Directive Copyright, parole à la défense : l’avis des sociétés de gestion collectives de droits d’auteur. Entretien avec Tanguy Roosen.

Après un long chemin pavé d’embûches, la nouvelle Directive européenne sur le droit d’auteur a finalement été votée au Parlement européen le 26 mars dernier et devra être adaptée aux différentes législations des vingt-sept1. Afin de compléter notre travail d’investigation et de compréhension des tenants et aboutissants de cette date dans l’histoire du contrôle des contenus diffusés sur internet, nous avons souhaité donner la parole à un représentant d’une des sociétés de gestion de droits collective, dont les positions sont critiquées par les opposants à cette Directive.2

Tanguy Roosen est directeur juridique des délégations belges de deux sociétés de gestion collectives françaises : la S.A.C.D. (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) active dans le domaine de la fiction (spectacle vivant, œuvres radiophoniques ou audiovisuelles) et la S.C.A.M. (Société Civile des Auteurs Multimédias) active dans le domaine du documentaire (visuel ou audio), ainsi que dans le domaine de l’écrit.

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Avec l’adoption de la Directive sur le copyright, les institutions européennes ont clairement opté pour une adaptation du cadre législatif du droit d’auteur dans notre environnement numérique. Quel est le point de vue de la S.A.C.D. sur cette réforme ? Dans quelle mesure cette Directive modifie-t-elle le rapport de force entre les sociétés de gestion de droits d’auteurs et les géants du web ? De votre point de vue, est-ce suffisant ?

En Europe, la législation relative au droit d’auteur a évolué au départ au travers de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne puis par l’adoption des directives initiées par les institutions européennes.

À chaque fois le législateur européen a adapté le cadre légal aux réalités de l’exploitation des œuvres. La dernière Directive pour l’exploitation d’œuvres dans le monde numérique datait de 2001. À cette époque, les réseaux sociaux n’étaient que balbutiants et ne concernaient qu’ un nombre limité de gens, avec des techniques limitées. Leur explosion a démultiplié l’exploitation des œuvres et modifié un certain nombre de rapports économiques. La Directive de 2019 tend à rééquilibrer les droits et les obligations de chacune des parties concernées par les usages numériques : les auteurs, les artistes interprètes, les producteurs, les intermédiaires (les plateformes numériques) et puis les consommateurs.


La Directive de 2019 tend à rééquilibrer les droits
et les obligations de chacune des parties concernées
par les usages numériques.

Ça a été une grosse bagarre entre ces différents intérêts. Et ceci aura des conséquences importantes singulièrement pour les créateurs, le plus souvent les parties les plus fragiles dans le circuit économique de l’exploitation d’une œuvre. Il y a eu débat sur le fait d’imposer à des plateformes numériques de contribuer au versement de droits d’auteur pour les exploitations des œuvres qu’elles mettent à disposition sur leurs sites ou applications: Est-ce que cela allait impacter le consommateur ? Est-ce que cela allait impacter la liberté d’expression ?

L’arrivée d’internet a démocratisé l’accès aux œuvres et la violence du débat sur cette Directive a révélé les grandes divergences de vues entre les différents groupes d’intérêt. Pour un certain nombre d’opérateurs, le droit d’auteur est un droit d’interdire mais ce n’est pas le cas. Le droit d’auteur est né au 18ème siècle, si le droit d’auteur était un droit d’interdire, l’exploitation des œuvres n’aurait pas explosé à l’apparition de chaque nouvelle technologie, de chaque nouvelle forme de communication. Le droit d’auteur est un droit d’autoriser moyennant un certain nombre de conditions. Le but de la S.A.C.D. est de déterminer des modalités qui permettent à des opérateurs d’utiliser des œuvres et à un public d’y accéder. Mais si les auteurs veulent que leurs œuvres rayonnent, ils le veulent dans des conditions économiques qui leur permettent d’être rémunérés pour leur boulot.

