Rencontre avec Sophie Bruneau, réalisatrice de « Rêver sous le capitalisme »

Cette interview s’inscrit dans le cadre de la campagne de sensibilisation du GSARA, J’ai mal à mon travail. Le néo-management en question. 


Douze personnes racontent puis interprètent le souvenir d’un rêve de travail. Ces âmes que l’on malmène décrivent, de façon poétique et politique, leur souffrance subjective au travail. Petit à petit, les rêveurs et leurs rêves font le portrait d’un monde dominé par le capitalisme néolibéral.

Vous êtes depuis 15 ans sur la question du travail. À l’instar de Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (en collaboration avec Marc Antoine Roudil en 2005), vous filmez toujours la souffrance subjective et invisible au travail mais celle-ci s’immisce de manière de plus en plus intime, sournoise et pernicieuse dans nos vies, dans notre psyché.

Quand on commence à s’intéresser à la question du travail, on se rend tellement compte de sa centralité. C’est une problématique qui ne vous quitte plus. Entre ces deux films, je n’ai jamais vraiment arrêté de me pencher sur la question (j’ai aussi réalisé Suicides au travail pendant cette vague de suicide il y a 10 ans en France au sein de France télécom ou dans le secteur automobile. Autant il avaient une médiatisation et un débat publique en France autant en Belgique, la question était plus tue).
Comme la plupart des cinéastes et plus généralement des artistes, je suis travaillée par quelques grandes problématiques. En ce qui me concerne, c’est la relation « Nature-Culture » et « Santé-Travail ». Comme Cézanne qui travaille toujours le même motif ou le paysan qui laboure toujours son champs et qui, au fur et à mesure, se transforme en archéologue. À force de chercher et de creuser des sillons, il finit par trouver des choses intéressantes.
Je n’aurais jamais pu réaliser Rêver sous le capitalisme il y a 15 ans car au fil des années, j’ai vraiment pu tisser une toile de coopérations. Pour convaincre et en arriver là aujourd’hui, j’ai eu besoin de passeurs, grâce à qui j’ai pu obtenir le contact et la confiance de tous ces rêveurs qui ont accepté de participer au film. Le cinéma est vraiment un art collectif, à toutes les étapes. Le cinéma du réel l’est encore plus dans la mesure où on est dépendants des protagonistes, c’est une écriture qui s’invente à partir d’un matériau qui nous échappe en partie.

Une des intentions de Rêver sous le capitalisme n’est-elle pas aussi de créer du collectif en rupture avec certaines politiques de management qui tendent à nous isoler les uns des autres et à briser les solidarités ?

Tout à fait. Déjà de par la multitude de collaborations qu’a nécessité ce film (il n’y a qu’à voir la liste des remerciements à la fin du film). Ensuite, une des fonctions du cinéma est de recréer du lien. La salle de cinéma est formidable pour ça : on vit une même expérience au sein d’un collectif anonyme avec qui on peut échanger, ressentir, débattre, partager, se sentir moins seul, acquérir des clés et des outils. Et puis, comment le film va nous traverser individuellement, comment chacun parvient à tirer le film à soi, comment, dans ma subjectivité, je suis traversée par le capitalisme ? Ca passe par le processus d’identification, raison pour laquelle je ne voulais pas anonymiser les rêveurs. Il était pour moi impensable d’utiliser une écriture télévisuelle (que ce soit en mettant un bandeau, en filmant en contre-jour,..), cela aurait victimiser les rêveurs alors que je souhaitais tout l’inverse. Les rêves vont au-delà des rêveurs. Ils sont extrêmement intimes et personnels, ils ont pourtant une portée universelle. La complémentarité de situations de souffrance au travail décrites et la diversité de profils professionnels des rêveurs (une caissière, un employé, une médecin…) créent des résonances, des récurrences qui, ainsi, racontent non seulement une époque mais aussi un monde du travail.

Un monde du travail de plus en plus violent ?

Si les témoignages illustrent tantôt l’enfermement, l’intensification, l’absence d’écoute, etc., tous ont des traits communs et parlent de la peur et de la menace à la précarisation (c’est-à-dire qu’il y en a 10 qui attendent à la porte). Ils font tous don de soi à l’entreprise jusqu’au point d’être dégradé et de devoir se retirer. Dans la mesure où les politiques de management deviennent complètement déconnectées de la réalité avec pour seul mot d’ordre de devoir toujours « faire plus avec moins », elles compressent le personnel, rabotent sur les moyens (tant dans le secteur public que privé). Et les politiques mises en place sont terrifiantes, elles mettent à mal les congés de maladie qui sont pourtant un bouclier pour les gens qui souffrent du travail ; elles leur donnent la possibilité de se retirer, se reconstruire et revenir. Ces politiques alimentent la menace à la précarisation.

Au niveau de la résistance, il n’y a qu’un rêveur qui passe à l’acte en voulant tuer son patron.

