Boulots de merde – Rencontre avec Julien Brygo

Rencontre avec Julien Brygo, co-auteur avec Olivier Cyran du livre Boulots de merde ! Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociales des métiers. 

Pouvez-vous nous raconter l’origine du livre qui mène une enquête sur les boulots de merde en France et sur la violence sociale qui s’y déploie ?

Cela fait 10-15 ans qu’Olivier et moi menons des enquêtes avec comme grand leitmotiv de montrer la violence sociale tout en allant questionner les responsables. On a très vite articulé la question de l’exploration sociale de cette violence du monde du travail aux discours médiatiques qui occultent voire qui transforment le monde. Les médias ne font pas qu’observer, ils ont une véritable capacité de transformation. On peut dire qu’ils sont devenus le pouvoir plutôt que le contre-pouvoir. On a toujours travaillé autour de ces thématiques.

Le livre est parti plus particulièrement de l’accumulation de nos nombreuses enquêtes réalisées ces dernières années comme, par exemple, celle sur les chasseurs de clandestins à Dunkerque. Elle représente quasiment 8 ans de travail et est la plus longue du livre. On a eu envie de rassembler quelques-unes de ces enquêtes et en réaliser de nouvelles pour consolider un livre autour de la question de l’utilité sociale des métiers. Nous avions découvert une autre enquête, celle de la New Economic Foundation, qui explique que l’utilité sociale des métiers est indexée inversement à la reconnaissance sociale et au salaire. Il y a également eu l’essai à succès de David Graeber sur les bullshit jobs mais qui, dans son esprit, concernait plutôt les boulots factices. Bien que stimulant, cet ouvrage nous a tout de même semblé un peu faible d’un point de vue méthodologique et de la population observée. On ne peut pas dire que la souffrance au travail et le caractère “merdique” d’un métier soient spécifiques aux cadres qui s’ennuient dans leur bureau avec leur bon salaire et leur scrupules. Graeber considère qu’il faut partir d’un ressenti : “on a un boulot de merde quand on se sent pas bien dans son boulot”. Si on pose la question à un manager de transition ou a un défiscaliseur, il répondra qu’il s’éclate dans son boulot. Selon nous, la question du ressenti n’est pas un bon critère. Il est bien sûr à prendre en compte car il est important de comprendre ce que ressentent les gens au travail mais ne peut être compris comme un critère d’utilité sociale.

Quelle a été votre démarche pour constituer ce panel ? Dans l’introduction, vous écrivez que les boulots de merde constituent une catégorie objectivable et répondent à des critères qu’il serait utile d’identifier.

Oui et il y a aussi d’autres critères objectivables qui sont ce que l’on a appelé “le degré de merditude du contrat”. Depuis plusieurs années, il y a eu une explosion de contrats précaires comme, par exemple, les contrats courts et les contrats “zéro heure”. Cette mode a été lancée depuis la Grande-Bretagne et, en France, ce “contrat “zéro heure” s’incarne dans le CDD d’usage. L’une des grandes caractéristiques d’un boulot de merde est de bosser sans filet, sans aucune protection sociale ni cotisation sociale et d’être pris uniquement pour sa force de travail. Avec Uber et la soit disant économie collaborative qui n’a rien de collaboratif, on retrouve une forme d’exploitation à l’ancienne. On embauche des gens qu’on paye à la tâche et qui sont virés aussi facilement qu’on allume un téléphone. Ces nouveaux contrats sont symptomatiques et sont brandis au nom de la lutte contre le chômage et pour le plein emploi. C’est quand même deux notions qui sont assez capitales dans nos sociétés alors même que le taux de chômage a tendance à s’accroître. La solution des politiques est de trouver du boulot à tout prix. Il nous semble que cette politique du plein emploi mérite d’être placée au crible afin de montrer son vrai visage. Par exemple, “chasseur de clandestin” est un métier qui est conseillé par Pôle emploi…Pôle emploi redirige des gens vers des métiers qui, en plus d’être mal payés, sont profondément destructeurs et inhumains sans même parler de leur inutilité sociale. Pour résumer, ces boulots de merde font l’objet d’un chantage permanent avec une mise en concurrence des travailleurs et un coût du travail toujours revu à la baisse.