Au fond, le rapport de force reste toujours le même. Au 18ème siècle en France, les auteurs dramatiques avaient pour principal exploitant de leurs œuvres, La Comédie Française. Celle-ci payait un petit montant puis exploitait les œuvres sans ne plus jamais payer les auteurs, quel que soit le succès de l’œuvre. Les auteurs se sont organisés pour essayer de contraindre La Comédie Française à payer des droits et la S.A.C.D. a été créée. À coup sûr, La Comédie Française a dû argumenter qu’un tel système la pousserait à mettre la clé sous la porte ou que l’accès aux œuvres se verrait restreint, voire que le public ne viendrait plus puisqu’il devrait payer davantage. Aujourd’hui, La Comédie Française existe toujours, le public est toujours friand des œuvres du spectacle vivant, à la Comédie Française ou à l’ensemble des théâtres qui représentent des œuvres et les auteurs obtiennent une rémunération en lien avec les exploitations des œuvres qu’ils ont créées.

Aujourd’hui, les mêmes principes, les mêmes réflexions, les mêmes combats, les mêmes demandes, les mêmes menaces ont été formulés durant toute la discussion autour de cette nouvelle Directive sur le droit d’auteur. Avec les G.A.F.A.M.s dans le rôle de La Comédie Française.

Les auteurs et les artistes-interprètes demandent qu’un certain type de plateforme contribue au financement de la création par le paiement de droits dans le cadre de licences collectives. Un grand nombre de plateformes le font d’ores et déjà : la S.A.C.D. a des accords avec Netflix, avec YouTube… Des accords qui en fait sont très simples : percevoir une rémunération en lien avec le chiffre d’affaires de ces plateformes.

La Directive établit des règles applicables à tous les opérateurs pour limiter des abus, que ce soit par certains ayant-droits ou par certaines plateformes qui pourraient user de leur position dominante pour contraindre des opérateurs ou des ayant droits à supporter des conditions inappropriées.

La Directive prévoit par exemple de ne pas viser certaines plateformes qui n’atteignent pas un seuil minimal de chiffre d’affaires ou d’utilisateurs3. Celles-ci ne sont pas contraintes de contribuer au financement par la conclusion d’accords avec des ayant-droits. Simplement si des ayant droits leur indiquent que des œuvres sont exploitées de manière non autorisée, ces plateformes devront les supprimer de leurs outils numériques ou encore conclure des accords avec des ayant droits pour les conserver. Ce n’est pas une obligation, ce n’est pas une contrainte, l’Etat ne va pas « fliquer » ces plateformes pour dé-référencer ou supprimer des liens d’œuvres protégées, ça restera une décision de l’ayant-droit. La S.A.C.D. s’efforce d’adapter ses conditions tarifaires au type d’exploitant avec lequel elle négocie, nous n’allons pas traiter avec une radio associative dans des conditions de rémunération qui seraient susceptibles de mettre en péril son activité : RadioPanik, RadioCampus n’ont pas les mêmes conditions que la RTBF. L’idée n’est pas d’étrangler un opérateur en lui demandant des conditions économiques impossibles. D’un autre côté, il faut trouver un équilibre pour permettre aux clients (les plateformes, les radios, les télés) d’exploiter les œuvres dans des conditions qui permettent aux ayant droits d’être rémunérés.

La S.A.C.D. s’efforce d’adapter ses conditions tarifaires au type d’exploitant avec lequel elle négocie, dans des conditions de rémunération qui seraient susceptibles de mettre en péril son activité.

La Directive prévoit aussi un certain nombre d’obligations de transparence dans les relations entre les auteurs et les cocontractants. Les auteurs pourront être informés de l’exploitation de leurs œuvres, ceci pour assurer une transparence quant à la bonne circulation des flux financiers. D’autre part, si un auteur cède des droits à des conditions économiques qui ne sont pas en lien avec le succès d’une œuvre, celui-ci peut demander des compléments de rémunération. Et enfin, un dispositif est prévu qui permet à des auteurs de récupérer des droits qu’ils ont cédés à des tiers si ces droits ne sont pas exploités endéans un certain délai. L’auteur pourra ainsi récupérer des droits et trouver de nouvelles opportunités pour exploiter son travail.

L’exception sur les plateformes qui ne sont pas soumises à l’obligation de passer des accords s’applique à des acteurs qui doivent avoir moins de 3 ans d’existence. N’est-ce pas très peu pour atteindre le seuil de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires ou de 5 millions d’internautes par mois ?

