Auprès d’elle : Filmer un travail invisible 

Fruit d’une collaboration entre l’U.L.B. et le GSARA, le film documentaire « Auprès d’elle » brosse le portrait de trois femmes employées comme aides à domicile. Résonnant parfaitement avec l’une de nos thématiques d’action : « Rendre visible les invisibles », cette œuvre qui met en lumière ce métier méconnu a été co-réalisée par Chiara Giordano1, sociologue, et Benjamin Durand, réalisateur au GSARA.

Chiara Giordano, comment votre recherche est-elle devenue un film et quel a été votre trajet vers le GSARA ? 

Le film a été réalisé dans le cadre de ma recherche actuelle, financée par la région de Bruxelles-Capitale, qui est menée à l’ULB et a commencé en 2018. Lors de la préparation du dossier de financement, j’ai envisagé l’idée de faire un documentaire comme un outil complémentaire aux autres outils que j’utilisais dans ma recherche. Celle-ci a été réalisée avec des méthodes de sciences sociales plus classiques, une partie quantitative avec un questionnaire, une partie qualitative avec beaucoup d’entretiens en profondeur. L’idée de ce film était de montrer le visage de cette partie de la population, ces travailleuses invisibles. En tant que sociologue, je n’avais ni les instruments ni les compétences pour réaliser un documentaire. J’ai donc proposé à l’université de trouver un partenaire. Nous avons lancé un marché public, et avons au final sélectionné le GSARA pour son expérience en termes de documentaire social, ou encore son travail auprès des populations vulnérables.

Qu’est-ce que l’outil documentaire change ou apporte à l’éventail des outils utilisés habituellement en sociologie ?

Chiara Giordano : Le fil rouge de toute ma recherche c’est d’explorer quelque chose d’invisible d’un point de vue sociologique. Les personnes âgées dépendantes sont déjà un groupe invisible, absentes de l’espace public, cachées dans leur propre domicile. Mais quand on parle des travailleuses qui s’occupent de ces personnes âgées, souvent des travailleuses migrantes, parfois sans papiers, là les niveaux d’invisibilité se cumulent. C’est quelque chose dont on ne parle pas et qu’on ne connaît pas, en Belgique, à Bruxelles, comparativement à d’autres pays européens où ce phénomène est déjà plus normalisé, plus institutionnalisé. L’idée c’est donc de montrer ce phénomène, ces travailleuses et leur relation de travail avec les personnes âgées. Dans ce cas, pourquoi ne pas donner de vrais visages, avec des images et des sons, à ce phénomène que personne ne connaît ?

D’un autre côté, mon envie était de sortir du terrain habituel de la sociologie, des milieux académiques, en proposant un outil de sensibilisation qui puisse toucher un public plus vaste, pas seulement un public d’experts, mais aussi des écoles, des associations qui s’occupent des migrants ou qui travaillent dans le milieu des soins et de la santé, des personnes dans une position de prendre des décisions par rapport aux politiques publiques… Il s’agissait de rendre le contenu de la recherche plus visible, avec un public plus vaste.

Comment s’est déroulée la recherche des personnages ?

Benjamin Durand : C’est un travail qui s’est fait en duo. Chiara a rencontré des femmes migrantes ou d’origine étrangère qui s’occupent de personnes âgées à Bruxelles. Elle faisait des entretiens audio qu’elle transcrivait, mais je n’y avais pas accès pour des raisons de confidentialité liées à son travail de recherche. Nous en parlions néanmoins, avant de mettre en place des focus groupes avec quatre ou cinq témoins, et c’est alors que je les rencontrais pour parler du projet de film. Si, de ce processus, nous n’avons rencontré aucun des trois personnages de notre film, il a fait partie du travail d’investigation pour connaître ce métier, pour penser le film et son scénario. Nous étions presque convaincus que nous n’arriverions pas à avoir des gens qui accepteraient d’être devant la caméra. J’ai donc commencé à penser un scénario en me demandant comment filmer l’invisible ou la clandestinité. J’ai beaucoup travaillé sur cette question, au cas où nous ne pourrions avoir que des témoignages sonores.

CG : Avec Benjamin, nous avons parcouru tous les thèmes qui nous semblaient intéressants à montrer. Nous avons beaucoup parlé des rapports de pouvoir, du travail émotionnel, de la charge psychologique de ce travail, toute une série de thèmes qui étaient ressortis des entretiens que j’avais menés. Puis on a exploré un peu les profils en termes de nationalités puisque dans le cadre de ma recherche, j’ai remarqué qu’il y avait des groupes ethniques et des nationalités qui sont plus représentées dans ce travail, et pour finir on a fait des choix. Le premier choix était de trouver des profils dont la formule de travail est 24h/24, soit le travail le plus caché parmi toutes les formules possibles parce qu’il s’agit de personnes qui habitent chez la personne âgée.