A vous lire, on comprend que votre ambition est plus politique que celle de Graeber. Au-delà du développement d’un énième concept à la mode, l’intérêt de votre livre est de décrire avant tout la violence sociale au sein de l’environnement du travail. On comprend votre volonté de réactiver la notion de classe qui est souvent considérée comme obsolète. Vous vous inscrivez à l’opposé des grands médias qui raffolent de toutes ces nouvelles catégories centrées autour de l’épanouissement des individus. Individus qui sont d’ailleurs souvent issus d’une classe supérieure. Il y a, par exemple, ce tout nouveau livre relayé par la presse et qui s’intitule La révolte des premiers de la classe.

Oui, effectivement. Ces petits poupins qui ont été bien nourris au capitalisme, élevés dans les valeurs de l’accumulation du capital, de l’exploitation d’autrui à des fins personnelles, font de grandes études. Beaucoup d’entre-eux se retrouvent à rédiger des mails, faire de la logistique dans des boulots pas hyper épanouissants où, comme l’expliquent Graeber, ils finissent par s’ennuyer profondément et culpabiliser. Ils ont non seulement des scrupules mais aussi le sentiment d’avoir fait de grandes études pour finir par utiliser seulement 10% de leurs connaissances. Ils se sentent arnaqués et la presse est pleine de sollicitude envers ces catégories sociales qui leur ressemblent.

Sociologiquement, les journalistes sont plutôt issus des classes privilégiées que des classes populaires. C’est ce qui explique entre autre l’absence totale de la parole ouvrière dans les médias sauf quand elle est folklorisée. Les mêmes médias qui passent leur temps à décrire la déprime des cadres en passent beaucoup moins à décrire les troubles musculo-squelettiques des travailleurs d’Amazon qui font un demi-marathon chaque nuit dans les hangars en marchant frénétiquement et dont les statistiques de productivité sont envoyées en temps réel au siège aux Etats-Unis. Il y a beaucoup moins de sollicitude pour les femmes de ménage qui travaillent dans l’ombre. Il y a une violence particulière exercée autour de ces métiers dévolus aux femmes en raison de cette longue histoire de séparation des genres qui assigne les femmes à s’occuper du care alors que les hommes sont médecins, chirurgiens ou anesthésistes.

Il y a un grand découpage de genre dans les boulots de merde et les femmes sont les premières à en souffrir avec des contrats courts, des horaires décalés, des faibles paies et un mépris digne de l’entreprise privée.

Il semble qu’on assiste à une désagrégation de la société salariale avec l’atomisation du travail et la prolifération de ces nouveaux boulots qui rappellent les journaliers du XIXe siècle qui avaient uniquement leur force de travail à louer. Aujourd’hui, la différence est qu’on est auto-exploitant grâce à une plateforme en ligne. Il n’y a pas grand chose mis en place au niveau de l’Etat pour lutter contre la prolifération de ces nouveaux métiers caractérisés par l’auto-entrepreneuriat et l’auto-exploitation.

C’est de nouveau dans cette logique de la lutte à tout prix contre le chômage et pour le plein emploi. Tout est bon à prendre et, pour les politiques, il n’y a pas de sot métier. Un boulot c’est un boulot ! C’est leur idéologie et ils ne la cachent même pas. J’ai été interviewé sur France Info par Philippe Duport qui a cette chronique “C’est mon boulot”. Sa première question était “mais quand même, comment osez-vous dire que auto-entrepreneur, livreur, VTC ou Uber c’est un boulot de merde !” et ajouter : “pour les jeunes de banlieues, c’est mieux que rien”.

Macron a tenu exactement les mêmes propos…

Oui, il est animé par la même idéologie qui laisse entendre que les contrats pourris, les boulots où tu te fais complètement piller, voler et où tu dépenses 70 heures pour gagner des clopinettes, c’est toujours pour les mêmes à savoir les pauvres, les immigrés, les racisés, les gens des banlieues et les femmes. Les politiques clament leur satisfaction devant une société de classe avec des gens qui ont un bon boulot avec des bonnes compétences, une bonne reconnaissance sociale et puis, de l’autre côté, des tâcherons qui se tuent à la tâche. Mais c’est bien normal parce que c’est leur place. Effectivement, on avait envie de montrer cette vision de classe car on est bel et bien dans une société de classes sociales même si on nous raconte l’inverse depuis longtemps.

