L’Afrique et le documentaire – Questionner les représentations

« Il n’existe donc, nulle part, de description de l’Afrique qui ne jouerait pas à la fois de fonctions destructrices et de fonctions fabulatrices. Mais cette oscillation entre la chose et son « imaginer » n’a pas seulement lieu dans l’écriture. Cet enchevêtrement de l’un dans l’autre a également lieu dans la vie ».

Achille Mbembe (De la postcolonie)

Il y a quelques années que Terre Solidaire, une ONG française réalisant des projets de développement – entre autres en Afrique, a sorti une série d’affiches « Le Sud mérite mieux que nos clichés ». René Magritte nous apprend à nous méfier des représentations, surtout celles qui prennent le pouvoir de nommer. Terre Solidaire nous apprend surtout qu’elle sait ce que le Sud est vraiment et ce qu’il mérite. D’après ce jeu de marketing qui remplit les silences de Magritte, ce que le Sud est, ce sont les représentations produites par Terre Solidaire. Ce que le Sud mérite, ce sont les réalités qui naissent dans le bas du texte si nous faisons confiance à ces représentations.

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« Moi, quand on me parle de sud, je perds le nord » écris le poète James Noël (Cheval de feu), si je peux me servir ici de ses silences.

La trahison d’image et poetic lies

Les résultats de mes recherches sur les représentations occidentales de l’Afrique dans les films documentaires produits récemment me donnent envie de revisiter les événements et les textes qui ont influencé la critique postcoloniale depuis les années 1960, vérifier l’actualité de ses outils, et la puissance de ses références. Ce n’est pas sans frustration que, cinquante ans plus tard, je remarque que l’objet de cette critique semble toujours présent et cela à cause des associations presque involontaires que la vision du film Loin du Rwanda – le journal de Kisangani suscite chez moi une matinée.

C’est un des premiers films d’Hubert Sauper (tourné en 1997 et sorti en 1998), le réalisateur du Cauchemar de Darwin et We come as friends. Les premiers plans du film m’amènent directement dans un train de marchandises qui traverse la brousse de l’ancien Zaïre. Je suis prise en otage dans un voyage au cœur des ténèbres. Le train fait un trajet spécial, mis en route pour la première fois depuis vingt ans, à la recherche des réfugiés hutu « sciemment oubliés et occultés par le reste du monde ». L’équipe de cette mission est constituée de deux experts des réfugiés de l’ONU, quelques membres de la Croix Rouge locale, des reporters de la télévision française, Zsuzsanna Varkonyi et le réalisateur.

Malgré ce que Sauper annonce au tout début du film dans sa voix off : « Voici l’histoire d’un peuple en fuite », ses efforts pour comprendre la complexité de la situation des Hutu en 1997 se font de plus en plus rares, jusqu’à leur disparition complète. La caméra suit surtout la mission évaluatrice des experts en aide humanitaire, des corps malades et mourants. Sauper ralentit les cadres en ralentissant ses propres regards, et par conséquent celui du spectateur, afin d’installer et prolonger la souffrance dans le film. Son entreprise cinématographique est aussi violente dans son processus de représenter et mesurer la tragédie que les gestes d’un expert qui soulève par un bras et secoue longtemps le corps d’un enfant pour vérifier s’il est toujours en vie. La violence est transmise non pas seulement par la matérialité de l’image, mais aussi par le processus de sa production qui existe en dehors du cadre filmique – dans la durée des regards de Sauper qui ont eu lieu dans la région de Kisangani au Zaïre en 1997, et qui ont été médiatisés par la caméra.

Les regards des Hutu médiatisés par la caméra de Sauper puis par mon ordinateur portable posé sur la table de cuisine en novembre 2014 à Bruxelles déclenchent une répulsion physique suivie d’une vague de désespoir et compassion. Je ne veux pas l’accueillir, surtout pas sur ordre de Sauper. Ils génèrent aussi le faux-semblant d’un sentiment qu’on vit pendant une crise, et toujours uniquement en solitude, une impression forte et presque plaisante de toucher la vie dans sa forme crue et violente, une mort romantique parce qu’elle se passe dans l’imaginaire. Il y a des exotismes qui excitent, mais aussi ceux qui nous permettent de nous plonger dans la tristesse.

