Teghadez Agadez – Entretien avec Morgane Wirtz

Pendant vingt ans, André a gagné sa vie en organisant le transport de migrants entre Agadez, au Niger et Sabha, en Libye. Pour lui, comme pour une large partie de la population d’Agadez, la traversée du Sahara représentait un secteur-clé de l’économie. Mais depuis 2016, et avec le soutien financier de l’Union européenne, le Niger a introduit une loi réprimant toute activité économique liée à la migration illicite. Depuis, André se bat pour continuer à travailler dans l’illégalité, avec les dérives que cela implique.
Nous le suivons dans les rues d’Agadez et rencontrons Fifty, Boubacar, Mudatheir et Myriam, quatre personnes, qui, pour des raisons très variées, ont décidé de quitter leur pays à la recherche d’une vie meilleure. Leur parcours est semé d’embuches, de détours, de moments d’attente. Boubacar, Fifty et Mudatheir ont tous trois fui la Libye après y avoir été incarcérés, torturés et vendus comme esclaves. Myriam, qui vient du Nigeria, n’a pas voulu courir ce risque et a préféré s’arrêter quelque temps à Agadez, avant de retourner à Lagos. C’est la prostitution qui lui a permis de mettre suffisamment de côté pour ne pas rentrer les mains vides. Moi, je suis venue à Agadez de mon plein gré. Qu’est-ce qui justifie que ceux qui ont un passeport Shengen peuvent se déplacer plus librement que les autres ?

Rencontre avec la journaliste et réalisatrice Morgane Wirtz

En tant que journaliste vous couvrez la question migratoire pour différents médias. Teghadez Agadez est votre premier film qui témoigne de la répression migratoire dans la ville d’Agadez au Niger. Pour quelle(s) raison(s) avez-vous choisi de réaliser un film sur ce thème ?

En avril 2017, j’ai lu dans Le Monde un article sur l’esclavage en Libye. J’ai appelé Ibrahim Diallo, un ami journaliste Nigérien que j’avais déjà rencontré à Agadez. Je lui ai proposé qu’on réalise ensemble un documentaire sur les personnes migrant d’Agadez vers la Libye. Je suis arrivée pour entreprendre le tournage de ce film en septembre 2017, au moment où la migration, auparavant autorisée au Niger, était devenue illégale. Il n’était plus possible de suivre, en tant qu’européen et accompagné d’une escorte, les migrants jusqu’en Libye. Escorter des migrants était devenu illégal. Être passeur était devenu illégal.

La frontière avec la Libye était fermée à ce moment-là. En raison des groupes terroristes qui opèrent au Sahel, les Occidentaux n’ont pas le droit de circuler sans escorte militaire dans le désert.

Étant donné qu’il était interdit d’aller au-delà d’Agadez, j’ai décidé de rester sur place et de filmer la répression de la migration et ses impacts sur la ville. Depuis longtemps, je voulais montrer les passeurs et les migrants comme des personnes, loin des clichés que véhiculent les médias. J’ai opté pour rester sur place et aller à la rencontre de celles et ceux que l’on retrouve dans le film.

Avant d’entreprendre la réalisation de ce documentaire, vous aviez déjà passé un temps relativement long au Niger dans le cadre de votre métier de journaliste. Comment avez-vous réussi à filmer une activité considérée comme illégale ?

Après mes études de journalisme à l’IHECS, j’ai entrepris un stage au GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité). J’ai suivi l’actualité de cinq pays africains pendant trois mois. Parmi ces pays, j’ai été interpellé par le Niger et les enjeux géostratégiques autour de ce pays. En 2015, j’ai décidé de m’y rendre afin de réaliser cinq reportages écrits. Je suis allée dans le sud du pays à Niamey. J’ai aussi été à l’intérieur où vivent les Peuls et ensuite, à Agadez où j’ai rencontré le journaliste Ibrahim Diallo.