Et donc il y a ce retour grandissant de métier à la tâche …

Oui et je pense que cela va prendre de l’ampleur avec les années qui viennent. C’est le boulot à la carte : vite embauché, vite débauché. De nouveau, les gouvernants sont obsédés par la flexi-sécurité, c’est-à-dire la possibilité de virer quiconque du jour au lendemain. On entend toujours le patronat dire que les règles de licenciement sont terribles et qu’on ne peut plus embaucher ni licencier. C’est faux ! Il existe déjà mille dispositifs pour permettre de baisser le coût du travail et le travail gratuit est en explosion. Le smic n’existe même plus dans bon nombre de secteur d’activité et le travail dissimulé est devenu un sport national. Toutes ces formes de nouveaux contrats comme le service civique assurent des tâches utiles à la société. Malheureusement, ce qui est utile est dévalué et ne mérite pas plus d’un demi-smic. Les jeunes exercent des tâches comme, par exemple, celles de s’occuper des personnes âgées dans les maisons de retraites. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans une société où un tiers de la population va être âgée et en besoin de soin. Il n’est donc pas totalement absurde d’avoir des gens bien formés et bien payés pour faire un travail d’utilité publique. Néanmoins, on préfère remettre ce secteur d’activité au marché et faire porter ces métiers sur des jeunes ou des femmes souvent mal payés, méprisés et obligés d’exercer 3 ou 4 jobs en même temps.

Le service civique est aussi bien encouragé à droite comme à gauche. Au cours de sa campagne, Mélenchon avait appelé à encore plus l’étendre.

Les jeunes, comme les femmes, sont en première ligne pour éponger tous ces nouveaux types de contrats et la liste est digne d’un inventaire à la Prévert ! Ces contrats qui ont été imaginés pour embaucher des jeunes sont appelés les emplois jeunes, le service civique, le contrat en alternance, les stages. Celles et ceux qui sont en alternance sont en même temps à l’école et en entreprise. L’entreprise ne paye rien du tout alors que ces jeunes vont bosser à Carrefour ou à Auchan. C’est du vrai boulot, ils sont manutentionnaires, ils vont chercher les courses pour ceux qui passent dans les drive. Carrefour touche 2000 euros par salarié formé pendant 3 mois. Ce sont de super formations pour devenir un super manutentionnaire ! En 5 minutes, t’as compris la tâche. Le travailleur ne coûte rien et un système de turn-over permet de les jeter car ils finissent épuisés. Ils comptent sur l’épuisement des gens pour faire tourner leur boutique. La grande distribution fonctionne essentiellement de cette manière surtout depuis l’explosion des drive et des livraisons à domicile avec des auto-entrepreneurs qui travaillent pour un prix minable en prenant un maximum de risque et qui finissent pénalisés s’ils arrivent en retard ! Le champ de l’oppression patronale a tendance à s’élargir à l’auto-oppresion patronale.

Quel est votre regard porté sur la robotisation du travail et l’idée qu’une série de métiers vont être amenés à disparaître ?

Evidemment, la robotisation détruit des emplois mais elle en crée aussi. Par exemple, à Lyon, ils ont inauguré une ligne de bus sans chauffeur. A la place du chauffeur, il y a un assistant du robot assis dans le bus avec un i-pad et qui vérifie l’itinéraire. Certes, la robotisation détruit des métiers mais en crée de nouveaux qui sont de bien moindre qualité que les anciens.

Est-ce que par ailleurs les nouvelles technologies ne permettent-elles pas de rendre les travailleurs dociles?

Le meilleur moyen de fliquer les travailleurs, c’est le smartphone. De plus en plus de personnes dans leur métier sont suivis à la trace par leur employeur. Qu’il s’agisse  des camionneurs incapables de pouvoir prendre une pause, des distributeurs d’Adrexo qui sont maintenant suivis par GPS, des éducateur spécialisés également suivis par GPS par une direction qui n’a aucune confiance en eux.

Les travailleurs, plutôt que de développer des stratégies de mobilisation collective, développent des micro stratégies individuelles de résistance comme le sabotage, le fait de lambiner, de refuser de bosser, de poser des arrêts de travail. Cela constituent les signaux d’un grand malaise au travail. Le travail est tout de même la valeur cardinale de nos sociétés, d’avantage que les valeurs comme la démocratie ou la croyance en la République. Ce qui soude un peuple, c’est le boulot. Les gens rencontrent leur conjoint ou leurs amis au travail. Par contre, ces socles sont attaqués car toutes les résistances possibles qui peuvent se créer au travail représentent un danger pour le patronat. J’ai mené une enquête sur les travailleuses domestiques aux Philippines. Dans les écoles où elles apprennent à devenir des bonnes à tout faire, l’un des premier commandement est : “Ne parler pas à vos collègues, ne comparez pas vos salaires, ne discutez pas”.

Dans le livre, vous évoquez les techniques managériales comme celle du lean management. Pouvez-vous expliquer cette nouvelle manière de gouverner en entreprise ?

