A.K.A.

(A propos d’Also known as Jihadi et A.K.A. Serial Killer)

A.K.A. pour « also known as », soit : « aussi connu sous le nom de », acronyme qui lie deux films présentés dans le cadre du 17ème festival Filmer à tout prix. À près de cinquante ans d’intervalle, Also known as Jihadi d’Eric Baudelaire (France – 2017), présenté en sélection internationale longs-métrages, puise son inspiration dans A.K.A. Serial Killer de Masao Adachi (Japon – 1969). Ce dernier film est quant à lui présenté dans la sélection « Cinéma à charge », corpus de films qui tentent, chacun à leur manière, de mettre en évidence une vérité divergente de celle instaurée par les médias, la justice ou l’État quant à une série d’évènements historiques. A.K.A. : en se présentant sous ces trois initiales, ces deux documentaires annoncent leur projet : la mise en évidence des êtres qui se cachent derrière deux effrayants termes génériques – jihadiste, tueur en série. Deux enquêtes, deux recherches, qui opèrent selon un processus similaire et particulier.

Masao Adachi

Dans le Japon troublé de la fin des années soixante (honte du passé fasciste, traumatisme atomique, domination américaine, corruption institutionnelle…) le peuple perd ses repères, les étudiants descendent dans la rue, et bientôt naîtra l’armée rouge japonaise. De ce malaise, un groupe de cinéastes témoigne. Parmi eux, Masao Adachi, collaborateur de Nagisa Oshima ou Koji Wakamatsu, signe quelques films empreints d’anti-impérialisme avant de faire le choix des armes et de rejoindre les rangs de l’armée rouge.

La « théorie du paysage »

A.K.A. Serial Killer est contemporain de cette période. Réalisé en 1969, le film est une application du « Fûkeiron », la « théorie du paysage », énoncée et rédigée par Masao Adachi lui-même. Selon celle-ci, la caméra sert d’outil pour scruter le paysage, y déceler les structures d’oppression qui le fondent et ainsi contextualiser des actes de violence spontanés difficilement compréhensibles en dehors de leur contexte politique, géographique et spatial. À titre d’exemple, le cinéaste choisit un fait divers survenu un an plus tôt : en 1968, Norio Nagayama, 19 ans, a commis quatre homicides dans quatre villes différentes avec le même pistolet, dérobé à un soldat américain. Dans son documentaire, Masao Adachi va donc tenter de déceler comment ce geste meurtrier a été induit par l’itinéraire et les lieux traversés par le jeune homme, des lieux majoritairement urbains, marqués par les pouvoirs et institutions successifs. Mais à l’écran, à quoi cela ressemble-t-il ?

A.K.A. Serial Killer

Le film recourt à très peu de mots. Il s’ouvre et se clôt sur le même carton, qui énonce froidement le quadruple homicide. Au cours du film, une voix-off distante donne à quelques moments de succinctes informations factuelles quant au parcours du protagoniste (une inscription à l’université, un emploi ponctuel, un trajet…). Dépourvu de son direct, le film recourt à une musique de manière quasi-ininterrompue, dont les dissonances entrent parfois en conflit avec les structures architecturales organisées qui sont filmées. Cette musique, couplée à l’emploi de la caméra portée, confère au spectateur une très forte subjectivité, le sentiment d’être à la place de quelqu’un, et parfois même, dans la tête du tueur lui-même. En reconstituant le parcours de Norio Nagayama, Masao Adachi traque un fantôme, et le spectateur fait parfois sortir cet être de son propre imaginaire, se le représentant écolier à vélo tel les anonymes qui traversent le cadre, ou l’imaginant arpenter les halls de gare et autres couloirs souterrains. Jeux sur le rythme, la vitesse de défilement, jump-cuts : c’est principalement grâce au montage que le cinéaste parvient à « matérialiser » son tueur personnage, à lui rendre une humanité au-delà du monstre. Par exemple, le retour régulier à un gros plan sur un tournesol (rare forme naturelle dans une série de paysages domestiqués) servant à incarner le seul moment supposé heureux de son existence.

À charge ?