L’idée est de permettre à de jeunes opérateurs de pouvoir se lancer. Une fois qu’ils atteignent un de ces seuils, ils contribuent aussi au paiement des œuvres. Le dispositif n’est pas là pour menacer leurs activités mais dit : « Si vous commencez à faire de l’argent et que vous avez une exploitation substantielle d’œuvres protégées, vous devez contribuer par le paiement d’une licence. »

Dans toutes les négociations que nous avons avec de nouveaux opérateurs, on met en place des conditions contractuelles qui prennent en compte les frais de développement, les frais de lancement de la structure, pour leur donner toutes les chances d’avoir une activité économique qui soit rentable. Ce sont nos partenaires, pas des adversaires, on est dans un rapport comme n’importe quel rapport contractuel que ces gens peuvent avoir avec des prestataires de services.

L’exploitation d’une œuvre non autorisée sur des plateformes a des conséquences néfastes à plusieurs points de vues : la non rémunération des auteurs et la concurrence déloyale par rapport à d’autres opérateurs.

La Directive prévoit à plusieurs endroits, des mécanismes de facilitation de la négociation. Un organisme impartial sera là pour aider à la négociation et permettre aux parties d’arriver à des accords… C’est assez innovant, mais d’une manière générale, cette directive essaie de pousser les gens à avoir des accords, non pas à leur permettre d’entamer ou subir des actions judiciaires en permanence.


Cette directive essaie de pousser les gens à avoir des accords,
non pas à leur permettre d’entamer
ou subir des actions judiciaires en permanence.

Vous avez mentionné que cette Directive européenne va devoir imposer une certaine transparence entre les co-contractants. Est-ce que cela veut dire qu’un opérateur comme Netflix, très discret sur les résultats en ligne des œuvres disponibles sur sa plateforme, va devoir transmettre des chiffres d’exploitation, en tous cas dans les pays européens ?

Le problème dans une chaîne de droits d’exploitation audiovisuels, c’est que vous avez un auteur qui écrit un scénario, produit par un producteur qui va accorder un mandat à un distributeur qui, à son tour, va conclure avec Netflix. La Directive n’impose pas d’obligation de transparence à Netflix. Tant pour les utilisateurs que pour les ayant droits, la grosse difficulté est d’avoir une visibilité plus grande sur les utilisations, comme on a une visibilité assez précise sur les taux d’audience des différents opérateurs traditionnels (radio et télévision).

Ce qui est important pour Netflix c’est d’avoir un maximum d’abonnés. Après, pour nourrir leur algorithme et leur modèle, ils bénéficient d’informations très précises sur leurs exploitations, des informations qu’ils conservent aujourd’hui encore de manière très confidentiel. Mais quand on négocie avec Netflix, comme on négocie avec n’importe quel opérateur, nous demandons des éléments qui nous permettent de mesurer l’exploitation des œuvres de nos auteurs. Nous devons répartir de l’argent à nos auteurs en fonction de l’exploitation de leurs œuvres. Donc, pour nous, ces informations sont fondamentales.

Dans la longue chaîne de l’auteur à l’exploitant, a fortiori quand ce dernier est une plateforme, à quel moment la S.A.C.D. contrôle-t-elle le flux ? L’échange et les tractations ?

Pour un auteur individuel, négocier avec un producteur ou un diffuseur c’est compliqué, le rapport de force économique est rarement positif pour lui. C’est pour ça que les auteurs, en 1777 avec la création de la S.A.C.D., se sont unis pour améliorer leur rapport de force face à des opérateurs plus puissants qu’eux. Notre mission à la S.A.C.D., c’est d’appliquer ce principe. Nous concluons directement des accords avec ceux qui diffusent des œuvres auprès d’un public. Nos interlocuteurs sont les exploitants finaux : les télévisions, YouTube, Netflix, Amazon Prime… Ce qui nous permet d’aller au plus près de la réelle valeur d’une œuvre, celle qui est appliquée par le marché. Nous touchons un pourcentage variable de l’abonnement payé par Netflix, nous touchons un pourcentage des fonds et des recettes publicitaires de la R.T.B.F. ou encore des recettes publicitaires de YouTube.

Par rapport à la question des recettes publicitaires, la Directive de 2001 avait conclu que les hébergeurs ne devaient pas payer de droits d’auteurs en raison de leur qualité de stockeurs. Est-ce à partir du moment où il y a eu ces revenus publicitaires, générés par exemple par YouTube, qu’il y a eu besoin de rémunérer les auteurs ? Est-ce que c’est ça qui a tout changé ?

