Entretien avec Eric D’Agostino à l’occasion de la sortie de son dernier documentaire adapté en podcast.
Regard vif, chevelure singulière et clope roulée sur un coin de table. Eric D’Agostino ne passe pas inaperçu, et sa conséquente filmographie non plus d’ailleurs. Scénariste, réalisateur, journaliste, ingénieur du son, musicien. Ce créateur touche-à-tout aux projets multi-facettes a toujours vécu pour des idées. Ça tombe bien, vu l’intitulé du dernier projet de cet ancien de l’IAD (Institut des Arts de Diffusion, section « Écriture de scénario ») qui a signé de nombreuses productions radiophoniques et s’est également illustré par ses documentaires, dont « La nef des fous » (2015), couronné de nombreux prix.
Avec «Vivre pour des idées, vers une nouvelle démocratie ? » (Belgique, 57’ – 2023, produit par Less is More Studio, avec le GSARA asbl et la RTBF (Unité Documentaire)), Eric D’Agostino et Jérôme Van Grunderbeeck s’immergent au sein d’un projet de société inédit: la première commission délibérative de Belgique, en suivant pas à pas les parcours de Fadhela, l’aide-cuisinière, Jean-François, l’ébéniste, ou encore Éloïse, l’étudiante. Ces citoyens qui ont été tirés au sort pour participer à une expérience unique au monde.
Ce documentaire diffusé sur La Trois (RTBF) à la fin mai (et disponible sur Auvio jusqu’au 20 août) présente une particularité : son adaptation au format radiophonique dans l’émission hebdomadaire Transversales (La Première). Confidences, anecdotes et secrets de fabrication d’un documentaire radio et TV, original et engagé.
Eric D’Agostino, racontez-nous la genèse de votre dernier projet « Vivre pour des idées ».
Le projet de base de « Vivre pour des idées », c’est un documentaire TV. Au départ, c’était un projet sans voix off. J’ai toujours fait des films où c’est l’image qui parle, il n’y a pas d’accompagnement par une voix off. On a tourné pendant près d’un an et demi. Au bout d’une année, on avait les trois quarts de la matière, mais pas encore la conclusion qui s’est déroulée 9 mois plus tard. On a alors monté cette matière brute. Grand partisan de visions tests, j’en ai organisé plusieurs chez moi avec des amis réalisateurs, des quidams, des gens de la profession ou pas. Pour sentir si le film prenait, parce que le défi était complexe : rendre une thématique complexe, à savoir « la démocratie délibérative » qui rebute tout le monde au départ, et parvenir à raconter une histoire et à poser un regard cinématographique et narratif.
Quelles étaient vos impressions à l’issue de cette première étape ?
Je dois bien avouer qu’en montant bout à bout les séquences, j’étais désespéré. Le résultat de l’ours, comme on l’appelle dans notre jargon, rendait une vision totalement négative du sujet. Après réflexion avec Jérôme Van Grunderbeeck, il a été convenu qu’il fallait accompagner le processus, pour l’expliquer, le contextualiser. Étant donné qu’il s’agissait d’une première expérience de démocratie participative, les protagonistes et les organisateurs ont essuyé les plâtres, il fallait redonner de la distance avec les situations, montrer que cette immersion n’était pas une finalité en soi. Nous avons dès lors fait le choix d’introduire une voix-off. Mais même avec la voix-off je n’étais pas encore satisfait du résultat, car elle ne suffisait pas à donner de la légitimité à ce projet de « démocratie délibérative ». J’avais besoin qu’on prenne encore plus de hauteur par rapport au sujet.
« Le déclencheur de l’idée de la version radio, c’est ma femme. »
Comment avez-vous rebondi face à cet écueil ?
