Les enjeux numériques dans le secteur de l’insertion socio-professionnelle

Peu importent la filière et le secteur professionnel concernés, les Centres d’Insertion Socio-Professionnelle (CISP) sont là pour proposer des formations alternatives. Pas uniquement basées sur le savoir et les compétences, elle proposent un cursus pratique pour permettre une réinsertion sociale et professionnelle pour les demandeurs.euses d’emploi qui souhaitent se réorienter ou simplement se former dans un secteur précis.

Le secteur de l’insertion socioprofessionnelle accueille un public souvent précarisé, que ce soit au niveau social ou économique, et qui est rarement sensibilisé aux questions numériques.

Ce public est composé principalement de personnes reculées du monde de l’emploi. Les raisons de cet éloignement peuvent être multiples : manque de qualifications professionnelles, personnes n’ayant pas trouvé leurs marques dans le système scolaire classique ou en situation de décrochage scolaire, personnes avec des parcours de vie accidentés, reconversions professionnelles après des années de travail dans un autre secteur, … autant de raisons individuelles menant peu à peu à une marginalisation et une mise à l’écart par la société.

Les problèmes économiques et le capital culturel moindre (ou plus populaire) font que ces personnes ont généralement un accès limité aux outils numériques et, s’ils ont du matériel, le plus souvent, leurs connaissances numériques sont superficielles[1] . De nombreux lieux offrent pourtant un accès au matériel et des formations gratuites via, par exemple, les Espaces Publics Numériques (dans les maisons de quartier, les bibliothèques…), mais il n’est pas rare de constater que ces personnes ne se sentent pas légitimes et osent difficilement passer le cap.

Comme pour une large majorité de la société, dans le secteur des Centres d’Insertion Socio- Professionnelle, la période COVID a été vécue comme un véritable séisme. Le public, déjà fragilisé socialement, a été confiné chez lui avec rarement d’autres moyens de garder le contact qu’avec un smartphone et les applications les plus connues comme Facebook, Messenger ou Whatsapp, pour ceux qui avaient les moyens de s’acheter de la data ou qui disposaient d’un abonnement internet à la maison.

Si la socialisation a été rompue pour de nombreux stagiaires[2], il en a été de même pour le nouveau parcours professionnel sur lequel ils misaient. En effet, les formations ont été interrompues près de deux mois et il a été difficile de reprendre le cursus de formation pour de nombreux centres. Que ce soit lié à la réglementation du secteur ISP ou au fait que de nombreuses personnes envisagent seulement une année de formation pour se réorienter – la priorité pour elles étant de retrouver un emploi rapidement – cette année a été considérée comme « perdue » pour beaucoup d’entre elles. 

De son côté, dans un premier temps, le secteur a réagi avec les moyens du bord, selon les urgences. La priorité était de ne pas perdre le contact avec les stagiaires. Un vrai travail psychosocial individuel et collectif a été organisé durant l’ensemble des formations afin de travailler avec les stagiaires sur leurs freins, leur confiance en eux ainsi que sur les difficultés sociales et économiques qu’ils rencontraient. L’enjeu était donc de ne pas « perdre » ces participants et de ne pas les abandonner, comme ils l’ont déjà souvent été durant leur parcours de vie.

La mobilisation des travailleurs s’est axée sur plusieurs points. Tandis que le secteur s’interrogeait sur la manière de maintenir le lien social en les appelant régulièrement, en prenant de leurs nouvelles via les réseaux sociaux, voire en proposant des visios en groupe lorsque c’était possible, une problématique prioritaire s’est imposée : le soutien alimentaire. En croisant les informations avec les secteurs de l’Éducation Permanente, du culturel et secteurs sociaux en général, il s’est avéré qu’un nombre grandissant de bénéficiaires rencontraient des problèmes économiques et ne pouvaient plus nourrir leur famille. Durant cette période, des initiatives collectives ont vu le jour. Par exemple à La Louvière, où une « Plateforme COVID » associative s’est mise en place afin d’organiser les distributions de colis alimentaires, en soutien aux petites structures existantes qui se sont retrouvées surchargées du jour au lendemain. Cette Plateforme a été l’occasion de pouvoir échanger à propos des difficultés mais aussi des solutions testées par chacun des opérateurs afin de garder contact avec leurs différents publics.