Le lean management fait croire au salariés qu’ils ont des marges de manoeuvre pour améliorer leur travail. Mais, en réalité, on change les conditions de travail surtout pour améliorer la productivité et augmenter les profits qui sont de toute façon privatisés. La richesse créée bénéficie uniquement à quelque-uns en haut de la pyramide. On va laisser les travailleurs donner leur avis, être impliqués dans la vie de l’entreprise alors même qu’ils devraient être impliqués sur toutes les décisions de l’entreprise ! Qu’il s’agisse des décisions stratégiques, des investissements, des salaires, des conditions de travail. Ce sont eux qui créent la richesse. Il est absolument illégitime que quelque-uns, sous prétexte d’être bien nés, avec la science infuse et de bons diplômes décident pour une masse de gens qu’ils considèrent être des moutons. Le lean management envahit les services publics dans toute l’Europe et le monde entier. Les services sociaux, les services de traitement des humains comme les hôpitaux deviennent toyotisés avec pour slogan “déployez les pratiques industrielles à l’hôpital pour le bien être de tous”…

Vous avez justement pu dire : “L’entreprise, c’est l’inverse de la démocratie”.

C’est d’ailleurs le patron des salades en sachet “Florette” qui a eu cette phrase : “la démocratie ne peut pas s’appliquer en entreprise”. On le remercie car elle a le mérite d’être assez claire. Cela revient à dire que l’entreprise n’est pas le lieu de la discussion collective et de l’élaboration commune d’intérêts. L’entreprise, c’est le lieu de la subordination ou encore de la production des richesses par les travailleurs et de la privatisation des profits.

Ce qui est également digne d’intérêt, c’est la partie du livre qui s’attache à montrer la connivence entre l’Etat et le monde des entreprises (notamment le passage sur Combrexelle).  En plus, le nouveau président français a vraiment tous les attributs du PDG adepte du lean management.

Pompidou était banquier d’affaire, Sarkozy a fait ses mannes dans le privé…

Effectivement, mais Macron représente particulièrement cette philosophie du lean management : annoncer qu’on va délocaliser avec le sourire.

Oui. Il représente l’injonction au bonheur au travail alors que tout indique l’inverse. Il est vrai qu’on pourrait revenir sur quelques-unes des déclarations de Macron qui sont hallucinantes : “Les entrepreneurs souffrent plus que les salariés”. Hier, il a déclaré que l’hôpital souffrait avant tout du temps que passait les gens à l’hôpital. Le principal problème pour lui, c’est que les gens soient dans des lits d’hôpitaux ! Il veut développer l’ambulatoire pour que les malades arrivent à l’hôpital le matin, se fassent opérer et puis rentrent chez eux le soir même. C’est à la famille de prendre en charge le temps de récupération.

Comme avec Trump aux Etats-Unis, les médias se sont échinés à montrer que l’alpha et l’omega de la société c’était de devenir riche et de réussir en écrasant la gueule du voisin, de son collègue. Au final, beaucoup de gens se reconnaissent dans ce cannibalisme libéral et votent pour des millionnaires, des milliardaires, des banquiers, des patrons car ce sont les winners. On a rendu les services publics haïssables pour rendre le privé désirable. On le voit partout : à la poste, dans les hôpitaux et même dans les traitements de la pauvreté avec les Pôles emplois qui sont sous-traités à des officines privées pour la formation des chômeurs.

On est dans ce monde où le capital ne cesse de progresser. Il y a encore quelques gardes fous, quelques contre-pouvoirs mais ils sont également méthodiquement démolis. Une des premières mesures que s’apprête à prendre Macron et qui est un truc crapuleux, c’est de plafonner les indemnités prud’homales. Quelqu’un qui a bossé 30 ans dans une entreprise et qui se fait virer du jour au lendemain a normalement 30 années multipliées par son salaire d’indemnités pour licenciement abusif. On a aussi bien vu ces trois dernières décennies que les salariés ne se battent plus pour garder leur outil de travail ou leur travail mais plutôt pour avoir les plus grosses primes. Il y a quand même un fait de société majeur ici. Il y a un tel fatalisme que les ouvriers ne se battent plus pour garder les usines. En plus, ils savent très bien que les entreprises privées sont de mèche avec les politiques et les autorités. Tout cela pour dire que prendre des mesures comme celles sur le plafonnement des indemnités revient non seulement à augmenter les marges de ces grosses entreprises mais surtout à empêcher des travailleurs à bénéficier d’indemnités qui leur permettraient de voir venir.