Dans la description du film mis en ligne sur Vimeo par Jambo NewsTV, je lis la déclaration du réalisateur:

« Les images parlent d’elles-mêmes, dans leur nudité et leur horreur, suivant la chronologie exacte des événements. Je souhaite que les spectateurs deviennent eux-mêmes témoins de cette réalité insupportable de la nature humaine. En tant que cinéaste, je fais partie de cette réalité et j’ai conscience de m’exposer moi-même, plus que quiconque, à la critique ».

Effectivement, même sans l’explication de Sauper, j’ai l’impression d’être confrontée à une condition, un état immobile. Immobilisé par Sauper, qui rend les réfugiés Hutu muets dans leur souffrance. Ruth Finnegan qui travaille sur l’oralité en Afrique reprend la question postcoloniale de Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? :

« Que certains groupes n’écoutent pas ne veut pas dire que personne ne parle (…) aujourd’hui, comme dans le passé, les gens déploient leur capacité, dans n’importe quelles conditions, pour utiliser des mots mis en histoires, créer et formuler, et ainsi, contrôler leurs expériences. Ils ne sont pas silencieux ». (The Oral and Beyond. Doing Things with Words in Africa)

Hubert Sauper démunit les personnes filmées de leur subjectivité. Il la remplace par une identité définie par lui-même. Celle-ci est liée avec une mystérieuse nature humaine dont la caractéristique essentielle que Sauper propose est son immoralité. Est-elle universelle ou particulière ? Particulière pour les Hutu, les Tutsi, les Africains, les Occidentaux ? Je ne veux pas savoir.

Soixante ans avant la première publication d’ Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, à l’époque où les empires coloniaux fleurissent, G.W.F. Hegel donne des lectures à l’université Humboldt à Berlin, publiées plus tard dans La Raison dans l’Histoire :

« Il résulte de tous ces différents traits que ce qui détermine le caractère des nègres est l’absence de « frein ». Leur condition n’est susceptible d’aucun développement, d’aucune éducation. Tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, le moment moral n’a aucun pouvoir précis. Celui qui veut connaître les manifestations épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. Elle n’a donc pas, à proprement parler, une histoire. Là-dessus, nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par la suite. Car elle ne fait pas partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni développement et ce qui s’y est passé, c’est-à-dire au Nord, relève du monde asiatique et européen. Carthage fut là un élément important et passager. Mais elle appartient à l’Asie en tant que colonie phénicienne. L’Égypte sera examinée au passage de l’esprit humain de l’Est à l’Ouest, mais elle ne relève pas de l’esprit africain ; ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle ».

Ce discours, indirect chez Sauper, est très explicite dans le discours journalistique actuel, sauf que « la nature africaine » est remplacée par un essentialisme culturel qui masque la complexité des conflits en Afrique et leurs implications globales. Les raisons des guerres « civiles » sont expliquées par les différences ethniques, leur cruauté par une tendance à la violence qui fait partie des cultures africaines. L’ Afrique c’est surtout une éternelle incapacité : à la démocratie, l’ordre, la paix et la modernité.

Je reviens au film de Sauper : les images persistent, le mirage de la « nudité » est la preuve de sa maîtrise des outils cinématographiques. Ils sont cohérents avec nos attentes concernant une représentation authentique et immédiate d’une souffrance : une image Hi8 d’une qualité amateur qui promet une expérience presque anti-cinématographique : comme si l’expérience de Sauper était censée être directe, sa caméra étant là, avec lui, juste par hasard.