Pour moi, la résistance, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Elle a différentes dimensions. Le fait que les gens s’arrêtent et se retirent de leur travail, ça relève déjà de la résistance. Ils réprouvent des pratiques de management dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus, ils n’en veulent plus. Déjà ils questionnent, ils réfléchissent. Et le rêve a aussi une fonction de résistance tant il nous interpelle de telle façon qu’il ramène de la critique dans sa caricature, dans son pouvoir de déformation. Et puis le film voyage dans les salles (les salles de cinéma mais aussi en entreprises), la parole circule, créé du lien et des alliances, fait contagion. J’ai conçu ce film comme un outil avec une fonction politique, alors pour moi aussi, faire ce genre de film, l’accompagner et voir que les gens s’en emparent (au-delà du cercle des convaincus) donne du sens à mon travail et est très gratifiant.

Le film réussit à marier la dimension politique et poétique… 

Rêver sous le capitalisme fut une grande leçon de cinéma pour moi. La contrainte de ne pas pouvoir filmer une grande partie des rêveurs (vécue au départ comme un échec) m’a obligée à penser autrement. J’ai su très vite que j’allais filmer des espaces de travail mais les plans, qui sont autant de tableaux en mouvement, m’ont offert une richesse que je n’aurais pas eue autrement. Créer de l’asynchrone et de la dialectique entre les images et les sons est d’une infinie richesse.

Ce fut un travail de recherche et d’écriture, de patience et d’orfèvrerie. Je me suis documentée sur la manière dont les rêves sont mis en images dans la grammaire cinématographique. J’ai très vite voulu m’éloigner des images standardisées : les flous, les ralentis, les sur-impressions. Je voulais trouver une dimension onirique mais pas de manière artificielle, plaquée, conventionnelle. J’ai commencé à m’intéresser aux matériaux propres aux rêves. En lisant Gaston Bachelar, j’ai réalisé que l’air et l’eau étaient liés à l’onirisme. Ils sont omniprésents dans le film : la pluie, le ciel mais aussi les fenêtres qui ont un rapport à l’air,… Je filmais aussi souvent en suspension offrant ainsi un rapport d’abstraction, je jouais avec les lumières, avec les reflets, avec les apparitions/disparitions des corps, l’intérieur/extérieur, le haut/bas,… Un monde onirique mais ancré dans le réel. Chaque récit est renforcé par les images et inversement. Le son et l’image travaillés de manière séparée et interdépendante, c’est 1+1=3 !

Et puis, les rêves ont une force critique de déformation qui nous tend un miroir et dont la dimension poétique permet de revisiter des choses qui nous sont familières mais en nous décalant.

Est-ce que ton film est à l’image du film tel que tu l’avais rêvé ?

Oh, il le dépasse largement. Les rêves dépassent toujours la réalité. Je suis cinéaste du réel mais il n’y a pas plus fictionnel que l’inconscient. Ça dépasse l’imagination. C’est pour ça que c’est un matériaux inégalé. D’ailleurs, les Grecs disent « J’ai vu un rêve ». Témoin remarquable de la tradition onirocritique grecque, Artémidore de Daldis a écrit au 2è siècle après JC La clef des songes, Onirocriticon. Les textes grecs commencent à employer le terme d’oneirokritès pour désigner ces interprètes des rêves. Les gens se réunissaient à l’époque sur la place publique pour raconter leurs rêves qui avaient la valeur de message. Quand on lit Rêver sous le Troisième Reich de Charlotte Beradt qui m’a inspirée pour ce film, on réalise que les rêves ont une valeur de message tant ils racontent les interdits de langage, le rapport au contrôle et même les camps de concentration de manière prémonitoire (dans les années 30). Dans sa préface, Charlotte Beradt parle des rêves comme d’une vision nocturne, comme un sismographe de la réalité.

Les 12 rêves parlent d’un monde fait de zombies, de fantômes, de morts vivants,… Chaque rêve raconte quelque chose comme une histoire de perte : perte du vivre ensemble, perte de la dignité, perte de la liberté, perte de sens, perte de la capacité à résister (soumission par la peur), perte de la parole, perte de la reconnaissance de soi, perte de contrôle (violence), perte de croyance, perte de la raison et de soi (désolation), perte de la vie. Le système capitaliste néolibéral court à notre perte. C’est exponentiel et tellement manifeste. J’essaie juste, avec d’autres, de ralentir la chute.

Est-ce qu’il vous arrive aussi de rêver de votre travail ?

Ce film m’a surtout souvent empêché de dormir ! (rires)
Il faut dire qu’à force d’écouter en boucle ces témoignages, ça devenait fort oppressant. Je vois tellement de belles personnes engagées, investies et dégradées par les pratiques managériales. Je me dis quel coût pour la personne, pour la famille, pour la société en termes de dépenses de santé publique.

Il me faudra respirer un peu avant de retourner au front…

Propos recueillis par Julie van der Kar