En 2001, personne ne savait quel modèle économique était à venir et quel succès il connaîtrait. À l’époque, les ayant-droits n’ont pas trouvé les arguments pour dire qu’un hébergeur – qui fait de son activité économique principale le volume de consultation de ses pages internet – doit contribuer d’une manière ou d’une autre au financement de la culture, comme tous les opérateurs qui mettent à disposition des œuvres à un public. Tous ceux qui exploitent des œuvres à titre commercial doivent être traités de la même manière. Si les hébergeurs et les télévisions n’étaient pas concurrents à l’époque, ils le sont devenus aujourd’hui. Donc, ça arrange bien les opérateurs traditionnels que les plateformes doivent désormais contribuer aux exploitations des œuvres pour le rétablissement d’un équilibre économique.

D’autre part, exonérer ces plateformes de toute responsabilité, c’était rendre la vie des ayant droits extrêmement compliquée lorsqu’il s’agissait de supprimer des œuvres qui étaient exploitées illégalement sur ces plateformes. L’utilisateur qui crée sa chaîne YouTube, utilise des œuvres de tiers sans demander l’autorisation, puis touche une rémunération en lien avec le succès de sa page YouTube, sans que les ayant-droits n’obtiennent une rémunération ou ne puissent interdire le dispositif. C’est absurde. D’autant plus que le grand bénéficiaire de l’opération, c’est surtout l’hébergeur. Il suffit de voir de quelle manière les plateformes ont absorbé le marché publicitaire. Le chiffre d’affaire de YouTube a crû de manière hallucinante ces dernières années. Les plateformes exploitent des répertoires mis à disposition par tous les YouTubers et consorts, en tirent profit et les partagent mais pas avec les ayant droits. Le déséquilibre était insupportable.

Après son adoption, Jean-Marie Cavada, l’un des eurodéputés les plus à la pointe sur ce dossier, a tweeté : « Ce n’est que le début », laissant penser que la transposition de cette Directive dans les droits nationaux des 28 États de l’Union peut encore être l’occasion pour ses opposants de tenter de la vider de son contenu. Quels sont les éléments dans la Directive qui offrent une latitude aux États? Pensez-vous que sa transposition en droit belge fera l’objet de difficultés? Et si oui, lesquelles?

Contrairement à un règlement européen, la Directive pose un certain nombre de principes et d’indications à respecter. Les pays membres doivent transposer ces éléments dans leur législation nationale. Ça ne veut pas dire que les pays membres peuvent faire n’importe quoi ! Si par exemple, un Etat membre se mettait dans l’idée de changer les seuils permettant la conclusion d’accords collectifs avec les plateformes en disant : « Non, ce n’est plus un seuil de 10 millions d’euros mais de 100 millions d’euros », il violerait la directive et serait condamné par la Cour de justice.

Alors maintenant, chacun des Etats membres va tenter de plus ou moins adapter et nuancer les principes imposés par la Directive. Par exemple, le Gouvernement polonais actuel a déposé une action judiciaire devant la Cour de Justice de l’Union Européenne contre la nouvelle Directive parce qu’il estime qu’elle va à l’encontre du principe de liberté d’expression. Donc, on sent déjà que la transposition en Pologne va être a minima. En Belgique, il risque d’y avoir un gros combat parlementaire dans les prochaines années autour de la transposition de cette Directive, mais encore une fois, celui-ci sera relativement circonscrit.

Pour résumer, l’article 13 (devenu article 17) obligera les plateformes de diffusion à scanner leurs contenus, à détecter si ceux-ci sont soumis au droit d’auteur ou originaux, à rémunérer les sociétés de gestion de droits d’auteur concernées qui s’occuperont ensuite de redistribuer les entrées d’argent. Aujourd’hui, seules les grandes plateformes possèdent les outils de filtrage et sont dans la capacité financière de passer des accords avec les sociétés de gestion de droits. De ce point de vue, la Directive copyright ne renforce-t-elle pas l’hégémonie des acteurs déjà en place en empêchant des acteurs émergents d’acquérir des technologies nécessaires ?

