Surpopulation, insalubrité, atteintes à la dignité humaine, l’État belge est régulièrement attaqué quant aux conditions d’incarcération dans plusieurs de ses établissements pénitentiaires. Depuis 1996, la fameuse Loi Dupont rétablit les personnes incarcérées comme des citoyens et donc des sujets de droits à part entière: les détenus sont privés de leur liberté de mouvement, mais pas de leurs droits sociaux ou culturels. Décidés à faire valoir ces droits, une série d’acteurs (formateurs ou animateurs en éducation permanente) continuent à intervenir auprès des personnes incarcérées, malgré des conditions alarmantes et souvent hostiles.
Atelier vidéo à la prison de Tournai ou photo à la prison de Lantin, le GSARA est l’un de ces acteurs. Dans le cadre du dernier festival Coupe Circuit, nos équipes ont mis sur pied plusieurs jurys de détenus, et nous avons proposé plusieurs moments de réflexion autour de l’enfermement en Belgique, notamment une table ronde autour des bienfaits, des limites et des paradoxes de l’action culturelle en milieu carcéral.
Intervenante à cette table, la criminologue Chloé Branders a signé une thèse titrée Le Théâtre action dans les lieux d’enfermement. À cette fin, elle a notamment assisté aux ateliers menés en milieu carcéral par la compagnie Buissonnière, compagnie namuroise de théâtre action. Fait exceptionnel, la compagnie Buissonnière et son animateur Simon Fiasse sont parvenus à pérenniser un atelier de théâtre dans la prison d’Andenne pendant plus de dix ans. Afin de prolonger notre réflexion, nous avons souhaité rencontrer Simon Fiasse, personnalité fameuse au sein des acteurs culturels intervenants dans les prisons belges.
Le choix du Théâtre action
Selon la définition du Centre du Théâtre Action, cette forme théâtrale apparue en Belgique à la fin des années soixante « s’attache aux luttes qui rendent aux êtres humains leur part d’humanité ». Pratiquant le théâtre action depuis près de quinze ans, Simon Fiasse l’amène dans le monde pénitentiaire, où cette forme particulière prend tout son sens : «Le système carcéral tel qu’il existe est une entreprise de déshumanisation: uniformes, numéros… Nos actions amènent de l’humain, de la création, de l’imaginaire. Par conséquent, nous sommes une force d’opposition.»
Écrites collectivement, les créations de la compagnie Buissonnière visent à l’analyse sociale, politique et à la transformation des rapports sociaux: « Mon travail est politique, militant. On crée un groupe qui va ensemble, en discutant, par le théâtre, porter une parole avec humour, avec émotion, dans la sphère publique. Par exemple, quand les Pays-Bas vidaient ses prisons, et que la Belgique se donnait un peu d’air en envoyant des détenus dans la prison de Tilburg, nous avons créé un spectacle intitulé « Tous à Tilburg ! » Dans ces spectacles, la thématique de l’enfermement et du monde carcéral est récurrente, même sans être imposée: « Le théâtre fait sortir de prison, mais la prison revient sans cesse dans le théâtre. En pleine impro, même si la scène jouée est à la plage, très vite les participants vont se comporter comme au préau ».
En milieu carcéral, le travail consiste donc à porter la parole et les messages des citoyens privés de liberté, mais aussi de les questionner et de les mettre en perspective : « Avec le groupe, grâce à un processus d’improvisations, nous allons décortiquer une problématique ou une injustice, avec des personnages qui permettent d’apporter le plus de nuances possibles. Si dans l’un de mes ateliers, un participant cautionne les attentats contre Charlie Hebdo, je vais confronter son discours. Par exemple en improvisant une rencontre avec un proche d’une victime, ou en l’opposant à un autre musulman choqué par les événements. Dans un dispositif de jeu, le participant gardera-t-il le même discours ? Le conflit est à la base de la dramaturgie mais il y a mille manières de le résoudre : en déconstruisant, en discutant, en évoluant. Ma responsabilité de metteur en scène c’est de faire passer un message multiple ».