Parallèlement à cette mobilisation sociale, les équipes pédagogiques ont tenté de mettre en place des formations de substitution, en espérant ne pas perdre le lien avec les stagiaires et pouvoir continuer de les soutenir dans leurs apprentissages.

Si la question pour les EFT[3] a été plus compliquée par leur nature même (métiers manuels notamment) et que les suivis de formations ont été principalement soutenus au niveau psycho-social, les DéFI[4] ont tenté de délivrer les cours plus théoriques sous différentes formes : exercices papiers via courrier, applications et messageries, … le tout dans l’urgence.

Dans un deuxième temps, les CISP se sont organisés et ont commencé à chercher des solutions pour mettre en place de vraies formations à distance. Des cours ont été placés sur des blogs ou des sites Internet, certains sont passés par le téléphone, en individuel, d’autres ont tenté les première visios, avec plus ou moins de succès. C’était une découverte pour tous, au niveau de la manière de faire, mais aussi au niveau des compétences techniques. Un énorme travail pédagogique a été réalisé par les équipes en place pour réussir à proposer, malgré tout, une formation dans ces conditions.

La mise en place de ces formations à distance s’est heurté à plusieurs problèmes, dont principalement, la fracture numérique. Si les équipes de travailleurs en ISP ont dû se former sur le tas et réorganiser les cours, les stagiaires ont été évidemment aussi impactés. Comme expliqué précédemment, même si certains étaient équipés d’outils relativement corrects et adaptés, c’était loin d’être le cas pour la majorité d’entre eux. Et même quand c’était le cas, se posait alors la question du manque de connaissances numériques, voire de l’analphabétisme numérique.

Le second frein lié à la formation à distance était la vie familiale. Difficile de se concentrer lorsque les enfants et/ou les conjoints sont à domicile. Au-delà du bruit et de la vie en communauté, lorsque le ménage disposait d’outils numériques, ceux-ci étaient généralement mis à disposition des enfants pour l’école et les classes virtuelles. Les inégalités sociales, au travers de la fracture numérique et de la formation à distance sont révélées frontalement dans l’intimité des gens. Car, si dans les formations en présentiel, le matériel est fourni et que donc chaque stagiaire dispose des mêmes outils d’apprentissage, la formation a distance a transposé les inégalités économiques et culturelles au sein même de la formation, celle-ci s’étant frayé un chemin dans la vie personnelle des stagiaires.

Pour répondre à cette problématique, les opérateurs, comme les services publics, ont cherché des solutions. Certains CISP ont investi dans du matériel portable sur fond propre, et d’autres ont créé des partenariats ou trouvé des sponsorings avec des entreprises pour financer des ordinateurs ou des connexions internet dès le premier déconfinement partiel. En effet, même s’il était possible de ressortir de chez soi, les formations n’ont pas pu reprendre dans les conditions normales et les CISP ont dû improviser des solutions pour leurs publics.

Contraints par la Région wallonne de continuer la formation à distance (sauf exceptions) en 2021, les CISP ont bénéficié d’une subvention spécifique appelée « coup de pouce numérique » destinée à l’achat d’ordinateurs portables.  Une aide indéniable, mais concrètement, pour certaines filières, la formation à distance restait compliquée. Cela a demandé aux équipes en place une grande adaptation pédagogique mais surtout, cela n’a pas réglé tous les problèmes puisque tout ne peut être appris sur ordinateur. Certaines filières (orientation, bureautique, …) ont d’ailleurs eu plus de facilités à travailler en FAD que d’autres car les cours étaient plus facilement « adaptables ».

Les formations ont maintenant repris quasi normalement et les différents opérateurs peuvent enfin prendre un peu de recul face à la crise vécue durant près de deux ans pour en tirer des constats. Malgré toutes les difficultés, le secteur s’est accroché et a mis en place une dynamique nouvelle à travers ces outils numériques. Il faut souligner que le public lui-même a fait preuve de résilience et d’adaptabilité.

