Féminisme et insurrection : l’exemple de Born in Flames

Born in Flames de la réalisatrice Lizzie Borden est un film de science-fiction à caractère dystopique sorti en 1983. Oeuvre féministe et politique alliant techniques documentaires et une narration inventive, elle illustre remarquablement le principe d’intersectionnalité et lance un appel à l’action directe.

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Le film s’ouvre sur l’annonce à la télévision de la commémoration du dixième anniversaire de la révolution socialiste aux États-Unis  :

This week in celebration, commemorating the tenth anniversary of the War of Liberation, is a time when all New Yorkers take pride in remembering the most peaceful revolution the world has known. It is time to look back on the events of a decade ago, to consider the progress of the past 10 years, and to look forward to the future ”.

Bien que la ville ressemble étrangement au New York de la fin des années 1970 et du début des années 1980, nous comprenons que la réalisatrice plante le décor d’une société américaine fictive qui serait finalement devenue socialiste. Zubrinsky, maire de New York, est un homme noir et l’ensemble de la classe politique et médiatique est socialiste. Néanmoins, l’ambiance ne semble guère différente de celle d’une société capitaliste classique et, très vite, le film oriente son focus sur les actuels laissés-pour-compte, à savoir les femmes et les minorités. Dans ce contexte de semblant d’égalitarisme, des voix dissidentes émergent, portées notamment par deux chaînes de radios pirates féministes dont les discours incisifs et les musiques issues des contre-cultures de l’époque rythmeront le film : «  Pheonix Radio  » animée par Honey et «  Radio Regazza  » animée par Isabel, interprétée par la chanteuse Adele Bertei.

Parallèlement, une Women’s army est créée afin d’assurer une protection aux femmes, propager un mouvement social et progressivement développer l’idée de prendre les armes. Très rapidement, ce réseau de plusieurs groupes de militantes devient l’objet d’inquiétude et d’obsession des agents du FBI qui semblent effrayés, selon leurs propos, à l’idée que ces groupuscules soient dominés par des noires lesbiennes. Une des figures de la Women’s army est Adelaide Norris, une jeune ouvrière et activiste afro-américaine qui va se rapprocher d’une théoricienne plus âgée, Zella Wylie, interprétée par la célèbre militante des droits civiques Florynce Rae « Flo » Kennedy. Norris se rendra par la suite au Sahara pour s’entraîner avec les rebelles armées. Lors de son retour aux États-Unis, elle sera arrêtée et mise en prison. Elle se suicidera dans sa cellule. Sa mort sera très vite interprétée par les membres de la Women’s army comme un assasinat délibéré et commandité par le gouvernement.

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La Women’s army développe des méthodes d’action directe que l’on peut observer notamment lors de la scène durant laquelle une jeune fille est victime d’une agression sexuelle en rue. Des membres de la Women’s army déboulent à bicyclette dans les rues de la ville en sifflant et en encerclant les agresseurs. Les médias dominés par des figures d’hommes blancs aux propos sexistes ne manquent pas d’adresser des critiques à l’encontre des agissements de ces femmes dont les actions dépassent selon eux le cadre légal. De cette manière, Borden nous présente une société toujours sous domination du patriarcat qu’une révolution socialiste n’a pas réussi à dépasser.

 

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Un autre groupe de femmes joue également un rôle important dans le film. Il s’agit des trois journalistes – dont l’une d’entre elles est interprétée par la réalisatrice Kathryn Bigelow – de la Socialist Youth Review, organe du parti.  Elles incarnent des femmes blanches issues de la classe moyenne qui s’en prennent à l’existence de la Women’s army dont le combat serait, selon elles, contre-productif. En effet, ces journalistes considèrent que la démocratie socialiste a permis de conquérir un nombre de gains significatifs et que ces militantes féministes pour la plupart relativement jeunes se sentent frustrées de ne pas avoir pris part à la révolution dix ans plus tôt. Elles aspireraient de manière égoïste à participer elles aussi au grand soir.

Bien que le film présente des militantes féministes aux profils différents dont certaines refusent catégoriquement de rejoindre la Women’s army, elles sont néanmoins unies contre tout ce que l’on qualifierait de «  white-supremacist-capitalist-patriarchy1  ». Suite à la mort de Norris et à la destruction des deux radios pirates, les différences entre ces femmes seront mises de côté  : Adele et Honey créeront ensemble une nouvelle radio, «  Phoenix Ragazza Radio  », et les membres de la Women’s army décideront finalement de prendre les armes. Le film se clôturera sur une dernière action spectaculaire  : un groupe de femmes dites terroristes mèneront une prise d’otage dans les locaux d’une chaîne de télévision afin d’interrompre le discours du président des États-Unis qui, suite au mécontentement grandissant des femmes dans la société, propose une nouvelle mesure pour que les femmes aux foyer perçoivent également une rémunération. Elles finaliseront leur action en faisant exploser l’antenne au-dessus du World Trade Center.

