Le pluralisme et l’imagination, à table !

Édito

Face aux énormes défis socio-économiques et environnementaux, nous sommes nombreux à souhaiter entendre, par médias interposés, d’autres visions, d’autres narrations, d’autres “sons de cloches”. D’autres sources d’enchantement aussi (plutôt que d’envoûtement) qui nous feraient repenser les conditions de la réappropriation d’une possibilité de changement. Mais comme l’affirme Jean-François Kahn dans son dernier livre L’horreur médiatique, “l’impératif démocratique, qui exige une confrontation pluraliste de propositions et d’arguments, a été éradiqué de certaines consciences”1.

Une information libre, vivante, pluraliste et accessible est l’ADN de toute démocratie. Les médias d’information sont un levier de prise de conscience et d’action et l’espace pour l’expression de la pluralité des opinions et des échanges d’idées qui nourrissent l’espace public. Au cours du XXe siècle, la pratique journalistique s’est professionnalisée, diversifiée, améliorée et les moyens techniques offrent aujourd’hui des potentialités inédites. Pourtant, les médias dominants font l’objet de récurrentes critiques d’une partie des citoyens. Ils sont perçus comme une entité en soi, comme une caste médiatico-politique, privilégiant l’événementiel à l’analyse, soumettant nos cerveaux et nos multiples écrans à d’incessants flux d’informations et visant à produire davantage d’audience que des opinions. Souvent les médias dominants véhiculent aussi une pensée uniformisée avec un retour en force du politiquement ou socialement correct et du bien-pensant.

Les médias ne constituent évidemment pas un bloc indifférencié et il est évident que les réseaux sociaux et Internet ont modifié la donne mais le pouvoir de représentation que détiennent les médias dominants traditionnels leur permettent en effet d’imposer au public leurs normes particulières de vision. Partie intégrante du quotidien, ils influencent nos modes de pensée, nos conceptions du monde et nos actes. «  Ce que nous savons du cours des choses est tributaire de ce que la machine médiatique veut bien nous relater : comme la caverne de Platon, des événements, nous ne percevons, par journalistes interposés, que leur ombre portée  » selon Pascal Durand, professeur à la faculté de Philosophie et Lettres de l’ULg (co-directeur de l’ouvrage collectif Médias et Censure. Figures de l’orthodoxie2). Les médias nous imposent leur ordre du jour (leur agenda) et la façon de poser les questions. Ils prétendent vouloir raconter le monde «  tel qu’il est  » mais il n’est qu’une sélection non objective  de l’actualité  : il sélectionne, il hiérarchise, il traite et met en scène l’information. Par là, il oriente et influence l’opinion publique.

Pour l’auteur structuraliste Tristan Todorov, un récit se déclenche quand il y a un manque ou un méfait. Un récit est déclenché par une rupture de la norme (catastrophe naturelle,..) ou la transgression d’un interdit (vol, effraction,..). Mais à partir de quel moment y a-t-il suffisamment rupture pour évoquer un événement ou un fait de société  ? Exercent-ils ainsi un pouvoir de stigmatisation (ou de consécration), d’intimidation (ou de réduction au silence), de cadrage des problèmes (et donc des solutions), d’incitation (ou de dissuasion) ? Existe-t-il une idéologie médiatique, une doxa médiatique comme certains le prétendent ? Jean-François Kahn parle de “verrouillage mental”, “d’unicité”, de “consensus”, d’idéologie médiatique de la social-démocratie. Selon Acrimed (Action-Critique-Médias), un journalisme de marché ne peut qu’être favorable à une pensée de marché, les médias étant managés comme des entreprises avec des principes de rentabilité, de lisibilité, d’efficacité.

Il nous semble donc essentiel aujourd’hui de nous demander si les zones interdites s’élargissent et quelle est la place accordée aux voix alternatives voire contestataires et dérangeantes dans les médias traditionnels ? Quel est l’espace médiatique réservé à la radicale remise en cause de l’ordre établi et à la promotion des modèles alternatifs ? Y-a-t-il une ligne rouge que les journalistes ne peuvent dépasser ? Les médias nous frappent-ils d’angoisse paralysante et d’impuissance ? Nous forcent-ils à la résignation ?

Ces questions feront l’objet de la prochaine campagne du Gsara (avec un focus sur le traitement médiatique de la décroissance économique et démographique) parce qu’il est important que nous soyons armés pour décrypter le langage médiatique et en comprendre les effets sur le public, pour comprendre les situations et les enjeux complexes du monde, pour s’approprier les problèmes que les mêmes experts voudraient confisquer pour en refaire des questions publiques et politiques, pour encourager les débats d’idées contradictoires, pour créer des émissions impertinentes et indépendantes comme pouvait le faire Michel Polac à une époque malheureusement révolue de la télévision où Pierre Desproges et Coluche étaient invités sur les plateaux télé.

Il est vital que nos médias restent un réel contre-pouvoir et que des observateurs critiques des médias comme le Gsara restent un contre-contre-pouvoir, de lutter contre la « clandestinité » de certaines questions sociales, contre l’oubli et contre le manque de participation de certains publics aux discours véhiculés.

D’ici-là, nous vous proposons un dossier spécial constitué de 3 rubriques :

« Opinion » avec les interviews de deux journalistes, Martine Cornil et Philippe Dutilleul, qui durant leur longue expérience à la RTBF ont œuvré à des programmes de qualité et de service public.

« Décryptage » avec deux articles sur le travail d’analyse de Marc Sinnaeve et de Christine Servais. Ils décrivent les mécanismes de fabrication de l’information, sa mise en forme, le fonctionnement des médias, l’influence du langage médiatique et la responsabilité des journalistes et du public.

« Réinventer les médias » : à quoi bon comprendre, si ce n’est pour agir ? Faire des constats sur le traitement médiatique de l’information, en décrypter les rouages, n’a de sens pour nous que si cela nous offre les clés pour améliorer les médias. Il est, à notre sens, important de montrer qu’il est possible de créer, d’améliorer, de réinventer des médias à l’image de ce que l’on souhaite. Parmi la multitude des choix possibles, deux projets sont présentés, « ZIN TV » et « What The Fake », qui se distinguent chacun à sa manière des formats médiatiques ‘classiques’ et prennent leur source dans une réflexion critique sur les médias et l’information. Faisant échos aux aspirations évoquées dans la rubrique « Décryptage », ces deux projets proposent des nouvelles formes de production de l’information, utilise la créativité pour réinventer les contenus, les formats, les formes de production des médias.

Julie Van der Kar

 

1. [JEAN-FRANÇOIS KAHN, L’horreur médiatique, Plon, 2014]
2. [PASCAL DURAND (sous la direction de), Médias et censure. Les figures de l’orthodoxie, Liège, Éditions de l’ULG, 2004., Plon, 2014]