Via les spectacles montés par la compagnie Buissonnière, un propos social et politique est donc formulé, mis en scène et porté par les détenus. Dès lors se pose la question du public, devant qui ces spectacles sont-ils représentés ? Dans la majeure partie des cas, un choix se présente aux détenus : interpréter leur spectacle devant un public de co-détenus, ou de personnes extérieures. Cette dernière option est souvent privilégiée tant par les participants à l’atelier que par l’animateur, qui voit là une plus-value essentielle à son travail: « Pour assister à nos spectacles, de plus en plus, j’invite des extérieurs, qui ne connaissent pas la réalité carcérale. C’est ce qu’il faut selon moi. En termes de « réinsertion », ce mot tant galvaudé, je pense qu’il faut créer de la porosité, du lien avec l’extérieur. C’est pourquoi aujourd’hui je crée davantage de collaborations, on mélange sur scène. Par exemple, à Bruxelles on a mélangé étudiants en criminologie et personnes incarcérées. Là on le fait actuellement avec des étudiants de l’HELMo1 qui créent un spectacle avec des détenus. Ça va dans le sens de cette fameuse porosité. C’est ainsi que les mentalités peuvent évoluer sur les prisons. Moi je travaille vers l’extérieur pour faire prendre conscience qu’en prison les gens sont en souffrance, travailleurs comme détenus, que ça ne marche pas, que c’est une aberration.»
Ainsi, Simon Fiasse relève naturellement les divergences entre les objectifs qu’il poursuit en tant que prestataire culturel en milieu carcéral et les objectifs qui sont poursuivis par les participants à ses ateliers : « Mon enjeu à moi c’est de faire bouger un peu les choses sur la question carcérale, mais les personnes incarcérées, ce n’est pas leur enjeu. La fonction première de l’action culturelle en milieu carcéral, pour les détenus, c’est de sortir de cellule et de voir d’autres gens. Pendant deux heures d’activités, on recrée une sphère humaine où ils oublient qu’ils sont incarcérés : on peut parler de tout et de rien, se disputer, ne pas être d’accord ».
Le rouage d’un système ?
Si les objectifs poursuivis par les deux parties principales peuvent diverger, elles partagent néanmoins un but commun : lutter contre le système prison et l’incarcération, contre cette fameuse «déshumanisation». Mais un paradoxe se retrouve au cœur de la question des interventions culturelles en prison. En effet, Simon Fiasse, comme tout autre prestataire culturel en milieu carcéral, travaille au cœur d’un système qu’il dénonce : « Les acteurs culturels sont la soupape d’une cocotte-minute. Comme les drogues d’ailleurs ! Certains directeurs ne s’en cachent pas, les détenus rentrent avec une assuétude et en sortent avec quatre. Tout le monde joue un jeu,moi mon rôle c’est celui de l’animateur. Mon opinion, c’est que je rentre dans un système inhumain pour faire bouger les choses, petit à petit. À Andenne, sur dix ans, mon action est entrée dans les mœurs, les agents comprennent la plus value. Je fais un travail social, je parle avec les détenus, avec les agents. Souvent la frontière sociologique entre les deux est très mince. Là où ça devient dangereux, c’est lorsque l’on perd le recul sur le système carcéral, qu’on laisse passer cette déshumanisation.Il arrive que des actions révoltantes se déroulent derrière les murs de mon petit local de répétition, et c’est triste à dire mais je m’y habitue, je perds ma vigilance. Je n’ai pas à m’habituer à ça ».
Revenant sur les problèmes majeurs de la Belgique et de son système carcéral, Simon Fiasse constate une légère baisse de la surpopulation ces dernières années, grâce à des solutions alternatives telles que les bracelets électroniques ou autres peines d’intérêt général. Au sujet de la vétusté, de nouveaux établissements pénitentiaires flambants neufs ne sont qu’un pansement sur une plaie béante, le système carcéral est un problème structurel et sociétal à régler en profondeur, par d’autres moyens, à d’autres niveaux : « Avant de travailler sur les prisons telles quelles, il faut travailler sur le système pénal. On met trop de gens en prison, trop vite. La prison n’aide pas, ceux qui tiennent le coup sont ceux qui ont un peu d’argent et le soutien de leur famille. La grande majorité des personnes incarcérées sont démunies, culturellement, socialement, économiquement… Dans mes groupes, plein de participants ne savent pas lire et écrire. Moi, si je suis incarcéré, au moins je peux comprendre les documents. Eux, en prison, ils se font aspirer, enfoncer. La prison c’est un piège à mouche, quand tu rentres dedans, c’est très difficile d’en sortir. Les prisons empirent les êtres humains qui y croupissent. Un jour, un directeur m’a dit : en prison, il y a 99% de gens qui ne devraient plus y être et 1% qui ne devrait jamais en sortir. »
Olivier Grinnaert1
1Haute-école Libre Mosane