Ibrahim est directeur d’un journal et d’une radio. Il a soutenu mon projet de film et j’ai pu installer mon lit sur le toit de sa radio. Au début, j’ai pris mes marques. J’ai rencontré Adoum Moussa qui est fixeur comme Ibrahim. Le « fixeur » est un guide pour journalistes. Les envoyés spéciaux appellent un fixeur pour pouvoir rencontrer, par exemple, des passeurs, des migrants, la police, des trafiquants…etc. Le fixeur va prendre contact avec toutes ces personnes. De cette manière, un reporter peut aller dans un pays, réaliser un reportage et convoquer le point de vue de plusieurs intervenants. Ibrahim est à la fois journaliste et fixeur ce qui est une situation assez fréquente. Avec Adoum, on a commencé à travailler sur le projet de film. J’avais besoin de rencontrer des migrants et il m’a introduite auprès de Fifty. Il a filmé une bonne partie du film. On est restés une semaine chez Fifty et Boubacar. Ensuite, j’ai commencé à chercher un passeur. A Agadez, c’était assez facile de rencontrer un passeur étant donné que beaucoup de personnes ont exercé ce métier. Aujourd’hui, c’est devenu plus compliqué. Après en avoir vu plusieurs, j’ai rencontré André et je lui ai demandé de pouvoir travailler avec lui, de pouvoir le suivre en brousse. Par la suite, j’ai rencontré Myriam via Adoum que j’ai suivie pendant une semaine. Trois mois plus tard, les Soudanais sont arrivés par millier à Agadez. Ils arrivaient tous de la Libye qu’ils fuyaient. Ils avaient été victimes d’esclavage ou de maltraitance et cherchaient à être en sécurité à Agadez. C’est à ce moment-là que j’ai décidé d’ajouter cette dimension dans le film. J’ai également couvert l’événement pour Le Point et l’AFP. Je me suis rendue dans le ghetto où habitaient les Soudanais. Aujourd’hui, ils sont regroupés dans un camp de réfugiés à 15 km de la ville. Je suis restée à Agadez pour travailler en tant que journaliste sur d’autres projets. Dès que j’avais l’occasion, je continuais à travailler sur le projet de film, je rajoutais des scènes, des moments qui me manquaient dans le documentaire. 

Combien de temps a duré le tournage ?

On peut dire que le tournage a duré un an et trois mois depuis les premières prises de vues jusqu’aux dernières. Pendant trois mois, j’ai beaucoup tourné mais le projet a été bloqué à plusieurs moments car il manquait des fonds pour financer la postproduction. J’ai filmé pendant six mois et puis je suis rentrée en Belgique pour entreprendre un pré-montage. Je me suis rendue compte qu’il manquait de la matière comme, par exemple, les images des véhicules confisqués, de la ville et, surtout, des images qui témoignent des conséquences économiques de la criminalisation de la migration. Au total, je suis restée deux ans à Agadez.

Le film est aussi un portrait d’Agadez. Comment la percevez-vous ?

Agadez est une ville très accueillante. Elle a été créée au XIème siècle et elle était – et l’est toujours – un « port » commercial à l’entrée ou à la sortie du désert. Au Moyen-Âge, des routes commerciales reliaient l’Afrique de l’Ouest au bassin méditerranéen en passant par Agadez. Aujourd’hui, c’est la même chose. En plus du transport des marchandises, une route de la migration s’est, petit à petit, constituée. Je crois que c’est aussi pour cette raison qu’Agadez est une ville extrêmement accueillante car elle a, tout au long de son histoire, été un lieu de passage pour les voyageurs. Agadez signifie « Je te rends visite ». Elle est synonyme d’accueil, d’hospitalité et c’est pour cette raison que j’ai nommé le film Thegadez Agadez qui signifie « Je te rends visite à Agadez » en Tamasheq, la langue touarègue. 

Pendant deux ans, j’ai été extrêmement bien accueillie dans tout le Niger et je voulais traduire en image cette hospitalité. Agadez a une esthétique particulière. Le matériel utilisé pour les maisons est un mélange composé de terre, de paille et d’eau. Les maisons ont la même couleur que la terre en fonction des heures de la journée et du changement de lumière. Cette ville se trouve au milieu de nul part et il existe une seule route qui mène vers Agadez. Les autres chemins sont des chemins de sable. Il y a un calme rassurant qui règne sur cette ville du désert. Je voulais que la ville soit un personnage à part entière du film et que l’on perçoive son esthétique.

Dans le film, on ressent une certaine nostalgie par rapport à un temps révolu. Quelle évolution avez-vous pu observer au niveau de la ville et de ses habitants depuis que la migration est criminalisée ?

