Isabelle Detournay: « Entre bien faire dormir le public et respecter les gens que je filme, mon choix est fait »

Nous avons rencontré Isabelle Detournay au dernier Festival Coupe Circuit, à Bruxelles, au détour de sa participation à une table ronde sur la question de l’immersion dans le cinéma documentaire. Nous en avons profité pour nous entretenir avec elle au sujet de son premier film Pendant que Nicoleta travaille, tout juste sélectionné au Festival « Kasseler Dokfest » .

Bucarest, secteur 1, gare du Nord. Ilinca, Melinda, Nicoleta et Nella se battent chaque jour pour survivre. Une amitié se noue peu à peu entre elles et la réalisatrice, malgré la présence incessante de l’argent, la brièveté de ses séjours en Roumanie, malgré la barrière de la langue, malgré la drogue et les blessures.

CT : Quel est le point de départ de votre film ?

ID : Je rencontre d’abord Nicoleta au Subway. Il y a moi, la baie vitrée et la rue. Je reste là un certain temps. Elle vient débarrasser la table et je la remercie, en utilisant le seul mot roumain que je connais. Ensuite, je rencontrerai une à une les trois femmes qui vont devenir les trois protagonistes du film. Je les suis au quotidien, celui qu’elles veulent bien me donner.

C’est aussi un film sur le méta, sur la communication. Je n’ai pas étudié le sujet, ni la langue roumaine. Cette naïveté est devenu un outil, une base de travail. J’ai une formation d’assistante sociale, et puis de photographe. Et on m’a toujours dit « ah c’est pour ça ». Comme s’il fallait se justifier pour approcher ce monde-là. On me dit que j’ai la méthodologie pour le faire. Or il ne s’agit pas de cela. Au-delà de toutes considérations, pour moi, il n’y a rien de pire que de ne pas en parler. C’est pour ça aussi que j’ai choisi ce titre, pour dire qu’on ne va pas appeler ça « les vies misérables autour de la Gare du Nord ». Nicoleta, c’est moi, Nicoleta c’est nous. C’est aussi l’idée de concomitance, au-delà du ici, maintenant. Ce qui m’intéresse, c’est aussi ce qui se passe ailleurs, pendant que nous sommes ici. Colum McCann, dont j’aime beaucoup le travail le dit aussi dans son titre «Et que le vaste monde poursuive sa course folle ». À mon échelle, c’est ce que j’ai voulu faire :  voir ce qui se passe à un endroit précis, une idée d’un constat, simplement. Il faut pouvoir parler de « ce » monde.

CT : Le film ouvre sur une série de photos avant de passer proprement au film. Ce qui représente aussi votre parcours.

ID : Un moment, dans ce contexte particulier de la rue, je me suis dit que la photo ne suffisait plus. Que cela ne pouvait plus faire avancer les choses. Les gens allaient passer devant, et puis quoi ? Je me suis donc dit qu’il fallait que je filme. Mais je ne sais pas filmer. Dans son dernier film, Agnès Varda dit qu’elle a filmé là où elle était avec ce qu’elle avait. Et puis finalement, par exemple, ces images sur les luttes des Black Panters en Californie elle est la seule à en avoir réalisées, et c’est un réel document à présent. Alors je me suis dit qu’il était temps d’arrêter de me cacher derrière le fait que je ne savais pas filmer. La question de la légitimité ou de la non-légitimité, c’est aussi une posture, un prétexte. Dire je peux pas, j’ai piscine, c’est très commode.

Sur le plan formel, ce qui m’intéresse, c’est de prendre la photo où tout le monde, en la voyant, se dit qu’il aurait pu la faire. D’être donc à l’opposé de l’idée de prouesse. C’est ce que j’ai cherché ici aussi. Pour prendre une photo, je dois m’oublier, évacuer tout savoir. Quand c’est quelqu’un de très différent, c’est encore plus intéressant. Nicoleta, ça pourrait être moi. C’est un autre destin. Ce sont des femmes aussi. Je me suis sentie hyper privilégiée d’être avec des femmes dans ce contexte difficile de la rue.

CT : Ce vous filmez aussi, c’est la misère. Souvent laissée en contre-champ de nos réactions de déni, qui a comme effet son invisibilisation, les choses sont ici inversées.

ID : Il y a un pont pourtant. Nicoleta. Qui, elle, a connu les deux mondes. Mais oui, je filme la pauvreté, la misère, le quotidien, sans être dans le misérabilisme. C’est dur, mais entre choisir de bien faire dormir le public, ou respecter les gens que je filme, mon choix est fait. Quand je dis respecter, c’est à mon petit niveau parce qu’être « juste », je ne sais pas ce que ça veut dire. Et puis, ce n’est pas que j’ai envie d’indisposer le spectateur, c’est que moi-même, je ne suis pas pas bien à ce moment. Les classes sociales, les inégalités sociales, cela me travaille. C’est bateau de parler de cela. Mais, dans le concret, froidement, sans pathos, la question que je me pose, c’est à quoi j’ai accès, ce que j’ai, ce que j’ai reçu. Ilinca, je ne connais pas sa vie, mais je suis épatée de la façon dont elle s’en sort. Je fais des photos, je fais ce film, pour comprendre le monde, avec ce que je suis. Ce n’est pas facile, il faut pouvoir tenir sur ses jambes. Voir ce que j’accepte ou non. Ilinca, quand elle a été hébergée un moment, je ne l’ai pas suivie. Si l’une ou l’autre se retirait du cadre, quand bien même ce n’était pas leur choix, je les laissais faire.

