Interview de José Luis Guerín (Première partie)

Le réalisateur José Luis Guerín sera l’invité d’honneur lors de la 16ème édition festival Filmer à tout prix. Projections et masterclass 

« ÇA ME STIMULE D’ATTRIBUER DE LA VALEUR SÉMANTIQUE AUX TRAITS D’UN PAYSAGE »

José Luis Guerín, réalisateur inévitable du cinéma espagnol contemporain et metteur en scène de films tels qu’ En construcción (2001) ou En la ciudad de Sylvia (2007), a visité le 24 juin dernier le Centro Galego de Artes da Imaxe (Centre galicien des arts de l’image) afin de donner un cours magistral et présenter son dernier film, Guest (2010). La conversation que nous avons eue avec lui a tourné autour de ce film, et de deux autres, plus récents. D’un côté, le rapport cinématographique avec le mythique directeur et théoricien de l’ « underground » nord-américain Jonas Mekas, établi par le Centre de Cultura Contemporània de Barcelona. De l’autre, la mise en place de La dama de Corinto, conçue par le Musée d’art contemporain Esteban Vincente (Ségovie), et qui l’a inspiré pour son prochain long-métrage. Étant donné la longueur excessive de la conversation, et par souci d’en publier l’intégralité, nous la diviserons en deux parties, la première étant focalisée sur Guest et l’idée de l’ébauche, la seconde sur les questions supplémentaires touchant le cinéaste.

  
Commençons par comment vous intervenez dans la réalité dans Guest. Je ne sais pas quelle est votre approche, ni quelle partie est le fruit de votre fabrication.

Je me suis rendu compte, petit à petit, quand je me rends dans l’espace public, qu’il existe une série de personnes que la caméra semble solliciter. Elles ont souvent un côté exhibitionniste, théâtral, un brin histrionique. Quand on arrive à dépasser cela, ces personnes s’avèrent être les plus intéressantes. En d’autres occasions, pour l’une ou l’autre raison, elles souhaitent être écoutées. Dans Guest, on retrouve essentiellement ce genre de présences. Dans En construcción aussi. Je crois que ces personnes sont en général très solitaires, et que face au caméraman, elles voient la possibilité d’avoir un collègue occasionnel. Guest est surgi d’une complicité fugace générée dans l’espace public. Dans cette relation, vous travaillez sans cesser de penser au moment où il vous faudra vous éclipser, avec une attitude des plus discrètes, pour être le témoin d’une réalité préexistante. En revanche, lorsqu’il est opportun pour la caméra d’entrer en scène en tant qu’acteur supplémentaire, et que vous gérez cette situation, qu’allez-vous faire afin que ce que vous tournez soit, au final, intéressant ?

En ce sens, la deuxième partie du film, celle de 2008, est caractérisée par votre présence orale, alors que dans la première, celle de 2007, vous paraissez plus à la recherche d’une composition, d’une marque, d’une dérive pour le film. Est-ce intentionnel ?

C’est sorti comme ça, de manière indélibérée. Il m’arrivait, exceptionnellement, de décider de me détacher du contexte et d’intégrer mes propres paroles en tant que contenu significatif. Je pense à ma conversation avec un peintre de portraits dans les rues du Chili, dans la première partie. J’évoque ici les Lumière, à l’origine d’une réflexion qu’il fait sur l’art. Cependant, à quelques exceptions près, je ne crois pas qu’on m’entende beaucoup plus. Je fais entendre ma voix lorsque je la crois nécessaire pour diriger ou enrichir la situation en cours de création, ou pour provoquer le personnage. Parfois, l’effacement de mes interventions me semble être une manipulation trop grossière, car sans elles on ne peut expliquer correctement les paroles des individus filmés. Quand ce n’est pas le cas, je préfère les retirer, afin que l’attention du spectateur se porte sur la bonne personne.

Le fait d’avoir donné une voix à ces personnes permet aujourd’hui une curieuse lecture du film1. Les indignés, également éradiqués du système, ont repris la notion d’agora grecque pour transmettre leur message. Dans En construcción, les personnages se rejoignent déjà à la place. Existe-t-il une revendication de l’espace public dans vos films ?

Il s’agit d’une réflexion a posteriori très intéressante, mais en réalité, je ne faisais que chercher des personnages pour le film. Je les ai surtout rencontrés en Amérique latine, où l’espace public n’a pas une connotation aussi marginale qu’en Europe, comme celle de détritus humain. C’est bizarre, car ce que je conçois d’une part comme faisant partie de la culture populaire, serait devenu d’autre part une grande dégradation de la marginalité.
En filmant Guest, j’ai progressivement attribué une valeur métaphorique à la tempête qui s’approchait, annoncée à plusieurs reprises, parfois en tant que Déluge. Les premiers gros titres sur le crack faisaient leur apparition, presque comme dans une apocalypse, et je pensais qu’il s’agissait de cette terrible et catastrophique tempête.

Bien qu’ils soient très différents, Guest conserve ici un lien avec Film Socialisme, de Jean-Luc Godard, dans le sens où il annonce aussi une sorte de fin de la civilisation, dans laquelle les grands vestiges de la culture européenne seraient devenus des détritus, pour reprendre vos termes.