Agadez est depuis toujours une ville du commerce, de passage entre le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest. Pendant longtemps, c’était une grande ville touristique et elle a été une étape sur la route du Paris-Dakar. Elle était aussi fréquentée dans le cadre de trek dans le désert nigérien. En 2010, il y a eu une attaque et des Français on été retenu comme otages (Areva). Depuis lors, le Quai d’Orsay a placé le nord du Niger en zone rouge. Énormément de gens vivaient du tourisme en tant que chauffeur, cuisinier, tour opérateur, artisan, etc. Toutes ces personnes ont dû se reconvertir dans une autre activité. Mouammar Khadafi avait des accords avec l’Union européenne pour garder les migrants en Libye. Quand l’Otan a eu l’autorisation de bombarder la Libye, Khadafi a alors dit qu’il arrêterait de les retenir. Cela entrainé l’arrivée d’un grand nombre de migrants à Agadez et on a observé une reprise économique. Ceux qui travaillaient dans le tourisme se sont reconvertis dans le transport de migrants. Au final, il s’agit de conduire une voiture dans le désert. Ce sont des nomades qui aiment et connaissent le désert. Par ailleurs, les candidats à la migration ne veulent pas forcément aller en Europe. Beaucoup partent travailler dans les mines d’or qui se trouvent au nord du désert, dans le nord du Niger. A cause du Quai d’Orsay, les touristes ne viennent plus et à cause de la loi 2015-36, le travail lié à la migration est devenu illégal. Un grand site d’or dans le nord a été fermé par le gouvernement pour des raisons de sécurité et d’hygiène mais aussi parce qu’il était utilisé par des passeurs comme un endroit où s’arrêter avant de traverser la frontière pour se rendre en Libye. Aujourd’hui, les Agadeziens sont en colère car on leur coupe des sources de revenus. La plupart des jeunes n’ont pas d’opportunité d’emploi. C’est une région où les groupes terroristes deviennent de plus en plus puissants et recrutent facilement ces jeunes sans perspective d’avenir. Parmi eux, un grand nombre part travailler périodiquement en Libye une fois que la saison des récoltes au Niger se termine.

Que dit précisément la loi interdisant la migration et quelles sont ses conséquences sur la vie des Agadeziens?

Elle interdit toute activités économiques liées à la migration. Donc elle ne concerne pas uniquement les passeurs. Il y a ceux qui, par exemple, logeaient les migrants. Une panoplie de métiers liés à la migration ont disparus. Les passeurs sont ceux qui organisent ton voyage, ils sont en lien avec d’autres passeurs. Par exemple, tu es de Dakar et tu veux aller jusqu’à Rome. Ton passeur de Dakar est en lien avec ton passeur de Ouagadougou qui est en lien avec celui de Niamey, lui aussi connecté à celui d’Agadez et puis de Sebha (Libye), de Tripoli et enfin de Lampedusa. Il y a aussi ceux qu’on appelle les « coxeurs ». Lorsque tu arrives à la gare, ils viennent te chercher pour t’emmener dans le ghetto. Ils s’occuperont d’aller changer ton argent, de ton accueil. Il y a également les chauffeurs, les chefs de ghetto qui sont, en réalité, des migrants occupant cette fonction le temps de se faire un peu d’argent pour pouvoir continuer leur voyage. Ils sont responsables, à l’intérieur du ghetto, de préparer à manger pour les autres migrants. Ils doivent aussi aller faire des courses avant le départ pour acheter des couvertures, des cagoules, des gants pour se protéger du sable dans le désert. Ceux à qui appartiennent le ghetto perçoivent un loyer. Il y a aussi ceux qui louent leur voiture pour la migration, qui fabriquent les bidons pour transporter l’eau, des cagoules, etc. Sans oublier les restaurateurs. Toutes ces activités sont désormais interdites.

Pour quelle(s) raisons l’État nigérien s’attache-t-il à criminaliser toute activité en lien avec la migration ? 

