminalisation des comportements sexistes parce que cela veut dire accepter d’être une sorte de suppléant à cette politique sexiste et raciste et qui entérine un rapport de classe. À mon avis, la critique de la pénalisation et la critique de l’État sécuritaire passe aussi par la critique du système prison. Aujourd’hui en France, on va pénaliser le harcèlement de rue alors que c’est un blanc seing donné à la police pour commettre du délit de faciès. La critique authentiquement féministe ne peut pas être nationaliste. Le féminisme est un mouvement intellectuel, politique, révolutionnaire et internationaliste. Les moyens de la lutte relèvent de l’auto-détermination des mouvements et les moyens d’émancipation des femmes relèvent du choix des femmes elles-mêmes.

Il y aussi l’instrumentalisation de la défense des femmes. Au nom du droit des femmes on a pu exercer une violence totale sur les populations noires aux États-Unis. Plus récemment, on a pu aller faire des guerres dans le monde. S’agit-il d’une excuse récurrente ?

Il ne s’agit même pas d’une excuse récurrente. En fait, vous disposez éternellement d’un motif impérial constitutif de la modernité. On a expérimenté des périodes de l’impérialisme durant lesquelles la question de la défense des femmes était au cœur de la rhétorique coloniale. Lorsqu’il s’agissait par exemple de coloniser les territoires du continent africain. En Algérie, en Tunisie, au Maroc, cette colonisation s’est opérée au nom de la libération des femmes marocaines ou tunisiennes de l’oppression qu’elles subissaient de la part des hommes. Cette politique a été démontré par les chercheuses féministes et par les mouvements anti-coloniaux. Au moment-même où on allait “libérer” les femmes algériennes, on interdisait aux femmes françaises le droit de vote. C’est une sorte de double standard. Dans une période plus récente, allant des années 1970 aux années 1990, on va observer un discours qui n’est pas tant d’aller libérer les femmes de là-bas de leurs hommes mais d’aller libérer les femmes issues de l’immigration post-coloniale de leurs hommes au nom de l’intégration. Durant la période antérieure, les femmes blanches étaient envoyées dans les colonies pour se marier avec les militaires, les colons et construire une société coloniale. Ces femmes blanches étaient l’alibi pour aller saccager la vie des hommes noirs dans l’idée de “protéger” les femmes de colons. Dans la période post-coloniale, les femmes d’ici sont à protéger de leurs hommes. Les femmes, quant à elles, sont considérées comme intégrables donc violables. Les hommes, eux, sont considérés comme la source de la violence faite aux femmes. Sur cette base, on a construit toute une campagne de représentation des violences faites aux femmes comme si le risque principal était essentiellement celui de la rue et des groupes de jeunes issus de l’immigration. On sait pourtant très bien que la plupart des agressions se passent au travail ou dans la sphère domestique. À partir des années 2000, il y a eu un renouvellement de cette rhétorique avec l’exemple de la prison d’Abou Ghraib. Aujourd’hui, les femmes blanches issues des pays les plus riches du monde incarnent une féminité à la fois blanche, capitaliste, néo-libérale, libérée et réputée féministe. Ce féminisme de L’Oréal – « Parce que je le vaux bien » sert à prêcher une sorte d’idéologie de la libération occidentale. Il s’agit d’une forme de racialisation de la notion de liberté, d’égalité qui est faite sous le drapeau de femmes blanches parties torturer des hommes musulmans dans les prisons. Tous les oripeaux de cette féminité néo-libérale sont utilisés comme arme idéologique pour abattre l’ennemi. Une position politique radicale ne peut passer que par un féminisme révolutionnaire afin de renverser complètement cette idéologie. avec le refus absolu de cette instrumentalisation.

Quel est votre point de vue sur les mouvements qui prônent la non-violence ? N’y a-t-il pas eu aussi une réécriture de l’histoire en opposant mouvements violents et non-violents ? De plus, vous écrivez « les sujets se réclamant de la non-violence ne sont pas passifs, ils engagent leur corps dans l’action et la confrontation pour la défense d’eux-mêmes et de leurs droits, ce qui suppose une force considérable ».