BD : Au bout d’un moment, nous avons eu l’idée d’approcher les réseaux communautaires, par nationalité ou zone géographique, parce qu’on sait qu’une entraide se fait notamment pour les personnes qui arrivent en précarité de séjour. Nous savions qu’il y a beaucoup de philippines qui exercent ces métiers-là et avons donc approché la communauté philippine. À Forest (Bruxelles – NdA) une église donne mensuellement la messe en tagalog, les autres fois en anglais, mais ce ne sont que des philippins qui la fréquentent. Nous y sommes allés, plusieurs dimanches, et un jour nous avons rencontré Meliza : nous avions trouvé notre premier personnage. Nous avons par la suite rencontré Noemia via la communauté brésilienne et Petrica, roumaine, nous l’avons trouvée via une étudiante de Chiara.

On ne voit jamais les personnes soignées. Était-ce un choix, une nécessité ou les deux ?

BD : Tout de suite, ça a été un choix: il ne faut pas que les personnes âgées apparaissent à l’écran même si elles doivent être présentes dans le film. « Auprès d’elle » est un documentaire sur un métier basé sur une relation. Cette relation devait exister à l’écran, mais je ne voulais pas qu’elle existe visuellement, d’où le travail sur le hors champ visuel et sonore. Nous avons fait en sorte, au tournage et au montage, de faire exister la personne âgée dans le cadre de sa relation avec la travailleuse. Ce choix était aussi motivé par une question de point de vue: nous voulions être du point de vue des travailleuses, que le film se concentre essentiellement sur cette figure. Par conséquent, il n’y a pas que la personne âgée qu’on ne voit pas, mais on ne voit personne d’autre : ni infirmières, ni famille, ni enfants… Enfin, c’est un peu délicat à dire, mais une personne âgée en fin de vie va tout de suite créer un rapport d’empathie. C’est humain. Je m’en suis rendu compte dès les premiers jours de tournage. Si la personne âgée était dans le champ, l’affect du spectateur aurait pu tout de suite dévier vers la condition de la personne âgée. Pour notre film, il fallait que le processus d’identification du spectateur aille vers la travailleuse.

Les trois personnages ont des traitements narratifs particuliers. Comment chaque personnage a déterminé chaque traitement visuel ?

BD : Ces choix de narration spécifiques à chaque personnage se sont décidés au montage. Avec Petrica, nous filmons le travail en lui-même et la relation avec la personne âgée. Donc, de manière presque permanente, la personne âgée est présente d’une manière ou d’une autre quand on filme Petrica. Ca a été travaillé: nous avons par exemple joué au montage son avec des ronflements, de manière à ce que la relation soit là tout le temps.

Toutes les interviews face caméra de Petrica ont été retirées au montage. Nous avons aussi décidé de ne travailler que sur du plan fixe, j’avais filmé les personnages en caméra à l’épaule à plusieurs moments mais tout a été retiré, de manière à donner une identité à chaque personnage et au film dans son ensemble, à l’exception notable de l’interview de Noémia. Vu le caractère particulier de cet outil narratif dans le documentaire, nous avons décidé que Noémia serait la « personne interview » et ces interviews ont été tournées à l’épaule. On sent une certaine tension dans le cadre. Noémia avait donc cette partie de l’interview. Petrica et la question du travail uniquement en plans fixes, et enfin Meliza. Cette dernière habite seule le lieu où elle a travaillé et où la personne âgée est décédée. On est donc dans un rapport au souvenir où là il s’agissait de filmer l’espace du travail pour lequel j’ai utilisé beaucoup de plans de la maison vide, des cadres photos et décoratifs qui permettent de donner des éléments sur la classe sociale à laquelle appartient la personne dont elle s’occupait.

Enfin, tous les plans extérieurs ont été éliminés au montage, parce que nous nous sommes rendus compte que ce film traitait d’un travail qui se fait à domicile, il fallait que le film ne soit que dans des univers fermés, dans l’espace privé. De par ces choix narratifs et esthétiques, un bon tiers des rushes a été enlevé.

En tant que sociologue, et donc non professionnelle de l’audiovisuel, comment avez vous vécu ce montage radical ?

CG : J’ai vu une série de versions qu’on a discutées, explorées ensemble. J’avoue qu’avant de voir le résultat, j’avais peur d’être déçue ou d’avoir des réserves par rapport aux choix parce que j’étais très attachée à tous les tournages que nous avions vécus ensemble. Il y a eu effectivement des choix assez drastiques, mais tous ces choix qui ont été faits par Benjamin et Pauline Piris-Nury, la monteuse, étaient guidés par des raisons théoriques et cinématographiques avec lesquelles je suis tombée d’accord. Avec ce montage, ils ont réussi à donner le fil de l’histoire et à faire ressortir tous les messages que nous voulions faire passer.