Encore une fois, la Directive ne touche pas des acteurs émergents en dessous de certains seuils, soit les jeunes plateformes qui ont des chiffres d’affaires plus limités. Dix millions d’euros, c’est déjà pas mal comme chiffre d’affaires. Les outils de filtrage, ne sont pas nécessairement coûteux et nous évoluons dans le cadre de la liberté du marché. Les situations de monopole sont très réglementées en Belgique et en Europe. Si un monopole interdit ou empêche des opérateurs de se développer ou met péril leurs activités, les règles du droit de la concurrence s’appliquent. Et puis, s’il y a un marché, de nouveaux opérateurs vont proposer des outils de filtrage à des conditions accessibles.


Les situations de monopole sont très réglementées sur en Belgique et en Europe.
Si un monopole interdit ou empêche des opérateurs de se développer
ou met en péril leurs activités les règles du droit de la concurrence s’appliquent.

Ces outils de filtrage ne sont qu’une part des choses. Les sociétés de gestion collectives ont développé, depuis plus de 15 ans, des numéros uniques d’identification qui sont « tatoués » sur les œuvres audiovisuelles. Ces numéros sont intégrés dans les œuvres elles-mêmes. À un moment, dans la chaîne d’exploitation des œuvres, cela permet d’identifier et de quantifier leurs utilisations, sans nécessairement connaître le nom des utilisateurs.

Netflix, Youtube, tentent de plus en plus de générer leur propre contenu et de fidéliser leur public sur des contenus homemade sur lesquels ils possèdent déjà les droits. Est-ce que vous n’avez pas peur que, un peu à la manière dont Disney récupère pour l’instant tout son contenu éparpillé pour le ramener chez lui, si jamais les sociétés de gestion de droits d’auteur, de droits collectifs, demandent des accords trop importants aux plateformes, les plateformes se disent : « Ok, on n’a pas besoin de vous et on va aller négocier avec des personnes moins gourmandes » ?

Notre objectif n’est pas d’interdire des répertoires, mais d’établir des conditions économiques qui permettent, au contraire, de faire rayonner le travail de nos auteurs avec des retombées financières qui sont en lien avec ce rayonnement. Il y a une demande du public pour une qualité des productions qui crée une attractivité de ces œuvres protégées. Si nos demandes financières sont excessives, en effet, Netflix pourrait être tenté de n’utiliser que des œuvres bon marché produites aux États-Unis. Mais le degré d’attractivité de ces productions sera-t-il suffisamment bon pour pouvoir continuer à attirer les abonnés ? D’autre part, Netflix semble être sensible au développement de productions locales, de coproductions ou encore d’acquisition de contenus locaux : l’achat de La Trêve ou le succès de La Casa de papel participent à une forme de diversité culturelle qui doit être renforcée.

Il y a quelques années, les Québecois ont développé un concept assez passionnant qu’ils appellent « la découvrabilité des œuvres ». Lors des dernières élections, nous avons demandé aux différents partis politiques de mettre en place des outils qui permettent de pouvoir mesurer la diversité des œuvres des répertoires sur les différentes plateformes et aussi de mettre en avant plus facilement des œuvres noyées dans la vastitude des répertoires, soit leur potentiel de découvrabilité. En effet, que ce soit dans le domaine musical, audiovisuel ou radiophonique, il y a une concentration de la consommation sur un nombre limité de productions. Nous devons trouver les outils pour faire en sorte de faire remonter, de faire connaître le mieux possible, des contenus plus locaux, des productions plus indépendantes, tout cela pour favoriser la diversité.


Nous devons trouver les outils pour faire en sorte de faire remonter,
de faire connaître le mieux possible,
des contenus plus locaux, des productions plus indépendantes,
tout cela pour favoriser la diversité.

Dans le même temps, les sociétés de gestion collective et les pouvoirs publics devraient se coordonner pour soutenir les plateformes locales concurrentes émergentes à se développer. UniversCiné a lancé Uncut, une plateforme de S.V.O.D. qui met en avant le cinéma d’auteur. Ont-ils les moyens d’assurer une promotion suffisante de leurs œuvres ? Ont-ils les moyens de lancer un dispositif économique suffisamment attractif pour de nouveaux publics ? Aujourd’hui, les pouvoirs publics doivent prendre ce train en marche et développer des outils qui améliorent cette découvrabilité des œuvres.

