Quelle valeur historique et/ou journalistique pour les images tournées à l’aide de smartphones ?

Dans toutes les mains, dans toutes les poches, les smartphones précipitent notre immersion dans l’ère numérique, à l’instar de la numérisation forcenée des services ou de la crise sanitaire. Les smartphones ou le symbole de notre complicité à la révolution technologique, l’interface entre l’humain et l’information personnalisée, décontextualisée, géolocalisée, consommée. Au-delà d’un usage passif, ces extensions quasi cronenbergiennes du corps humain sont le vecteur pour tout à chacun du partage d’informations (photos, vidéos, sons) que l’on jugera bon de jeter en pâture à la face du monde, qu’il s’agisse d’un chaton trop kawaï ou d’images d’exactions militaires.

De cette orgie de pixels, des enquêteurs, des chercheurs, des journalistes ou même des citoyens effectuent un devoir logique de filtrage, de vérification, de hiérarchisation, d’attention à certaines informations qui risqueraient d’être noyées dans la masse. Leurs remises en contexte et autres commentaires éclairés sont plus que jamais essentiels pour mettre en valeur une partie de ces informations, dont le mode de diffusion amoindrit la puissance d’impact, ou a contrario, essentiels pour démonter certaines autres infos placées en tête de gondole par les algorithmes opaques du net. Encore une fois, il s’agit de prendre le temps de s’extraire du flux, de réfléchir, de ralentir, alors que l’ensemble de la culture technologique élève la rapidité en vertu.

Après cette introduction, amère reflet d’une société qui peine à reprendre son souffle après la pandémie, remettons en contexte. Le 10 juin dernier le GSARA a organisé, dans le cadre du 5ème « Festival online des réalités sociales COUPE CIRCUIT », une émission de réflexion autour de la valeur journalistique et/ou historique des images tournées à l’aide des smartphones. En compagnie d’Aurélie Aubert (Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, spécialiste du journalisme numérique – Université Paris 8), Gaëtan Gras (Enseignant et journaliste, Institut des Hautes Études des Communications Sociales) et Philippe Dam (Directeur plaidoyer auprès de l’Union Européenne pour l’ONG Human Rights Watch) nous avons parlé d’objectivité journalistique, de fake news, de journalisme citoyen. L’émission est disponible en replay, mais nous vous proposons ici d’en extraire quelques morceaux choisis.

LES IMAGES MISES EN DOUTE

Dans un contexte de crise doublé de l’afflux perpétuel de sources d’informations, les images tournées à l’aide de smartphones sont constamment soumises à suspicion, mises en doute. En tant que témoignages d’événements, ce nouveau type d’images pose-il de nouvelles questions ou s’agit-il de vieilles problématiques adaptées à de nouveaux moyens ?

Aurélie Aubert : « Les fausses informations, les rumeurs, en un mot la propagande, ça a toujours existé. Certes les images sont beaucoup plus accessibles, et c’est aussi techniquement beaucoup plus facile de les trafiquer. Aujourd’hui nous avons des mécanismes pour démonter ces fausses informations, notamment le fact-checking dans les rédactions, même si paradoxalement cela met davantage en valeur certaines fausses informations. C’est à dire votre journal préféré fait un focus sur une fake news pour essayer de la démonter et ça lui donne plus de publicité, ça c’est un peu nouveau. (…) Mais la méfiance vis-à-vis des médias est ancienne. On considère que l’âge d’or de la presse s’est arrêté en 1914. À cette date précise, les médias ont commencé à raconter n’importe quoi sur la guerre 14-18 et c’est à partir de là qu’on voit baisser la confiance dans les médias. D’une manière générale, le manque de confiance dans les élites, qu’elles soient politiques, journalistiques, dans la justice, l’enseignement, cela date des années 80, 90 et puis ça s’accentue. Nous sommes dans un mouvement de fond. (…) L’éducation aux médias est centrale, on voit bien que nos étudiants ont parfois du mal à repérer d’où vient l’information parce qu’elle est très courte, décontextualisée. D’un autre côté, les médias sont victimes de leur succès, c’est à dire que l’on consomme de plus en plus d’informations. Plus vous avez de gens qui consomment, plus vous avez de possibilités de vous tromper, de mal interpréter. »

LE BIAIS SUBJECTIF

Via smartphone ou ordinateur, le nombre de filmeurs, rédacteurs et diffuseurs d’informations a explosé. Chaque utilisateur du web, avec son vécu, ses valeurs, ses intentions dans l’usage des réseaux sociaux (sa recherche plus ou moins grande de l’attention), peut produire de l’information. Nous sommes donc face à l’expression d’un « moi », et les récepteurs d’informations doivent prendre en compte ce biais subjectif individualisé, là où un journal, un média, possède sa propre ligne éditoriale, sa propre coloration idéologique qui était connue par le récepteur.

