La mise en scène médiatique de la charité : point de vue de Nicolas Baygert

Enseignant-chercheur, consultant et chroniqueur, Nicolas Baygert est docteur en sciences de l’information et de la communication et maître de conférences dans plusieurs universités belges et françaises.

Quelle est votre réaction à chaud sur la capsule vidéo consacrée à l’analyse de la mise en scène des bons sentiments de Télévie et Viva For Life ?

J’ai écris un article dans La Revue Nouvelle allant dans le même sens. J’ai même fait un cours d’InfoCom à ce propos à l’IHECS. Les élèves étaient très intéressés par cette dimension de charité médiatique, de starification des présentateurs, de bons sentiments.

La RTBF remplit-elle suffisamment selon vous ses missions de service public dans cette opération Viva for Life ?

Dans cette charité médiatique organisée, il y a une volonté de pallier aux carences des services publics. Mais, comme vous l’expliquez dans la capsule, il y a un processus de « peopolisation » qui se met en marche. On est dans ce qu’on appelle « l’infotainment ». On fait du divertissement avec des causes sérieuses. Pour activer l’élan solidaire, on alimente l’émoi, la sympathie et l’empathie, on va hystériser l’événement, on va mettre en place des dispositifs qui permettent d’avoir une médiatisation maximale.

On est dans un zapping cataclysmique entre les différentes causes, les différentes mobilisations. On a une succession de séquences tragiques qui sont tout à fait intenses mais qui sont éphémères. On a le séisme au Népal, la situation en Syrie. Puis on n’a plus parlé du volcan au Chili à partir du moment où le Népal était devenu le sujet numéro 1. Ça donne lieu à ce qu’on appelle l’agenda-setting dans le récit médiatique, qui accouche d’un calendrier caritatif. C’est à dire que dans l’ensemble des causes qui existent, les médias – y compris la RTBF – vont choisir un certain nombre de sujets, de thèmes dans lesquels ils vont s’investir.

Le journaliste qui pratique ce genre de charité va parfois donner de sa propre personne comme ces trois animateurs radio de Vivacité qui s’enferment pour la bonne cause. Toute l’opération – le fameux cœur avec les mains de Charles Michel et Maggie De Block lors du Télévie de cette année, c’était fabuleux ! Il y avait une sorte de défi ratatouille qui opposait le Premier Ministre à Maggie De Block. On ne peut pas nier le fait que RTL, la chaîne commerciale privée luxembourgeoise, a joué un rôle de moteur dans la vulgarisation de la recherche sur la leucémie et du cancer auprès du grand public. Ce qui est important d’un point de vue démocratique, c’est finalement la question « qui sélectionne ces thèmes » ? Il y a énormément de causes malheureusement et parmi toutes les causes qui bénéficient également de fonds publics et de dons particuliers, l’attention des médias ne pourra porter que sur un nombre limité de causes. L’agenda-setting, c’est à dire la mise à l’agenda de ces différents combats, de ces différentes mobilisations c’est vraiment essentiel. On peut dire que les médias aujourd’hui prennent le relais des sociétés de bienfaisance, de charité. C’est d’autant plus intéressant pour le politique qu’il peut passer au second plan et participer de manière plus modeste et désintéressée de ce qu’on nous montre à l’image. Les politiques interviennent comme des people comme les autres, dans un rôle de bienfaiteur plutôt que de responsable. Il n’y a que du bonus puisque la cause est tout à fait valable et saluable. Il y a une forme d’externalisation ou de privatisation de la solidarité collective, avec la complicité des citoyens téléspectateurs.

Évidemment que la leucémie c’est super important, évidemment que la récolte de dons pour le Népal, c’est hyper important mais pourquoi ces causes-là ? Il y a donc une forme d’injustice puisqu’il n’y a qu’un certain nombre de causes qui peuvent être médiatisées. On ne peut malheureusement donner une attention médiatique à tous les sujets. On a bien vu qu’à partir du moment où il y avait une alerte de niveau 4 dans le pays suite aux attentats terroristes en France, tout le reste passe à la trappe. Il y a une forme de perversité dans le traitement médiatique qui ne peut malheureusement que mettre un coup de projecteur sur un nombre limité d’initiatives.

C’est le rôle aussi des ONG de défendre leur propres causes et d’agir comme des lobbys au niveau international. C’est triste mais c’est un peu la guerre de tous contre tous. Ces causes-là se cherchent alors des parrains au niveau des journalistes ou des médias, des people, des chanteurs, des acteurs. C’est un combat et un lobbying assez rude… Le but est d’exister, c’est extrêmement cynique comme processus.

D’après vous, est-ce que la gestion financière est suffisamment transparente dans ces opérations ?

Je pense que dans la tournure que prennent ces initiatives médiatiques, elle devient essentielle. Le jour où il y aura une dérive quelconque, il y aura une forme de rupture de contrat symbolique. En gros, la place qu’aura pris telle ou telle cause dans le récit médiatique risque d’être rejeté pour toujours.

Le modèle économique et le modèle de communication sur les réseaux sociaux et sur Internet répond à deux choses : d’une part à une économie de l’attention et d’autre part, à ce principe de transparence. Les deux sont essentiels. Même si on est dans une forme de slacktivisme (ou activisme paresseux), il y a un droit de regard qui s’exerce. On est dans une forme de surveillance, dans un monitoring permanent de ce qu’on fait. L’engagement demande un droit de regard, ce qui n’était peut-être pas le cas avant avec d’autres causes plus classiques, avec des grands concerts de charité comme on a connu dans les années 1980. Et puis il y a eu un certain nombre de scandales récemment qui font qu’on a une certaine méfiance de la part du public.

Quel impact a Internet sur l’évolution des dons ?

On est dans une économie de l’attention qui consiste à rentrer dans des logique de médiatisation qui se basent effectivement sur ce qu’on appelle aujourd’hui le buzz marketing. On est dans une forme de slacktivisme. C’est la grande critique autour du Ice Bucket Challenge. Le but était de se balancer un seau d’eau glacée sur la figure et la cause en tant que telle était devenue secondaire. Est-ce qu’il faut être complètement cynique et se dire que toute publicité est bonne à prendre ? Ou est-ce que c’est déforcer, presque vulgariser (au sens péjoratif du terme) la cause ?

On se donne bonne conscience en cliquant sur telle ou telle cause. Mais pourquoi pas, si le but est de récolter des dons et si les gens se sentent mieux après avoir versé 20 euros pour une cause sans avoir fait de bénévolat ou avoir agi sur place. Par contre, pour les autres actions qui demandent un investissement réel – on peut penser aux Restos du Coeur, ces causes qui sont liées à des conditions saisonnales – le slacktivisme ne suffit pas. Le problème, c’est quand le récit médiatique se porte sur des initiatives qui font un buzz limité, temporaire alors qu’on voit que Les Restos du Coeur, c’est un truc qui dure quand même depuis 30 ans.

Le seul risque avec tout ça c’est l’infobésité au niveau de la charité. Il y a un trop plein et les gens ne savent plus où donner ! Où est-ce que je peux m’investir ? Il y a une espèce de zapping permanent mais un moment donné c’est juste trop. Je pense que c’est le rôle des médias traditionnels de faire un tri au préalable des causes à défendre mais surtout le rôle des services publics. Est-ce que l’état doit accentuer sa prise en charge et la solidarité en tant que tel ? Probablement mais il ne pourra jamais satisfaire toutes les causes.

Propos recueillis par Julie Van der Kar.