Avec son personnage issu d’une famille nombreuse mais aux parents absents, A.K.A. Serial Killer s’inscrit dans une problématique récurrente du cinéma japonais (du Voyage à Tokyo de Yasujiro Ozu [1953] au Nobody knows d’Hirokazu Kore-Eda [2004]), celle de la fuite des valeurs familiales au prix de la croissance économique à tout prix. Un système capitaliste entraîné par la domination idéologique et culturelle américaine, dont la présence militaire est montrée du doigt à plusieurs reprises dans le film. Masao Adachi accuse aussi le fonctionnement compétitif et inhumain de la société japonaise, responsable selon lui de l’incapacité chronique de son personnage à trouver une place, à se fixer entre multiples boulots instables, habitats de fortune ou rejets des institutions. A.K.A Serial Killer enchaîne ad nauseam les moyens de transport (trains, avions, camions, voitures, bateaux, vélos…), allégorie d’une fuite perpétuelle, d’une agitation stérile.

Eric Baudelaire

Connu pour son travail de photographe et de plasticien, le réalisateur d’Also Known as Jihadi s’est déjà frotté à l’expérience du « Fûkeiron » dans L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi, et 27 années sans images son documentaire de 2011 consacré au leader de l’armée rouge japonaise, à sa fille, et au cinéaste qui les a rejoint. Aujourd’hui, le projet d’Also known as Jihadi est similaire à celui du film de Masao Adachi, mettre en évidence l’homme derrière le monstre. Eric Baudelaire ne fait pas le portrait-robot d’un djihadiste générique, mais plutôt l’histoire d’un être humain qui gardera sa singularité, sa part de mystère. Si les deux films présentent d’indéniables similarités, détailler leurs différences s’avère également révélateur.

Also known as Jihadi

Tristement ordinaire itinéraire d’Abdel Aziz Mekki, français d’origine algérienne, tenté comme d’autres par le conflit syrien et l’aventure d’une guerre sainte. Caméra portée, Eric Baudelaire filme les lieux arpentés par Abdel, de l’architecture dite criminogène des H.L.M. de Vitry à un bateau pour l’Algérie, en passant par la frontière turquo-syrienne. La musique fait place ici aux sons d’ambiance, et à la voix-off se substituent de nombreux cartons issus de documents officiels, rapports policiers ou documents du ministère de la justice, qui prolongent la froideur institutionnelle de la voix blanche d’A.K.A. Serial Killer. Mais là où le film de Masao Adachi véhiculait une grande part de son propos par son montage (soit l’essence du médium-cinéma), Eric Baudelaire s’interroge plus sur un mode narratif d’accumulation de ces documents écrits, faisant dériver son œuvre sur le terrain du film enquête, de la traque. Ainsi Also known as Jihadi gagne en suspense ce qu’il perd en suggestion, et n’incarne pas ce héros qui nous échappe jusqu’au dernier photogramme (sauf au détour d’une vague silhouette photographiée par une caméra de surveillance).

À charge ? (bis)

S’il a l’avantage d’apporter une dramaturgie, le recours permanent aux documents officiels cristallise aussi la difficulté pour Eric Baudelaire à incarner sa thèse par des moyens strictement cinématographiques. D’ailleurs, la plaidoirie déployée par le cinéaste français semble moins claire que celle de son exemple japonais. Pointe-t-il l’échec de l’intégration pour des familles immigrées face à la posture institutionnelle française (matérialisée par les cachets des documents officiels) ? En effet, après avoir claquemuré la famille Mekki dans un H.L.M., leur fils Abdel peine à s’accommoder à une autre case lors d’une entrée chaotique dans la vie active et finit par considérer l’Algérie (et non la France) comme son « chez lui ». Pour s’en tenir aux images, les structures géométriques et bétonnées de la banlieue parisienne contrastent avec l’ouverture des paysages du moyen orient. Mais la multiplication des témoignages écrits (amis d’Abdel, mère d’Abdel…) éparpille quelque peu le propos.

Norio & Abdel

Les contextes familiaux de Norio, le tueur japonais, et d’Abdel, le djihadiste français, divergent (dysfonctionnelle pour l’un, unie mais « repliée sur elle-même » pour l’autre) mais leurs trajectoires sont bien semblables. Difficultés à trouver leur place, à s’intégrer dans la vie active du système japonais ou français lient indéniablement leurs itinéraires. Toutefois, le parcours scolaire sans heurts d’Abdel vient briser le cliché du candidat au djihad qui aurait dû faire face à un rejet massif des institutions dès sa prime jeunesse. Encore une fois, c’est bien là le résultat à la fois précieux et paradoxal de ces deux exercices de « fukeiron » : remettre le doigt sur la singularité intrinsèque de chaque être, tout en filmant majoritairement des structures déshumanisées. Tous différents et fort heureusement, car tous les libres penseurs, les inadaptés, les iconoclastes, trouvent aussi d’autres chemins que ceux de la violence.

Olivier Grinnaert