Avec l’arrivée de David Van Reybrouck1 comme interlocuteur au sein du film. Pour résumer, c’est un film en trois couches. Primo, il y a le suivi du processus technique délibératif. Deuzio, il y a le regard des citoyens, c’est ce qui m’intéressait principalement. J’étais convaincu que via cette approche j’allais faire un film qui se regarde, et non pas un film institutionnel. J’avais très peur de ça, de faire un film poussiéreux, ennuyeux. Mais même avec ces éléments accompagnés de la voix-off, le résultat n’était pas là. On en arrive donc au Tertio, où on a pris de la hauteur par le regard et les analyses pertinentes de David Van Reybrouck. David, est un personnage fabuleux, à la fois brillant et populaire, véritable père de la démocratie délibérative en Belgique. Je l’ai invité chez moi tout simplement, on a installé un peu de lumière, j’ai sorti mon meilleur micro et voilà. Tout à coup, il a donné du relief au film, il y a un récit qui se crée.
Cette idée d’adapter votre documentaire en version audio, d’où provient-elle ?
C’est vrai qu’en tournant les images, je pensais déjà à la radio. Pendant 10 ans, j’ai réalisé des séries, des reportages, des documentaires radiophoniques et j’ai également une longue expérience comme ingénieur du son. Sur le film, c’est moi qui ait pris le son, toute cette expérience m’a servi pour décliner le projet en version audio.
Mais le déclencheur de l’idée de la version radio, c’est ma femme. Lors d’une des premières visions de l’ours, j’avais convié deux personnes ce jour-là. Ma femme était dans une autre pièce de la maison, elle travaillait sur son ordinateur pendant la vision. Elle ne connaissait quasi rien du projet, et alors qu’on mange un bout ensemble après la vision, elle me dit : « c’est vachement intéressant, la thématique, le sujet ». Je lui réponds: «tu n’as rien vu, tu étais à 15 mètres avec un mauvais son, pas mixé, raconte moi le film, je n’y crois pas». Elle me raconte tout. Là, je tombe de ma chaise et ça fait tilt.
Et le projet prend forme très rapidement après cette prise de conscience…
Oui, je voulais être efficace. Dans la foulée, j’en ai parlé à Olivier Nederlandt, journaliste radio à la RTBF, qui s’occupe du magazine grand format « Transversales ». J’avais besoin d’être fixé rapidement pour ne pas qu’on se lance dans un énorme montage radio et qu’il ne soit, en fin de compte, pas diffusé. J’ai donc demandé à Olivier d’écouter le documentaire dans sa version TV sans l’image et de me donner son avis sur une possible déclinaison en radio. Olivier a joué le jeu. Quelques jours plus tard il me rappelle et me dit : « je partage ton avis, il faut qu’on retravaille certaines parties bien entendu, mais c’est exploitable ».
Vous vous lancez alors dans un travail de réécriture radiophonique.
On est parti d’une évidence : toutes les parties du film qui se révélaient incompréhensibles sans l’image, on les a accompagnées en voix-off et biensûr enregistrer en son les sous-titres écrits. En radio, cela signifie introduire l’interlocuteur, toujours en voix-off, pour le présenter au moment de son intervention. Ce qui fonctionne vraiment bien avec ce documentaire, c’est qu’on reconnaît immédiatement les citoyens lorsqu’ils parlent, on comprend directement de qui il s’agit. Pareil quand c’est un expert qui s’exprime. Je dois donc avouer que je suis assez épaté et surpris du résultat radio parce qu’avec peu de recontextualisation, le résultat est fluide, ça passe tout seul à l’oreille. C’est même bluffant ! D’ailleurs, on a reçu beaucoup de retours enthousiastes. Le montage TV est souvent plus cut qu’on radio, et là ça passe. Ces coupures sèches, ces changements d’ambiance fort marqués d’une séquence à l’autre, on ne faisait pas ça en radio il y a 10 ans. Je pense que le public s’est habitué aux jump-cuts qu’ils soient utilisés en radio ou en TV.
Tout ce processus d’adaptation, vous ne l’avez donc réalisé qu’à deux, avec Olivier Nederlandt ?
Oui, on s’est fait beaucoup de propositions, et on a modifié au minimum. Tout a ensuite été remonté à la RTBF. Il était de toute façon hors de question de réécrire le film spécifiquement pour la radio. Et cela a fonctionné, parce que le matériau de base s’y prêtait très bien et permet de raconter cette histoire simplement à l’oral. Ce n’était pas couru d’avance pourtant puisqu’il y a quand même cinq personnages principaux qu’il fallait faire exister également en radio. Reconnaître les voix, se les représenter d’une manière ou d’une autre et avancer avec chacun des protagonistes dans leur intrigue. La belle surprise, c’est que les voix se reconnaissent. Il n’y a donc pas eu beaucoup de retouches à introduire, les personnages roulaient tous seuls.