La Quadrature du net écrit, par rapport à l’article 11 (devenu article 15) : « Quand les revenus du Monde et du Figaro dépendront des revenus de Google ou de Facebook, combien de temps encore pourrons-nous lire dans ces journaux des critiques de ces géants ? » Certains estiment qu’à partir du moment où il y a filtrage, il y a contrôle des contenus et donc, tentation de la censure. Pour certains de ses détracteurs, la Directive copyright participe à la fin de la liberté d’expression sur internet, à l’instar de la Directive anti-terroriste. Quel est le point de vue des auteurs sur ce point ?

La création d’un droit d’auteur a été inscrite dans le respect des droits fondamentaux des individus. De nouveau, le droit d’auteur n’est pas un droit d’interdire, contrairement à une censure politique, mais le droit, pour les auteurs, de pouvoir faire rayonner au mieux leur création. Nous mettons en place des mesures qui permettent de les assurer qu’ils seront rémunérés pour l’exploitation de leurs œuvres, ou alors nous pourrons les interdire s’ils le demandent.

La diminution de la liberté d’expression pour des raisons politiques ou économique est un fait évident. C’est le cas en Chine, par exemple, où apparaît un internet d’Etat d’une efficacité redoutable, avec l’appui d’outils souvent développés dans des pays occidentaux. Mais nous, auteurs, ayant droits, représentants des ayant droits, nous mettons en place non pas des outils d’interdiction mais des outils de mesure des exploitations. Ce n’est pas le même débat.

D’autre part, comment pouvons-nous, dans une société démocratique, nous opposer à la réduction de la liberté d’expression de la presse par des rachats, par des gros groupes, de certains titres de presse pour les mettre au pas et en filtrer les contenus ? S’il n’y a plus que quelques opérateurs aux mains d’entreprises ou d’investisseurs qui ont des visées politiques, là, la liberté d’expression risque aussi d’être menacée. En France, lorsque Vincent Bolloré a racheté Canal+, il y a eu des mesures internes en vue de censurer un certain nombre de journalistes ou de les pousser à renoncer à leur métier. Voilà une censure à laquelle nous devons être attentifs.

Les G.A.F.A.M.s hiérarchisent les contenus et génèrent des revenus publicitaires massifs. Certains analystes affirment que la Directive Copyright est un moyen de capter une partie de ces revenus et donc de légitimer à la fois le modèle économique et les pratiques des G.A.F.A.M.s (publicités ciblées, exploitation des données personnelles) alors que celles-ci vont à l’encontre du R.G.P.D. N’y a-t-il pas là un conflit au cœur même de la législation européenne ?

L’Union Européenne a attaqué Google qui viole le R.G.P.D. mais aussi des dispositions européennes anti-monopole et anti-concentration. Il y a un opérateur aujourd’hui qui exploite des œuvres et en tire des revenus. Cet opérateur doit respecter des dispositions légales : le R.G.P.D., la législation sur les concentrations, des dispositions européennes en matière de situations d’abus de position dominante et de monopole, voire de cartels…

Les structures qui doivent faire respecter ces dispositifs légaux interviennent et sanctionnent ces opérateurs pour qu’ils rentrent dans le cadre légal. Cela n’empêche pas que ces opérateurs continuent à utiliser des œuvres. Il est donc normal que nous passions des accords avec eux. Ce n’est pas légitimer leurs pratiques illégales que de passer des accords avec ces opérateurs. Sinon, tout utilisateur qui continue à utiliser ces outils alors qu’il existe des alternatives est aussi complice de violations de la loi.


Ce n’est pas légitimer leurs pratiques illégales
que de passer des accords avec ces opérateurs.

Ce qui me semble important, c’est de s’interroger sur la possibilité de briser ces monopoles, comme on a cassé AT&T dans les années 80 aux Etats-Unis4. Certains candidats démocrates ont lancé des campagnes très importantes sur le fait que ces opérateurs sont si massifs qu’ils tuent le marché, tuent l’arrivée de nouveaux produits, de nouvelles plateformes. Ils monopolisent tellement les recettes publicitaires et le flux d’utilisateurs qu’ils rendent impossible l’entrée de nouveaux venus sur le marché. Ils menacent donc, non seulement la liberté d’expression mais aussi de commerce et de développement de la technologie.