Sur le plan où je filme sa gangrène, c’est elle qui me dit de la filmer. Le plan est dur. La réalité est pire. Je ne sais pas comment cela va être perçu mais je voulais montrer cette souffrance. Je ne vais pas changer sa vie. Mais juste faire des images. Pas par loyauté du geste ni pour dénoncer, parce tout le monde le sait déjà, mais pour partager. C’est pour donner de l’importance aux choses. La durée de la scène, mon silence, cela me remet à une place très horizontale, dans un rapport humain.

CT : Dans le film, elles vous parlent en roumain, langue que vous ne comprenez pas. Comment cela se passait pour vous et qu’est-ce que ça signifiait de vos rapports ?

ID : Au début, je posais des questions. Elles répondaient souvent à côté évidemment. Puis, les questions se sont effacées.

Au moment où Ilinca me raconte la mort de son amie, je n’ai rien compris de ce qu’elle me disait. Mais j’ai insisté pour qu’elle continue en roumain. Je l’ai découvert deux à trois mois plus tard, les choses qu’elle dit à ce moment sont très intimes. Peut-être que cela lui a été possible du fait de la bulle dans laquelle elle était face à moi à ce moment-là. Elle me fait cette longue déclaration, qui a valeur de lettre.

Il arrivait qu’elles prenaient le contrôle, qu’elles me disaient quand et quoi filmer. En immersion, on parle souvent des gens qui nous oublient. Elles, au contraire, savent très bien que je les filme, que je les prends en photo. Ce n’est pas une question de domination. C’est un accord entre nous. À certains moments, elles en jouent. Comme lors de la séquence où Mélinda arrive à la fin de sa cigarette, la lance et dit « Go planet ». Mais peu importe la question du jeu ou non à ce moment, je trouvais ça génial.

Melinda, elle, est arrivée quasiment de force dans le film. Elles se sont souvent invités toutes seules. Moi, je n’ai pas fait grand-chose pour cela. Tout ce que je sais à ce moment, c’est qu’il faut enregistrer. Il faut que des gens entendent ça. Pas par poésie, mais parce que c’est aussi notre vie en 2022, contemporaine, hyper connectée, déshumanisée. Je ne sais plus qui m’a dit qu’il ne se doutait pas que « ces » gens avaient des relations aussi longues que l’on voit dans le film. On croit qu’il n’y a que nous qui avons une vie structurée, contrairement à eux. Quand je vois le compagnon de Melinda qui s’occupe d’elle, c’est magnifique.

CT : Votre voix en off accompagne le film.

ID : J’ai une pratique de l’écriture depuis longtemps. Sans montrer mes textes, ni même les relire. Ici, il s’agissait pour moi de consigner. De pouvoir avoir une trace de mon état d’esprit à l’instant t, avant que la chose ne se transforme. Je ne voulais pas risquer que le temps édulcore les choses. Mais rester au plus près de la nuance que je recherche. À ce moment-là, je ne savais pas que je l’utiliserais. Ce n’est qu’au moment du montage que cela s’est fait. J’ai ressorti les photos, puis le journal écrit. Pendant une semaine, on a refait le voyage avec Lucrezia Lippi, la monteuse : le film, les vidéos, les photos, ce que j’avais écrit : on a effectué un travail très méthodique. Tout le travail autour du journal a ensuite consisté à enlever mes états d’âme, qui n’intéressent personne. Ces traces écrites -traces aussi de ce que je n’avais pas filmé- en plus de ce que j’ai écrit pendant la période de montage, sont alors devenues la voix-off du film.

C’est cette dernière qui pour moi le légitime d’ailleurs. Je ne suis pas sociologue, je n’ai pas les bases avec les gens de la rue que je filme. J’ai un côté Dumbo, maladroit. C’est ce qui m’a permis de tenir sur la durée. Je ne pouvais pas tricher. Ce n’est pas que j’étais à égalité avec elles, mais je ne pouvais pas surplomber le sujet.  Il fallait que je sois présente. Dans ce sens, le temps ne passe pas de la même façon. Je devais être au diapason. C’était presque de l’ordre de la performance physique. Il ne s’agissait pas de dire « j’ai assez de matos, j’y vais ». Ce n’était pas moi qui rythmais ce temps. L’écriture était aussi de cet ordre : j’écrivais jusqu’à l’épuisement. J’allais au bout de ce que je pouvais donner. L’immersion me fascine. Perdre de vue tout ce que l’on sait. Ne plus avoir pour soi que ce qui appartient au ressenti.

À (re)voir, cette émission-débat en présence d’Isabelle Detournay

Propos recueillis et mis en forme par Nadid Belaatik