Je suis très honoré par ce rapprochement. Au début, l’idée directrice était d’essayer de recueillir les derniers témoignages des traditions de « story-tellers » (« conteurs ») au monde. Ce film n’est pas fait, et c’est un projet que je garde à l’esprit, car je considère que les histoires de ces gens sont de la narration sous sa forme la plus noble. Juan Goytisolo, écrivain espagnol, a réussi à sauver ces traditions en préservant la place Jemaa el-Fna (Marrakech). Il s’est opposé à la destruction imminente de la place en la déclarant patrimoine invisible de l’humanité. Il ne s’agissait pas de respecter une architecture, mais plutôt un forum où se sont déroulées tout autant d’histoires, l’humus de vos conteurs.

En Amérique latine, dans des places comme celle de Bogota, j’ai rencontré de manières très diffuses de grands narrateurs, dotés d’une grâce et d’une élocution qui ont disparu de notre Europe. Je voulais faire un film avec un titre similaire à celui de Manoel de Oliveira, Um filme falado  (2003). Je pensais l’appeler Una explicación del mundo (« Une explication du monde »), tout en sélectionnant six ou sept « story-tellers » autour du monde. Ça a pris fin. Je m’y suis pris trop tard.

Quand je tournais Innisfree (1990), j’ai rencontré des personnes d’un âge respectable qui assumaient cette tâche. Ils avaient vécu sans télévision et ne savaient peut-être même pas écrire, mais ils avaient l’art du récit gravé dans leurs gènes. J’ai filmé un conteur, âgé de plus d’une nonantaine d’années, et qui perdait le fil de sa propre histoire. C’était le seul qui restait dans tout le comté. Et, euh… (Il cherche ses mots pendant quelques secondes.) Aujourd’hui, je me sens comme lui, parce que je perds le fil (rires).

Nous pouvons le reprendre à partir des marques des objets dans l’histoire. C’est une idée reprise dans Guest mais peut-être présente dans toute votre cinématographie.

Figurez-vous que presque tous mes films, à l’exception de Guest, résultent de l’arpentage et de l’exploration d’un paysage. Par exemple, en cherchant les marques et les signes qu’il y a dans un jardin, dans le Château du Thuit, où a été tourné Tren de sombras (1997). Dans Innisfree, on distinguait l’explosion d’une bombe dans le paysage de la guerre civile entre Irlandais et Anglais.
Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1955) est un film qui m’a beaucoup enthousiasmé. Sa trame consiste à expliquer ce qui s’est passé dans les camps en gardant un point de vue des plus objectifs, à l’affût de signes, de marques, dans les différentes dépendances de l’enceinte, qui est considéré comme étant du matériel très concret et palpable. Ces signes sont des preuves évidentes, comme les marque d’ongles restées incrustées sur le béton des chambres à gaz.
Pour moi, la balade et l’observation ont toujours été les chemins à suivre.

Ça me stimule d’attribuer une valeur sémantique aux marques que l’on trouve dans un paysage.

On repère très bien ces marques dans Guest, dans la séquence sur la Palestine. Je ne sais pas si ce sont les plans qui sont très similaires, mais j’ai l’impression que certains ont déjà été utilisés pour les ruines dans La dama de Corinto.

Bizarrement, non. Toutefois, vous avez raison : ils présentent une analogie à laquelle je n’avais pas songé. Les paysages de la Grèce et de la Palestine se ressemblent beaucoup. Ce sont des vestiges différents, mais… Je me souviens maintenant d’enfants jouant au football dans les ruines de Samarie, et là un « raccord » direct avec celles de La dama de Corinto aurait pu être établi. Évidemment, j’éprouve la même chose, que je me trouve aux ruines de Corinthe ou à celles de Samarie, où a eu lieu la décapitation de Jean le Baptiste, une histoire écoutée par tant de peuples différents que finalement, elle m’a amené là-bas.

Les ruines ont quelque chose qui me fait toujours penser aux ébauches. Elles sont toutes deux le début et la fin, et au fond elles se ressemblent beaucoup parce que chacune d’elles est une image incomplète. À partir de là, vous reconstruisez une architecture, une ville, un cadre. C’est un stimulus permanent ne se limitant pas au cinéaste. Lorsque le spectateur est des plus méfiants, le procédé ne devrait pas tant être leur délivrer le film que leur fournir une ébauche de l’œuvre possible. C’est pourquoi je ne savais  pas comment répondre à la question que vous m’avez posée avant de commencer l’interview. Transformer La dama de Corinto en film ? On pourrait imaginer une sorte de « peplum » avec moult figurants, batailles, morts et ainsi de suite. Il est plus intéressant de le laisser tel quel que de montrer au public la superproduction grossière que l’on pourrait lancer.
À cet égard, Appunti per un’Orestiade africana (1970) de Pasolini a toujours été un stimulus. Ses films sur la mythologie, comme Edipo Rey (1967) ou Medea (1969), me plaisent beaucoup, mais je préfère ce film-là, qui n’en est pas un, mais plutôt le tournage du matériel pour le réaliser. Promenez-vous en Afrique, imaginez les lieux, un visage possible pour le rôle d’Oreste, confrontez la réalité politique actuelle de l’Afrique avec le monde mythologique… Le jeu des analogies et des tensions entre l’un et l’autre est splendide, et on pourrait imaginer comment serait cette Orestie sans avoir besoin de la voir. Ce que vous montrez et ce que vous laissez à la suggestion constituent une des lignes définies, une des batailles les plus décisives, du cinéma moderne.