Le numérique a été une des solutions pour garder le contact, le lien avec les publics et pour ne pas couper l’aspect social et les projets professionnels des bénéficiaires. Pour autant, de nombreuses interrogations quant à son utilisation restent en suspens.

Si le digital a permis d’assurer a minima un suivi psycho-social, s’est posé la question du caractère synthétique, artificiel de ces rencontres. Au fur et à mesure des mois, l’enthousiasme a fait place à la lassitude et, force est de constater que les échanges en visio n’égalent jamais ceux en présentiel. Une barrière subsiste entre les personnes, et les travailleurs sociaux font face à une plus grande réserve des stagiaires que lorsqu’ils ont la personne directement devant eux.

Les cours collectifs à distance ont eux aussi été remis en question. Lorsque les participants font entrer leur intimité dans le cadre de la formation (cadre de vie, contexte familial et les difficultés de concentration que cela peut amener) via leur webcam, on peut aussi s’interroger sur la place que prend une formation professionnelle dans un tel contexte. Pour résoudre cela, évidemment, il existe des fonds et des filtres pour anonymiser les décors, mais suivre une formation dans un cadre professionnel et suivre une formation à distance, chez soi, dans un cadre privé n’a pas le même impact. Que ce soit au niveau de la qualité du cursus ou de la cohésion de groupe, il y a des choses qui ne peuvent se retranscrire par le virtuel.

De nombreux centres envisagent de maintenir certains modules à distance afin de développer les compétences de télétravail qui semblent maintenant incontournables. Mais le secteur s’interroge malgré tout sur la pertinence de développer ce volet car, même si des moyens ont été mis en place pour travailler avec les publics sur la fracture numérique, celle-ci n’a pas disparu pour autant. Et c’est à la source que les problèmes sont les plus criants. Les secteurs publics et privés numérisent à tout va, comme s’ils partaient du postulat que l’accès au numérique était un acquis et poussent l’entièreté de la population à les suivre. Mais que faire pour les personnes qui n’ont pas accès à internet de manière personnelle ? Que faire pour les personnes n’ayant pas les codes du numérique ? Évidemment des structures travaillent et sont ouvertes à tou.tes, que ce soient les EPN ou les opérateurs PMTIC. Mais ces derniers mois, on se demande où sont passés les publics et il serait intéressant de se pencher sur la désertion de ces espaces, malgré les moyens dégagés pour les rendre visibles.

Alors que le Forem passe au Figital[5] pour contacter les demandeurs.euses d’emploi, comment faire pour ne pas passer à côté de la population qui n’a pas accès au numérique ? Si les personnes adressées aux CISP ne sont contactées que par le biais d’internet, comment les autres vont être prises en charge et soutenues dans leurs démarches professionnelles ? Pour les formations, le recrutement continue, mais il semble que, de plus en plus, les personnes concernées soient aux abonnés absents. Comment faire pour que cette tranche de la population ne soit pas laissée sur le bord de la route, à nouveau ? N’est-ce pas déjà le cas lorsque la population contacte son administration communale pour un rendez-vous et qu’elle est invitée à réserver un créneau horaire via le net et uniquement par ce biais ?

Alors que tous les services tendent vers le numérique et la simplification administrative, on peut se demander si nous n’allons pas inexorablement vers une marginalisation accrue des personnes précarisées et souffrant de fracture numérique, aggravant par là les inégalités sociales déjà existantes.

Lindsay Dumma, Responsable régionale GSARA La Louvière


[1] Cette dernière constatation s’appliquant par ailleurs à une grande partie de la population, même si l’accès aux outils s’est largement répandu ces dernières années, via tablettes et smartphones

[2] Par stagiaire est entendue la personne sous contrat de formation avec un CISP

[3]   Entreprises de Formation par le Travail

[4]   Démarche de Formation et d’Insertion, qui proposent des formations en alphabétisation, en orientation professionnelle ou dans des secteurs comme la vente, la bureautique, les services aux personnes,…

[5] Expression – anglicisme tirée du marketing :Méthode de vente qui associe un point de vente physique et l’accès à internet. Dématérialisation et limitation des contacts physiques en passant par les outils numériques.