Aurélie Aubert : «  Même le journaliste professionnel est subjectif, il arrive avec ses valeurs, avec ce à quoi il est formé, ce à quoi il croit, le média pour lequel il travaille… Même quand on pense travailler avec des informations neutres telles que des données de géolocalisation, en réalité ce sont des données qui appartiennent à quelqu’un. Si un journaliste veut utiliser une base de données d’un organisme public, les hôpitaux ou la police d’une ville, ces données sont construites, via une manière de les avoir collectées, compilées. L’information n’est jamais totalement neutre, on la récupère via des données d’un satellite et si l’État veut vous en barrer l’accès il le peut bien sûr. La neutralité totale n’existe pas. »

Gaëtan Gras : « D’ailleurs souvent on préfère le terme « honnêteté » à celui de « subjectivité ». À partir du moment où un journaliste traite une information il arrive avec un bagage privé et professionnel dans son traitement. Ce qu’on attend de lui c’est plutôt une honnêteté vis à vis des faits relatés. Nous ne sommes  jamais à l’abri d’une manipulation. Les métadonnées peuvent être trafiquées par exemple. Il y a toujours une distance à avoir vis à vis du fait avant de le transformer en information. »

RÉCEPTION / DÉCONTEXTUALISATION

L’interaction entre l’émetteur et le récepteur n’a jamais été aussi rapide. Avec nos nouveaux modes de consommation, les images se trouvent décontextualisées et leur force souvent amoindrie. Dans son film Un Pays qui se tient sage (2020), le journaliste David Dufresne projette des images de violences policières et propose à des témoins de les commenter. Il s’agit de sortir ces documents de leur usage direct et individuel, pour leur redonner leur puissance, leur importance. Le rôle du journaliste reste donc central pour reprendre ces informations, les remettre en contexte et prendre le temps de l’analyse.

Extrait du film « UN PAYS QUI SE TIENT SAGE » de David Dufresne.

Gaëtan Gras : « C’est toute l’importance du travail journalistique qui est effectué. Toute l’importance de la recontextualisation des informations. Il faut prendre le temps de l’analyse et du traitement et ce même si cela devient de plus en plus compliqué dans le contexte journalistique parce qu’effectivement, cela demande un gros investissement de détacher des journalistes pour faire ce travail de fond. On en arrive au problème socio-économique de la presse : a-t-elle encore les épaules financières pour fournir ce travail au long cours ? Selon moi, c’est un combat à deux vitesses. D’un côté on traite l’information très rapidement pour expliquer en temps réel ce qui se passe et de l’autre côté il y a ce travail sur le temps long, davantage dans l’analyse. »

Au delà de la transmission d’informations, Philippe Dam, de l’ONG Human Rights Watch, donne un exemple qui démontre l’importance historique de ce travail de recherche au long cours : « Aujourd’hui Human Rights Watch a sorti un rapport sur les attaques à Tcherniguiv au nord de l’Ukraine, on a pris trois mois pour enquêter, documenter, récolter des preuves, interroger des victimes, utiliser certains contenus vidéos et photos pour arriver à ces conclusions. Et c’est fondamental que notre organisation ou les médias prenions ce temps pour présenter ces informations et fassions en sorte que ces informations soient encore valables plusieurs semaines, plusieurs mois après les faits eux-mêmes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir les informations brutes mais aussi revenir en arrière pour avoir une analyse plus construite, plus globale sur ce qui s’est passé. »

L’OPEN SOURCE INTELLIGENCE ou OSINT.

L’une des missions de Philippe Dam au sein de Human Rights Watch consiste à constituer des dossiers judiciaires recevables devant une cour pénale internationale. Ces dernières années, les images collectées sur internet constituent un nouvel apport primordial: « Nous documentons les violations des droits humains. Pour nous, l’imagerie, les vidéos s’ajoutent aux preuves initiales (témoignages des victimes, expertises de terrain), on utilise les photos et les vidéos récoltées sur les réseaux sociaux mais aussi sur des canaux tels que Telegram, ou encore de l’imagerie satellite afin de corroborer ces sources. Dans ce but, nous avons créé il y a quelques années un « Digital Investigation Lab » dans lequel des experts procèdent étape par étape pour collecter ces documents et les utiliser dans une recherche qui soit crédible et approfondie.