« J’aime beaucoup cette idée de la petite histoire qui rejoint la grande. »
La musique joue également un rôle conséquent dans ce film, ce qui donne du relief au format audio.
Et c’est assez inédit d’ailleurs pour moi. Habituellement, je travaille toujours sans musique, mais ici je tenais à collaborer avec un compositeur qui a écrit pour l’occasion, avec des musiques très justes qui collent vraiment bien aux séquences. Étant moi-même musicien, j’ai joué de la contre-basse sur certains passages. Le style musical, on l’a vraiment cherché pour atteindre un style pur, réaliste qui fasse écho à ce que traversent ces citoyens. On a évité d’utiliser des réverbérations ou des effets spéciaux pour privilégier des instruments naturels. On a pris un long moment de réflexion. Quelle musique, quoi, comment ? Quelle ambiance ? On a d’abord observé que les musiques qui fonctionnaient sur le film étaient en majeur, celles en mineur ne convenaient pas parce qu’elles donnaient un côté nostalgique ou mélancolique. Or, le but du film c’est d’aller de l’avant, donner de l’espoir. Amine, le compositeur, a tout d’abord proposé des tempos autour de 100 à la noire. On a remarqué que le film demandait des musiques à tempo rapide à plus de 120 à la noire. Même si les musiques paraissent lentes, elles ont des tempos élevés. On ne s’en rend pas du tout compte. Ce n’était d’ailleurs pas du tout ce que j’aurais imaginé a priori : des compositions en majeur à tempo rapide pour appuyer le film.
Que retenez-vous de cette longue aventure au cœur du système institutionnel et démocratique ?
Ce qui m’anime c’est la création, et surtout, proposer un film qui va amener du débat. « Vivre pour des idées » est un véritable projet militant mais tout en restant critique et en préservant une certaine neutralité. Ce projet de « démocratie délibérative », c’est un bébé qui vient de naître, il doit apprendre à grandir, à marcher et c’est super d’être à la base de cette initiative, d’y avoir cru. Parce qu’au départ, personne n’en voulait de ce projet. Ni les producteurs, ni la RTBF. On est parti Jérôme et moi, caméra à l’épaule et micro en bandoulière, et on s’est dit « on va voir si on peut suivre ces citoyens chez eux ». Ce qui m’intéressait, c’était de capter ces citoyens dans leur vie privée, dans leur ressenti, de vivre avec eux, de les filmer à hauteur d’homme, et de conter leur expérience de tirage au sort et de démocratie délibérative. J’aime beaucoup cette idée de la petite histoire qui rejoint la grande.
Pensez-vous l’avoir capturée cette convergence de la petite et de la grande histoire ?
Ce qui m’a frappé, c’est que quasi tous les citoyens qui ont participé à cette aventure m’ont dit à l’issue du tournage: « on ne votera plus de la même manière ». J’ai l’utopie de travailler au jour le jour à un monde meilleur avec mes amis, ma famille et dans mes films. C’est donc une piste cette démocratie délibérative mais il y a encore du boulot. Et puis, bosser notamment avec le GSARA, c’était primordial pour moi. Parce que le but de ce projet, ce sont des projections dans les écoles, les centres culturels ou les maisons de jeunes pour créer du débat. C’est d’autant plus important qu’on en parle très peu de la « démocratie délibérative », parce que c’est un sujet qui n’est pas du tout sexy. Je voulais raconter une histoire et ne pas faire un énième film institutionnel rasoir. C’est notre grande réussite je pense.
1Écrivain, historien, archéologue et anthropologue belge. En 2011-2012, il fut l’un des initiateurs et animateurs du G1000, une initiative rassemblant un millier de Belges des deux communautés linguistiques principales, à la recherche d’une autre organisation de la démocratie dans le pays.