La catégorie des chasseurs de migrants (peut-être aussi avec celle des défiscaliseurs) est sans doute la seule pour laquelle il est tout de même difficile d’éprouver de l’empathie ?

Oui, c’est le boulot de merde fait pour des raisons de merde qui existe pour des sales raisons. Le sale boulot. Sale boulot qui existe que par l’inflation des mesures sécuritaires, la peur de l’étranger, la stigmatisation du musulman, la violence à l’égard des pauvres qui n’ont pas la bonne couleur de peau. Nos frontières sont devenues militarisées. Ceux qui font ces métiers sont affectés profondément même s’il y a aussi des anciens militaires qui y trouvent leur compte. Agent de sécurité est quand même un des métiers les plus en vogue et est dévolu aux catégories les plus pauvres. Maintenant, on les assigne même à la chasse de migrants qui ne leur ont rien fait et qui ne présentent aucune menace par ailleurs.

Est-ce qu’il y a d’autres boulots que vous auriez souhaité ajouter à ce panel ?

Un sacré boulot de merde c’est tous ces gens à côté de Macron, ces statues immobiles devant l’Elysée. Des personnes qui sont obligées de rester statiques toute la journée pour représenter la République.

Il y a aussi les agriculteurs qu’on aurait bien aimé traiter car, chaque année, il y a plusieurs centaines de suicides chez eux. Ils sont aussi confrontés à ces même logiques de rentabilité, de robotisation et de dépossession des savoir. Les agriculteurs et les éleveurs qui sont passés sous le régime productiviste de l’Union européenne ne savent même plus comment l’herbe pousse. Ils nourrissent le bétail avec des granulés qu’ils importent et appuient sur un bouton pour déverser les aliments dans des grands mangeoires. La bouffe est mauvaise, les conditions de travaillent sont mauvaises, les salaires sont minables pour les agriculteurs productivistes sauf ceux qui ont d’énormes exploitation. Il y avait une sacrée matière pour montrer la réalité de ces boulots là.

On pourrait aussi enquêter sur les AVS (auxiliaire de vie sociale) qui est le métier le moins bien payé de France selon l’INSEE ou encore les téléopérateur mais qu’on connaît déjà un peu plus notamment grâce à des documentaires qui traitent du sujet.

Est-ce que vous diriez que c’est au sein de ces types de métiers où la perte de sens est souvent décrite que l’on retrouve le plus haut taux de burn-out ? Les enseignants mais aussi les travailleurs du monde associatif seraient les plus touchés ?

Il y a un gouffre entre l’idée qui est faite et la réalité qui génère un profond malaise. Dans nos enquêtes, on a assez peu abordé le monde de l’enseignement alors qu’il y aurait énormément à dire sur la précarisation des contrats et l’explosion des vacataires. En plus, il s’agit d’un métier extrêmement mal payé et mal considéré. Les enseignants sont dans des souffrances assez fortes, liées à la haute idée, comme chez les infirmières, qu’ils se font de leur métier. Enseigner, c’est la passion de transmettre mais quand on est transformé en évaluateur avec l’obligation de justifier son travail toutes les semaines, alors il n’y a plus aucune autonomie.

Un des derniers critères des boulots de merde que nous pourrions aborder ici est celui de l’invisibilité. Il suffit de penser à toutes ces travailleuses d’origine étrangères qui nettoient les bureaux soit très tôt dans la journée, soit très tard le soir et qu’on ne voit jamais. Cela revient à parler de la dimension de genre et de celle des racisés.

Il y a des tâches qui sont pénibles et dont la société a besoin comme, par exemple, le ramassage les poubelles. C’est un boulot qui aux yeux de beaucoup semble très peu reluisant et pourtant lorsqu’il y a grève des éboueurs, ça se voit et ça se sent. On constate que c’est utile sauf que, comme je disais précédemment, c’est toujours dévolus aux mêmes.

Il y a des vraies délibérations collectives à avoir sur la possibilité de redistribuer différemment ces métiers-là car cela enferme des individus dans des destinées sociales sur plusieurs générations. Ce sont souvent des populations issues des anciens territoires coloniaux français qui sont mis tout en bas de l’échelle et qu’il faudrait défendre en premier. Ils subissent des managements raciaux qui mettent des Maliens contre des Sénégalais, contre des Sri Lankais. La SNCF sous-traitent à des sociétés qui pratiquent un management colonial.

Propos recueillis par Aurélie Ghalim.