« Flagrant délit de sincérité »

Avez-vous eu accès à l’intérieur de la maison où travaille Noémia ? Le choix de garder ce personnage là en interview a-t-il été lié à sa logorrhée, à la scansion de ses mots ?

BD: Au début, Noémia ne voulait pas que nous tournions chez elle, car elle avait peur d’être contaminée par le Covid et de perdre son travail, donc nous l’avons filmée beaucoup à l’extérieur, dans des formes de mise en scène documentaire qui ne me plaisaient pas trop. Quand nous avons finalement réalisé cette interview chez elle, ça a duré presque deux heures, il y avait un côté exutoire. En regardant les rushes, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas besoin de couper. Dans les trois moments d’interviews montés, il n’y a qu’une seule coupe. Mis à part ça, il s’agit d’un plan séquence d’interview, direct. C’est ce que j’adore en documentaire, ce que Claude Bailblé, ancien professeur et ami, appelait le « flagrant délit de sincérité ». C’est-à-dire qu’au bout d’un moment, la personne oublie la caméra, oublie le cadre et se livre totalement. Sans couper, sans reconstruire un discours. Son flux de parole aide à donner un rythme dans le film.

Dans la partie avec Petrica, les compositions visuelles comportent souvent des cadres dans le cadre, des chambranles de porte en amorce par exemple. Pour créer quel effet ?

BD : Il s’agit de créer l’isolement bien sûr. Un titre envisagé pour le film a été « À l’intérieur » ou « De l’intérieur ». Une des caractéristiques fondamentales du travail du soin à domicile c’est l’espace privé. L’espace privé invisible: on ne sait pas que ces femmes travaillent dans les maisons qui nous entourent. Il y avait donc cette idée d’enfermer via le dispositif cinématographique ces femmes dans les maisons. Créer des espaces clos, intérieurs, renforcés par le travail du cadre. Mais je souhaitais également jouer sur le hors champ, utiliser le lit ou les portes pour ne pas voir la personne âgée mais sentir sa présence hors champ. Pour moi le hors champ c’est quelque chose de majestueux au cinéma, ça ouvre le cadre, c’est magique de penser que dans un espace en 16/9ème fermé, on puisse créer l’impression que quelque chose existe à côté.

L’objectif pédagogique du film a-t-il dicté le traitement de certains sujets ? « Auprès d’elle » évoque pas mal de thèmes sans les approfondir: le statut social de ces femmes, la porosité entre travail et vie privée, la solitude. Sont-ce là des pistes ouvertes pour un travail pédagogique en aval autour du film ou le film doit-il se suffire en lui-même ?

CG : Dès le début, c’était un choix de ne pas donner de réponses, de ne pas expliquer. Le thème est tellement complexe et tellement délicat que chaque spectateur a le droit d’avoir une vision, une relation avec les personnages, avec sa propre expérience. Après, nous sommes tout à fait conscients du fait que plusieurs thèmes sont évoqués sans être explicités. Le résultat est d’ouvrir des pistes et de permettre de discuter, de parler de cette relation de travail de manière assez nuancée. Les débats qui suivent les projections nous ont clairement montré que cette manière de laisser des pistes ouvertes est très efficace pour que les gens puissent s’exprimer et interpréter les choses qu’ils découvrent sur l’écran de manière tout à fait individuelle.

Une deuxième raison de construire le film de cette manière est de donner la parole, vraiment, aux personnages. Tous les thèmes que vous avez énoncés nous frappent, mais ce ne sont pas des choses qui sont explicitées par les travailleuses. Elles sont tout à fait conscientes de la difficulté de leur travail, mais ne se sentent pas comme des victimes.

BD : Ces trois femmes vivent des conditions précaires, tant administratives que financières, un mépris de la société pour leur travail, une invisibilité intrinsèque à la caractéristique du travail. Mais d’abord, nous voulions en faire des femmes dignes. Par la manière de les filmer, de laisser le temps de les voir travailler. Montrer que, avant toute chose, ce sont des travailleuses. Un moment Noémia dit : »Si je pars je ne pourrai pas revenir », c’est très indirect, des personnes comprendront, d’autres pas. Si nous insistons sur le fait qu’elle est sans papiers, c’est ce que le spectateur verra, avant de voir une femme qui travaille. Ceci aussi pour que d’autres femmes puissent s’identifier aux personnages, notamment des femmes qui font le même travail de manière formelle, par exemple des aides à domicile en Belgique ou en France.