Pour faire de l’action directe non violente, il faut engager son corps avec une intensité comparable à l’engagement d’un corps pour porter un coup. Je ne fais pas de distinction mais il est vrai que dans l’histoire, on a opposé les deux avec l’idée que les mouvements non-violents avaient plus de légitimité à être entendus. Il s’agit là d’une façon de désarmer certaines populations en portant un interdit sur la violence, en stigmatisant certains recours à la violence comme toujours illégitimes et d’autoriser la répression de la violence en tant que réaction légitime. La seule bonne façon de se soulever serait de le faire gentiment, poliment et de demander s’il te plaît au maître. Cela ne se passe jamais comme ça dans l’histoire. Il est très important pour les dominants qu’il y ait une sorte d’intériorisation de l’interdit du recours à une forme beaucoup plus explosive de la défense laissant moins de concessions à la façon dont on veut être entendu. Il va falloir prendre conscience de ce piège que décrivait déjà Frantz Fanon dans Les damnés de la terre à savoir que l’une des modalités les plus efficaces de la domination est de dire aux dominés la bonne façon de s’émanciper. L’idée est que seules des revendications non violentes, pacifistes, par voie de pétitions seraient prises en compte. Ce n’est pas vrai. Les manifestations avec des milliers de personnes dans la rue ne sont pas plus entendues. En revanche, on va stigmatiser la vitrine fissurée d’un McDonald car elle constitue une atteinte à des biens. On va considérer cela comme de l’ultra violence alors que les polices européennes traquent des migrants et assassinent des personnes sur un simple contrôle de police. Il faut impérativement déconstruire cette rhétorique de la violence et ne plus se calquer sur cette idée selon laquelle « pour être entendu, il faut ». Non. Il faut juste apparaître dans l’histoire. Faire histoire. Ce n’est pas la question que tel geste ou telle revendication soit reconnu par l’État. Il faut se départir de la problématique de la reconnaissance. On veut être reconnu, donc on s’adresse à l’instance qui a le pouvoir de nous reconnaître. Mais ce pouvoir a toujours toute latitude pour décider que, quoi qu’on fasse, on ne sera jamais reconnu.

Vous posez aussi un regard critique sur l’empowerment notamment dans votre chapitre intitulé « De la vengeance à l’empowerment ». Est-il un piège récurrent dans lequel peuvent tomber les groupes qui se battent pour l’émancipation ? S’agit-il d’un concept intrinsèquement néo-libéral ?

L’empowerment qui pourrait être une traduction de l’éthique de Spinoza à savoir augmenter sa puissance d’agir : Oui ! Mais l’empowerment tel qu’il a été défini ou re-défini par toutes les idéologies du management de ces 40 dernières années est une définition néo-libérale de l’individu. C’est une forme d’interpellation des individus comme sujet dans le cadre du néolibéralisme. C’est l’idée que « si je veux, je peux ». Cela dépend de moi d’acquérir les ressources pour m’en sortir et c’est de ma responsabilité de l’entretenir et de l’augmenter. Il s’agit là d’entretenir un capital humain. Les individus sont devenus une sorte de valeur qu’ils doivent faire fructifier.

Il constitue un piège et est très culpabilisant pour celles et ceux qui n’ont pas les conditions matérielles d’existence pour être dans l’empowerment malgré leur bon vouloir. Il y a une sorte de principe de réalité à prendre en compte qui sont les conditions matérielles d’existence et les antagonismes en terme de classe et d’accès aux ressources. Qui peut vivre dignement ? Qui peut se battre ? Qui peut relever la tête ? Lorsque des femmes revendiquent que #metoo ne les concerne pas et apprécient les compliments des hommes, il faut avoir à l’esprit que c’est la grande bourgeoisie qui s’exprime. C’est ça l’empowerment aujourd’hui ! C’est L’Oréal. Lorsque je critique la notion d’empowerment, je critique l’idée que des individus aient une valeur capitalisable.

Quel est votre regard sur les luttes féministes contemporaines ? Y a-t-il un nouveau souffle ? Notamment avec l’émergence d’un féminisme décolonial qui prone l’antiracisme politique ?

Ce qui est fondamental, selon moi, c’est de porter une position qui mette au cœur du féminisme la question de l’usage de la violence comme forme d’émancipation et l’analyse d’un certain nombre de situations qui réactivent la question des corps et l’idée de désapprendre à ne pas se battre. Se battre signifie aussi casser des genoux et pas seulement demander des lois.

Propos recueillis par Aurélie Ghalim