La plupart des données utilisées sont dites Open Source c’est à dire qu’elles sont disponibles librement et ouvertement sur internet. Nous n’utilisons pas seulement ces données, mais parfois d’autres qui nous sont fournies directement par les victimes. Les défis sont nombreux: d’abord ceux de la collection de ces images, comment agréger le contenu afin qu’il soit utilisable dans le cadre de nos enquêtes ? Pas simple de collecter ces documents de la manière la plus inclusive, mais aussi la plus étroite possible, parce que documenter l’ensemble de ces sources peut devenir complètement ingérable pour des petites équipes d’experts qui ensuite analysent leurs contenus. »

Gaëtan Gras précise : « L’Open Source exploite toutes les sources d’informations qui sont accessibles au public. Principalement numériques, elles peuvent être parfois physiques, des archives, une bibliothèque, des journaux, c’est un condensé de toutes ces informations qui sont librement accessibles pour le public. Ce qui différencie un simple utilisateur d’experts tels que ceux du Digital Investigation Lab de Human Rights Watch, ce sont aussi les capacités physiques et technologiques pour automatiser certains processus de récolte et de traitement de ces informations, étant donnée la quantité de données qu’il y a de temps en temps à aspirer. »

Outre le défi technique de la collecte pure, Philippe Dam détaille le processus de vérification des images : « Par la suite, nos analyses consistent à vérifier que ces images n’ont pas été modifiées de façon malveillante, à les authentifier en utilisant des métadonnées qui confirment l’heure ou le lieu de captation de ces images, grâce entre autres à des caractéristiques visuelles, comme par exemple le climat, la lumière, qui peuvent confirmer l’heure à laquelle l’image a été faite. »

L’ensemble de ces pratiques d’utilisation et de recoupement des données Open Source pour vérifier des informations est appelé communément OSINT, pour « Open Source Intelligence », Gaëtan Gras détaille: « À la base c’est une discipline empruntée aux services de renseignements, mais elle est désormais utilisée par n’importe qui : un service R.H. qui veut vérifier les compétences d’un potentiel candidat, les forces de l’ordre pour faire de la reconnaissance sur une cible, et maintenant les journalistes qui en ont emprunté certaines techniques pour récolter des informations ou nourrir leurs récits. »

Pour décrire précisément ce qu’est le « Journalisme Open Source », nous nous penchons sur le cas du site web de journalisme d’investigation BellingCat qui publie des résultats d’enquêtes de journalistes professionnels et citoyens sur les zones de guerre, les violations des droits de l’homme et la criminalité financière. L’un de leurs coups d’éclat fut de constituer une série de preuves inculpant des miliciens séparatistes pro-russes combattant en Ukraine dans la tragédie du crash du vol Amsterdam-Kuala Lumpur de Malaysia Airlines en 2014. L’extrait suivant est particulièrement éloquent sur leurs méthodes :

Entre fascination pour la méthode et peur de la surveillance généralisée, la frontière entre document « Open Source » ou document protégé semble particulièrement poreuse, questionnable, facilement outrepassée ou remise en question.

Gaëtan Gras : « L’OSINT n’est pas un système de hacking, on ne pénètre pas dans des systèmes, on ne pénètre pas sur des plateformes protégées par des logins, par des mots de passe ou un quelconque système d’authentification. (…) Dès qu’on identifie un système d’identification ou qu’on voit « intranet » dans l’URL, ce genre de signaux d’alerte, c’est le moment de s’arrêter, l’étape à ne pas franchir pour rester dans les clous de la légalité. »

UN OUTIL SUPPLÉMENTAIRE

Certains observateurs y voient l’avenir du journalisme et nous irions vers la fin de l’envoi de journalistes à l’étranger. De ce fait, tout ce qui n’est pas traduisible en données numériques est-il condamné à n’être repris nulle part, effacé de la mémoire collective, de l’histoire officielle ?

Aurélie Aubert : « Je ne pense pas du tout que cela vienne remplacer le journalisme traditionnel, bien au contraire. j’ai tendance à penser que tous ces types de journalisme peuvent tout à fait cohabiter. On a besoin  de journalistes qui savent traiter les documents en Open Source, et on a besoin de journalistes sur le terrain. La guerre en Ukraine l’a montré, ce sont des journalistes très expérimentés qui vont sur place, qui ramènent les images, ce sont celles là que l’on voit majoritairement via la télévision (qui reste le média principal) et on a tendance à surestimer tout ce qu’il y a sur le web. (…) Il y aura toujours besoin de journalistes qui vont sur le terrain. Il est nécessaire de comprendre d’où viennent les vidéos partagées, comment elles ont été tournées, par quel biais elles parviennent aux journalistes, etc. Tout ça ce sont des choses qu’il faut apprendre et cela s’apprend de plus en plus dans les écoles de journalisme. »

Philippe Dam : « Les photos, les vidéos seules, d’après notre perspective, ne peuvent pas constituer des preuves uniques, elles s’ajoutent, permettent de compiler plusieurs faisceaux d’indices qui nous permettent d’arriver à nos conclusions. La recherche sur le terrain est essentielle pour le travail que nous menons et que mènent d’autres enquêteurs que ce soient des journalistes, d’autres O.N.G.s ou les procureurs de systèmes judiciaires nationaux ou internationaux. »

L’INTÉGRALITÉ DE LA VIDÉO :

Propos recueillis et mis en forme par Olivier Grinnaert