La naissance des médiums de la photographie et du film, au même titre que l’invention de l’Afrique, ont servi, presque au même moment historique, l’entreprise moderniste de la colonisation des corps. La prétention à la transparence de l’image (la « nudité » dont parle Sauper) et de sa proximité au réel, ainsi que, suivant Walter Benjamin, sa reproduction mécanique, offrent l’opportunité dangereuse de dissimuler la matérialité de la situation historique de sa production.

Comme les frères Lumières qui nous ont fait croire que La Sortie de l’usine Lumière à Lyon n’a pas été mise en scène, nous croyons à « la chronologie exacte des événements » de Sauper. Il utilise le train, la figure la plus cinématographique possible en ce qu’elle peut incarner la relation au temps que le cinéma établit en produisant des images en mouvement, très proche de la relation entre notre regard et le monde qui nous entoure. Pourtant, comme le réalisateur admet dans une interview, la chronologie de sa propre expérience au Zaïre est construite dans le film et rendue implicite pour le spectateur :

« Il y a deux types de mensonges quand il s’agit de documentaires : un mensonge réel et un mensonge poétique. Dans Kisangani par exemple, il y a un mensonge poétique, c’est au début du film quand nous traversons la forêt dans le train. Ceci a vraiment eu lieu, sauf que je n’étais pas capable de filmer parce que les militaires ont confisqué mon équipement. J’ai filmé le voyage de retour et je l’ai inversé : dans le film c’est mon arrivée. Je peux gérer ça ».

Le voyage que je fais avec Sauper en train, devient un voyage hors histoire comme le décrit Joseph Conrad :

« Nous étions des errants sur la terre préhistorique, sur une terre qui avait l’aspect d’une planète inconnue. Nous aurions pu nous prendre pour les premiers hommes prenant possession d’un héritage maudit à maîtriser à force de profonde angoisse et de labeur immodéré. Mais soudain, comme nous suivions péniblement une courbe, survenait une vision de murs de roseaux, de toits d’herbe pointus, une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d’yeux qui roulaient… sous les retombées du feuillage lourd et immobile. Le vapeur peinait lentement à longer le bord d’une noire et incompréhensible frénésie. L’homme préhistorique nous maudissait, nous implorait, nous accueillait – qui pourrait le dire ? Nous étions coupés de la compréhension de notre entourage ; nous le dépassions en glissant comme des fantômes, étonnés et secrètement horrifiés, comme des hommes sains d’esprit feraient devant le déchaînement enthousiaste d’une maison de fous. Nous ne pouvions pas comprendre parce que nous étions trop loin et que nous ne nous rappelions plus, parce que nous voyagions dans la nuit des premiers âges, de ces âges disparus sans laisser à peine un signe et nul souvenir. La terre semblait n’être plus terrestre. Nous avons coutume de regarder la forme enchaînée d’un monstre vaincu, mais là – là on regardait la créature monstrueuse et libre. Ce n’était pas de ce monde, et les hommes étaient – Non, ils n’étaient pas inhumains. Voilà : voyez-vous, c’était le pire de tout – ce soupçon qu’ils n’étaient pas inhumains. Cela vous pénétrait lentement. Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d’horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c’était bien la pensée de leur humanité – pareille à la nôtre – la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné. Hideux. Oui, c’était assez hideux ». (Au cœur des ténèbres)

Je cherche le Nord

Ensuite, je me colonise presque inconsciemment par la mémoire d’autres images conradiennes et leur recyclage par Leni Riefenstahl, Francis Ford Coppola, le Musée de Tervuren. Par CNN, Invisible Children, par Médecins sans Frontières, Oxfam et Unicef, par Renzo Martens et Brett Bailey. Par la suite, j’excave la réponse fervente de Chinua Achebe, qui en 1975 à l’université de Massachusetts propose une lecture d’ Au cœur des ténèbres qui d’après lui, démontre le mieux le désir de l’Occident « de construire l’Afrique en tant qu’un complément de l’Europe, un endroit de négociations en même temps lointain et vaguement familier, en comparaison avec lequel l’état de grâce spirituelle de l’Europe sera manifeste ». (An Image of Africa: Racism in Conrad’s ‘Heart of Darkness’).