Dans La dama de Corinto, mais aussi dans Guest ou En la ciudad de Sylvia, vous filmez littéralement l’ébauche, qui se concrétise à de nombreuses reprises par le visage d’une femme. Pourquoi ?

Je ne sais pas. Je crois, tout simplement, parce que ça me plait. Le stimulus qui nous pousse à agir peut naitre de choses très primaires. Par la suite, il se complique, devient plus dense, mais au fond, les battements du désir sont là. Selon moi, il n’y a pas de quoi avoir honte. Le désir est probablement ce que nous avons de plus noble. Je le dis parce que des gens m’ont reproché la présence de jolies femmes dans En la ciudad de Sylvia.

Beaucoup de choses naissent du désir. Par exemple, l’envie de filmer le visage de Juliette dans Tren de sombras. Et, toutes proportions gardées, de nombreux tableaux, qui me semblent de la plus haute importance, ont eu pour moteur essentiel un désir. Je crois que nous ne devrions pas avoir honte de ce côté ludique du cinéma, qui dans mon cas est très développé, même en tant que spectateur. J’aime revendiquer que j’ai commencé à voir des films de Claudia Cardinale, et je n’ai su qu’après que le type qui la filmait s’appelait Visconti. Après, je me souviens avoir vu un film du type qui filmait Claudia Cardinale sans Claudia Cardinale. Plus tard, j’en ai vu un autre de Zurlini, qui la filmait encore mieux. Mais ça, c’était après. J’aimais bien Lilian Gish aussi. Griffith la filmait bien, elle.

Je suis très reconnaissant de ces présences. Je valorise les films dans lesquels je vois une influence du cinéaste à travers le visage qui apparait à l’écran. Par exemple, Bergman en train de filmer une de ses femmes, Godard avec Anna Karina…

Il n’existe pas de femmes laides, n’est-ce pas ? Tout dépend de la manière dont elles sont filmées.

Voyez-vous, une des raisons qui m’a fait pencher pour le cinéma plutôt que la photographie est que tout petit, j’ai constaté qu’une photo ne parvenait pas à capturer la qualité qui faisait qu’une fille me paraissait belle. C’était un échec, car pour moi la beauté passait par un rythme intérieur qui, une fois congelé photographiquement, disparaissait. Ce rythme intérieur, cette respiration, me captivaient.

Si telle est votre vision du cinéma, qu’est-ce qui vous a poussé à faire Unas fotos en la ciudad de Sylvia  ?

Cette idée est une autre ébauche, en ce sens qu’elle se résume à prendre deux photographies et laisser une ellipse entre elles, afin que la pellicule soit seulement dans l’esprit de celui qui la voit. Le temps que vous éliminez, entre une photo et la suivante, engendre un laps de temps que va reconstruire le spectateur. Il provient aussi du fait qu’un film fait presque toujours partie d’une photo vague, qui sera par la suite développée. Parfois, dans la salle de montage ou pendant la rédaction du script, j’ai devant moi une photo, qui pour moi renferme l’idée du film, un climat ou une atmosphère pour m’orienter.
Pour moi, la photo est quelque chose d’à la fois mystérieux et ludique. Quand j’en contemple une, je me force à imaginer l’image précédente et la suivante, de la doter d’un contexte. Ici, il s’agit d’un film, et si je suis habitué à penser comme un photographe, c’est de nouveau à cause du fait que j’étais animé par un désir précoce pour le cinéma.
Quand j’étais petit, il était plus difficile d’entrer dans une salle de cinéma. Je restais à l’extérieur pour regarder les vitrines et les photochromes. Voilà quelque chose qu’a très bien filmé Truffaut, et en général sa génération toute entière. À cette époque aussi, les romans-photos existaient, ainsi que diverses manières de rêver au cinéma sans y aller.
Sur le chemin de l’école, je m’arrêtais devant les trois cinémas qu’il y avait sur mon chemin, dans l’espoir qu’ils aient changé les affiches, pour que je puisse rêver à de nouveaux films. « L’histoire du cinéma » était une publication abondamment illustrée, car elle montrait des photos de films que vous ne pouviez pas voir. Avec un peu de chance, la filmothèque en a reçu un exemplaire.

Par Víctor Paz Morandeira. Publié le 10/09/2011 sur A cuarta parede.

Traduit de l’espagnol au français par Sarah Kheireldin

[À lire] Interview de José Luis Guerín (Seconde partie)

1. [L’interview a eu lieu le 25 juin, alors que le mouvement des Indignés atteignait son paroxysme.]