Moi, j’avais vraiment envie qu’on rende compte d’un travail, d’une relation, et aussi cette question de l’exil. Les séquences au téléphone ont été travaillées, pensées. J’ai demandé aux personnages d’avoir des conversations téléphoniques, de les filmer, parce que le seul lien qu’elles ont avec l’extérieur c’est le téléphone. Meliza chez elle, est montrée dans trois activités différentes tout en étant au téléphone: elle regarde la telenovela au téléphone avec son copain qui est aux Philippines, elle cuisine avec son copain qui l’entend couper les carottes… Le téléphone était un outil très important pour faire comprendre cette question de l’exil sans que ce ne soit jamais dit clairement.

Enfin pour moi, même si c’est un film qui a une vocation pédagogique, ça ne veut pas dire que tout doit être dit dans le film. Dans mon travail de réalisateur, le fait que cela soit destiné à devenir un outil d’éducation permanente n’est pas pour moi une donnée importante. Cela dit je pense qu’il y a plein de manières différentes de le faire. Ici c’est un film de cinéma. Quand on le projette dans des salles, on se retrouve après dans des situations de débat qui sont pour moi un travail d’éducation permanente de terrain.

Donc, pour toi, le travail d’éducation permanente est fait dans le cadre de l’accompagnement. Ce film accomplit-il une tâche d’éducation permanente si quelqu’un le regarde seul chez lui sur son téléphone ?

BD : Oui ! Même si ce film-là sera plus difficile à regarder seul sur son téléphone. Il est pensé pour être utilisé dans le cadre de projections publiques mais peut totalement être réapproprié par des collectifs, des mouvements, des gens qui s’occupent de cette thématique. A contrario, on peut tout à fait créer un outil qui soit davantage adapté à une diffusion sur téléphone, il faut penser la forme adaptée en fonction de la diffusion.

Le film m’a semblé à charge contre les enfants des personnes âgées. Pourtant leur situation est sans doute complexe, liée à une vie exigeante qui leur permet de soutenir financièrement un tel système. Quel est votre point de vue là-dessus ?

CG : Nous n’avons pas voulu montrer les enfants comme responsables de cette solitude ou de cette situation. Un moment, le personnage de Noémia explique avec ses mots, son ressenti, la question de l’abandon de la personne âgée, mais nous n’avons pas voulu donner de réponse par rapport à ça. Ce n’est pas un jugement de valeur, on ne dit pas comment les familles devraient s’occuper des personnes âgées, c’est juste un constat : plus en plus de familles se retrouvent avec ce type de besoins. Nous menons des vies frénétiques, les femmes travaillent, nous n’avons pas forcément la possibilité de nous occuper des membres de plus en plus vieillissants de la famille et il faut trouver des solutions. Personnellement, je n’ai pas de réponse, mais ce qu’on voit par rapport à la famille dans le documentaire et ce que j’ai vu dans ma recherche aussi, c’est que la famille est toujours présente, d’une manière ou d’une autre. Après, chacun a sa façon de combiner les différentes options et solutions à disposition. Ces choix dépendent d’une immense série de facteurs, ce qui compte c’est de prendre en considération – et ça c’est aux politiques publiques de le faire – le fait que les travailleuses qui sont là jour et nuit pour s’occuper des personnes âgées devraient être valorisées et ce travail considéré et régularisé. Ici, les familles très aisées sont les seules qui puissent se payer ce type de service 24h/24, mais ce ne sont pas les seules familles qui ont besoin de ce type de services. Il faut trouver des solutions abordables pour les familles tout en étant convenables pour les travailleuses.

BD: Pour revenir au film, c’est un travail dont la caractéristique est basée sur un rapport de domination. Ce rapport de domination est de plus exacerbé par le fait que ces femmes travaillent dans l’espace privé, de manière informelle. Sans vouloir aller à charge contre les familles, il fallait marquer ce rapport de classe. Le montage du film cherche aussi à montrer indirectement cette relation de domination. Il ne s’agit pas d’un film militant, ce n’était pas le projet. L’idée c’est d’amener via le cinéma et via des éléments de narration des choses qui vont faire réagir le spectateur ou lui faire se poser des questions, ce qui rejoint encore une fois la vocation de l’éducation permanente.

Propos recueillis et mis en forme par Olivier Grinnaert, coordinateur pédagogique au Gsara

1Chiara Giordano est titulaire d’un doctorat en sciences sociales et politiques (cotutelle entre l’université de Milan et l’université de Bruxelles) et d’un Master en études de genre et égalité des chances. Elle travaille actuellement comme chercheuse au Groupe de recherche sur les relations ethniques, la migration et l’égalité (GERME) de l’Université Libre de Bruxelles. Ses intérêts de recherche incluent la migration des femmes, le travail domestique et de soins, l’inégalité entre les sexes et la discrimination ethnique.