Born in Flames est ce que l’on pourrait qualifier de cinéma guérilla. À l’aide de très peu de moyens financiers, Borden met en scène des actrices non-professionnelles et filme pendant près de cinq ans. Au niveau de la construction narrative et du montage, la réalisatrice allie à la fois des scènes de faux journaux télévisés et de débats, des séquences documentaires fictionnalisées -les voix off des agents du FBI, des manifestations, des performances musicales et les émissions radio de Honey et Isabel-2. Borden refuse l’utilisation du personnage principal et le principe d’identification. De plus, les dialogues sont pour la plupart improvisés. Born in Flames s’inscrit dans cette vague du cinéma expérimental féministe allant des années 1970 à la moitié des années 1980 et qui s’attache à déployer une pensée critique et à créer des nouvelles formes de représentations3. Dans une interview pour la revue BOMB, Borden insiste sur l’utilisation non-conventionnelle d’éléments de science-fiction et sur ses significations. La réalisatrice n’a pas voulu imaginer un futur lointain et souhaitait que son film se réfère à la réalité de la société de l’époque. Une société dans laquelle aurait eu lieu une révolution social-démocrate sans pour autant arranger le sort des femmes et des minorités. Il s’agit ici d’une critique des démocraties socialistes contemporaines  :

“ The film occurs in the future after a Social Democratic Cultural revolution. It was always to be a borderline between what is present and therefore documentary and what would be fiction, therefore science fiction. I didn’t want to make a conventional science fiction film because I wanted it to refer to the present. The reason for setting it after a social democratic revolution is that so many people think the Left will solve the problems of women and “minorities.” This certainly hasn’t happened in modern socialist democracies like France under Mitterand or even in the more “classical” left-wing governments. So the science fiction in the film is to posit this thought: what if the very ordinary oppression that women have been experiencing for generations finally became something that would force a group of women to become armed and take over the media in order to redirect meaning, reclaim the language. This is “science fiction” because I don’t believe it will happen ”4.

Le contexte historique de l’émergence de Born in Flames est également digne d’intérêt et aide à la compréhension du film. Tel est le propos de l’article de Lucas Hilderbrand  :  «  In the heat of the moment  : Notes on the past, present and future of Born in Flames  ». Selon l’auteur, Borden semble imaginer une révolution socialiste aux États-Unis au lendemain du scandale du Watergate. Il est aussi important de se rappeler que durant les années 1970, la crise financière avait eu comme conséquence une augmentation des disparités économiques entre blancs et noirs. De plus, l’action du film a lieu dans la ville de New York qui était à l’époque délaissée et au bord de la faillite. Une ville qui était devenue en même temps un terrain fertile pour l’émergence de diverses formes de contre-cultures5.

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Enfin, et surtout, l’élément historique le plus significatif est la résonance du mouvement Black feminism et de la «  Déclaration du Combahee River  » (1977) tout au long du film. D’une certaine manière, Born in Flames est un appel à une révolution qui prendrait ses racines dans le féminisme des femmes de couleurs (Third World Feminism) et ce qu’on qualifiera plus tard d’intersectionnalité. En effet, le film de Borden s’attache à mettre en scène des personnages subissant simultanément plusieurs formes de dominations –elles sont à la fois femmes, ouvrières, issues de la communauté afro-américaine et, pour certaines lesbiennes- dont elles tentent de s’émanciper au sein d’une lutte globale. Le film de Borden reste encore aujourd’hui une référence et une inspiration pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’intersectionnalité et Born in Flames est en quelque sorte plus radical que n’importe quel autre film de fiction actuel malgré l’influence qu’ont pu avoir des décennies d’études et de discours sur le genre, la sexualité et la race6.

Dans son film, Borden met en défaut une structure politique qui se prétend socialiste mais qui rétablit les fondements d’un système capitaliste et patriarcal. Plus globalement, Born in Flames est une critique d’un manque de radicalité général et d’une politique qui se limite uniquement à son aspect partisan. Le film suggère qu’une révolution totale est à mener pour renverser le système. Born in Flames est également une proposition d’innombrables  «  tactiques  » à déployer dans une lutte et notamment à l’encontre des médias traditionnels, propagateurs des discours dominants. L’explosion de l’antenne d’une chaîne de télévision au-dessus du World Trade Center, scène finale du film, est particulièrement évocatrice.

Aurélie Ghalim

1. [Bitch Flicks, « The Feminisms of Born in Flames, in btchflcks.com, 28 juin 2016, http://www.btchflcks.com/2016/06/the-feminisms-of-born-in-flames-2.html#.V4zUpI4yqgF ]
2. [Richard Brody, « The Political Science Fiction of “Born in Flames” », in The New Yorker, 19 février 2016, http://www.newyorker.com/culture/richard-brody/the-political-science-fiction-of-born-in-flames ]
3. [On peut citer notamment Yvonne Rainer, Chantal Akerman, VALIE EXPORT, Ulrike Ottinger, Laura Mulvey, Michelle Citron, Sally Potter, Su Friedrich, Trinh T. Minh-ha, Julie Dash et Jill Godmilow : Lucas Hilderbrand, « In the heat of the moment : Notes on the pas, present and future of Born in Flames », in Women & Performance: a journal of feminist theory, 2013, http://dx.doi.org/10.1080/0740770X.2013.786340 ]
4. [Betsy Sussler, « Lizzie Borden by Betsy Sussler », in BOMB, n°7, automne 1983, http://bombmagazine.org/article/333/lizzie-borden]
5. [Lucas Hilderbrand, op.cit.]
6. [Ibidem]