En 2013, il y a eu un accident et 92 personnes sont mortes de soif dans le désert. Il s’agissait principalement de femmes et d’enfants. Cet événement a fortement choqué l’opinion publique. C’étaient des Nigériens qui partaient vers l’Algérie. Suite à cet incident tragique, le Niger a voté une loi pour interdire toute activité économique liée à la migration. Mais il ne l’a pas mise en application et il n’y a jamais eu de réelle politique de répression de la migration. En novembre 2015, s’est tenu le sommet de la Valette qui a réuni l’ Union européenne et les dirigeants Africains pour décider d’une politique de la migration. Cela correspondait au moment durant lequel on parlait de « crise migratoire ». L’Union européenne a mis 1,8 milliard d’euros sur la table pour que les pays africains, et en particulier le Niger, l’aident à lutter contre la migration. C’est à partir de ce moment-là que le Niger a réprimé la migration et que les passeurs ont été jetés en prison.

Est-ce que l’une des raisons premières, à travers ce film, était de déconstruire l’image médiatique, généralement négative, de la figure du passeur ? 

C’était important pour moi. Je suis partie avec cette question : « Pourquoi je peux venir aussi facilement au Niger alors que celles et ceux qui m’accueillent ont tant de mal à venir chez moi ? ». 

Pourquoi un passeur est toujours perçu comme une personne dangereuse ? En soit, c’est quelqu’un qui te conduit d’un point A à un point B. Quelle est la différence entre un passeur et un chauffeur de train ? Il est vrai que le passeur te mène vers un endroit dangereux comme, par exemple, la Libye. Néanmoins, le pilote d’avion ne soucie pas de savoir ce qui t’arrivera après l’atterrissage.

Pour André, c’est l’Union européenne qui est criminelle car elle a rendue la Libye dangereuse. Ce point de vue est largement partagé à Agadez, au Niger et dans de nombreux pays d’Afrique. C’est toujours la manière dont on raconte une histoire. Pour eux, l’Union européenne est responsable du chaos libyen.

Quelle différence observez-vous entre la pratique journalistique et documentaire lorsqu’il s’agit de traiter un sujet tel que la migration ?

Dans la pratique journalistique, ce n’est pas possible d’aller aussi loin dans un sujet. Tu n’as pas la place. Pour ce film, j’ai pu passer beaucoup de temps avec André car je voulais montrer qu’être passeur est une activité économique comme une autre. Je voulais aussi montrer un homme qui a des enfants, une histoire, des rêves. Il était important pour moi de rendre compte de son point de vue sur la migration et sur la manière dont son pays et l’Union européenne gèrent la question migratoire. Pour André, la migration est un droit.

En Europe, on nous présente les migrants comme des personnes illégales parce qu’elles ne sont pas en ordre de papiers alors que le droit de migrer est garanti par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. On nous a inculqué que si des personnes meurent en méditerranée, c’est de leur faute car elles sont considérées comme illégales. On a trouvé normal de rendre la migration illégale. Les crimes, la torture et l’esclavage se justifient par le fait que ces personnes n’ont pas de statut.

La force de votre film et d’autres documentaires sur ce sujet, est de montrer des parcours individuels contrairement à de nombreux médias qui présentent les migrants comme une masse indifférenciée.

C’est le temps qui permet cette rencontre. Il est possible de le faire par écrit ou encore en photojournalisme. C’est pour cette raison que je voulais prendre le temps d’être avec les gens. En général, dès que j’arrive, je sors la caméra (en photo aussi) pour que les personnes que j’interviewe s’habituent à la présence de la caméra ou de l’appareil photo. 

À Agadez, la plupart des journalistes viennent en tant que reporters ou envoyés spéciaux. Ils reste 4 jours et puis s’en vont. Il y a les journalistes locaux pour la presse locale ou nationale. Durant mon séjour, je me souviens que la télévision allemande est, tout de même, restée plus d’un mois. Mais cet exemple n’est pas fréquent. Pour le moment, une journaliste tchadienne consacre, elle aussi, un film à Agadez. De manière générale, il n’y a pas tellement de journalistes européens présents dans cette ville.

Propos recueillis par Aurélie Ghalim

TEGHADEZ AGADEZ
Documentaire, 52 min

Un film de Morgane Wirtz

Image Morgane Wirtz & Adoum Moussa
Son Morgane Wirtz & Adoum Moussa
Montage Thibaut Verly
Mixage Maxime Thomas
Étalonnage Laura Perera San Martin
Musique Bombino & Maxime Devos
Graphisme Clément Hostein

Responsable de production Maureen Vanden Berghe

Produit par
Morgane Wirtz
et GSARA asbl

Avec l’aide de
Image Création.com

Diffusion
DISC asbl