De plus, certains groupes ont foulé au pied des principes fondamentaux tels que le respect de la vie privée, la transparence des usages des données personnelles, la transparence des usages de leur algorithme de recherche… Et pourtant, nous qui utilisons Google, qui avons des comptes Facebook, qui utilisons YouTube ou l’une ou l’autre de leurs applications… nous sommes complices de la mise en place de ces monopoles.

Nous parlions plus tôt de la découvrabilité des œuvres à accès plus difficile ou plus local. Quelle découvrabilité pour d’autres outils numériques face à ces grands opérateurs-là ? Il existe des alternatives de moteurs de recherche, ont-elles les moyens suffisants, publics ou privés, pour constituer de réelles alternatives par rapport à Google ? Google doit-il rester aussi monopolistique ? C’est au monde politique de prendre les initiatives, voire à d’autres opérateurs d’attaquer cet opérateur dans le cadre du droit de la concurrence en abus de monopole. Encore faut-il le courage de s’attaquer à des structures qui investissent des centaines de millions d’euros dans différents pays européens.


C’est au monde politique de prendre les initiatives,
voire à d’autres opérateurs d’attaquer cet opérateur
dans le cadre du droit de la concurrence en abus de monopole.

D’un autre côté, les utilisateurs seraient-ils prêts à payer pour avoir un moteur de recherche éthique ? Certains le font pour les boîtes mail donc les choses évoluent. Peut-être que les gens, à un certain moment, seront prêts à payer un certain prix pour avoir des outils numériques qui respectent mieux leur vie privée.

Est-ce que la S.A.C.D., dans le cadre de la Directive Copyright, a un rôle quelconque à jouer dans le fait de pouvoir briser ces monopoles ?

Nous ne sommes pas des outils politiques, nous servons les auteurs. Si des sociétés, des entreprises, nous empêchent de conclure à des conditions de marché raisonnables, nous utiliserons tous les dispositifs, que ce soit la négociation, les médiateurs, les organismes impartiaux, voire les tribunaux, pour obtenir le paiement de nos rémunérations. L’année dernière en France, Canal+ a voulu réduire de 30% le montant des droits versés aux sociétés de gestion collective, alors que le volume d’exploitation des œuvres restait le même. Nous sommes allés devant les tribunaux et nous avons conclu un accord avec Canal+ pour rétablir nos conditions.

Sur la Directive ou sur la diversité culturelle, nous sommes dans des combats politiques permanents. La S.A.C.D., la S.C.A.M., comme d’autres intervenants, ont dépensé une énergie colossale dans les années 2000 pour l’adoption de la Convention pour la diversité des expressions culturelles5. Justement parce que nous savons que nos répertoires sont fragilisés par rapport aux situations de monopole des répertoires anglophones.

Propos recueillis et mis en forme par Olivier Grinnaert.

1Pour rappel, deux articles ont particulièrement attiré l’attention, l’article 15, qui oblige les plateformes numériques à vocation commerciale à s’acquitter d’une somme d’argent auprès des éditeurs de presse si elles utilisent, ou qu’elles « citent », en tout ou en partie un article de presse. Et l’article 17 qui impose aux sociétés du net de retirer des contenus qui n’ont pas fait l’objet d’un accord de licence entre l’artiste cité et la plateforme, ce qui suppose la mise en place d’un filtre entre les producteurs de contenus web et les hébergeurs qui bloquera les productions utilisant des contenus dont les droits n’auraient pas été acquis au préalable.

2https://gsara.tv/causes/directive-europeenne-copyright/

3Moins de 3 années d’existence, moins de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel, moins de 5 millions d’internautes par mois.

4En 1982, le Ministère de la Justice américain a intenté un procès anti-monopole à l’industrie AT&T, leader américain des télécommunications, la forçant à partager les marchés locaux avec d’autres opérateurs. Le géant américain s’est alors scindé en 7 opérateurs indépendants.

5La Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles est un traité adopté en octobre 2005 à Paris durant la 33e session de la Conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Celle-ci reconnaît « la nature spécifique des activités, biens et services culturels en tant que porteurs d’identité, de valeurs et de sens ». L’Union européenne y a adhéré en 2006.