L’enchevêtrement du réel et de l’imaginaire qui, d’après Achille Mbembe, est constitutif de l’Afrique, est incarné d’une façon particulière dans les formes documentaires. Puisque le documentaire revendique l’existence d’un monde historique, il peut également profiter de ses capacités de représentation et jouer avec la rhétorique et les stratégies discursives de la production de la vérité. De plus, il construit des relations, souvent complexes et implicites, avec les mondes qui existent en dehors du cadre filmique. Un documentaire sur l’Afrique aura donc toujours un potentiel particulièrement explosif qui se frotte sans cesse aux clichés pour nous séduire.

Ainsi, cet enchevêtrement du réel et de la représentation qui nourrit les films documentaires n’est pas juste la question de la distinction entre la vérité et la fabrication. Les minuscules nuances de la nature cinématographique, cachées dans l’ombre de la fiction, gagnent vite des formes monstrueuses en lumière du réel. Les angles de vue les plus intéressants se situent dans les endroits où la relation entre la réalité et les représentations sont en tension.

À qui appartient le privilège d’avoir un regard sur l’Afrique ? Qui est ce « nous » errant sur la terre préhistorique dont parle Conrad ?

Le film We come as friends, une nouvelle production d’Hubert Sauper, primée en 2014 à Sundance (World Cinema Documentary Special Jury Award for Cinematic Bravery) se passe au Sud Soudan. Sauper arrive là-bas par « avionnette » – jouet volant construit pour le tournage. La voix off du début du film cite ironiquement les explorations et les conquêtes coloniales et introduit le réalisateur-narrateur en tant qu’un Autre. Je ne suis pas sûre que le voyage en avionnette soit pour lui réellement un sport extrême excitant : il ne partage pas ses désirs exotiques d’exploration et de conquête avec le spectateur, ni avec les personnes filmées. Si c’est une expérimentation, Sauper semble s’en exclure, tout en forçant le spectateur à y participer : il ne témoigne pas de ce qu’elle a produit chez lui ni quelle signification il lui donne. Il voyage au Sud Soudan en filmant diverses pratiques d’exploitation. Cette fois ce sont les représentants de l’Occident qui sont décrits comme Autres, comme freaks. Ce qui est surtout flagrant, c’est qu’ils n’ont aucune relation avec les Sud Soudanais, sauf les relations de pouvoir qui sont inscrites indirectement dans leurs missions. Pareil pour le réalisateur – ses rencontres sont subordonnées à son entreprise cinématographique. Quand les Sud Soudanais lui demandent pourquoi il est là ou quel est son point de vue, il ne répond jamais, en tous cas pas dans le film.

En mai 2014 j’ai participé à la projection du film à Varsovie, dans le cadre du Festival Planete.doc. La projection a été suivie par le débat « Comment aider le Sud Soudan, l’Afrique et les pays en voie de développement ? ». Quand la discussion a abordé le Sud Soudan, les panélistes – experts de l’aide humanitaire et du développement, un journaliste et le directeur d’un musée ethnographique – se plaignaient du manque d’accès aux zones de conflit et des problèmes avec la durabilité des projets. Ces problèmes sont pour eux liés aux incapacités soudanaises et à certaines particularités culturelles telles que dureté et brutalité, au désordre politique, et à l’échec de bâtir un état démocratique. Étrangement, la question essentielle soulevée par les panélistes et par le public était l’inquiétude que le film puisse créer des représentations négatives des activités des Blancs en Afrique. Risquant ainsi d’empêcher leurs propres activités en mettant en branle la confiance de l’opinion publique par laquelle vient le soutien. Certains accusaient les freaks que Sauper a ciblés dans son film : les soldats de l’ONU, les sociétés pétrolières chinoises, les célébrités américaines et les religieux occidentaux paternalistes. Évidemment, personne n’a identifié ses propres pratiques avec celles que le film montre. En effet, la discussion dans la salle n’est jamais sortie en dehors du niveau des représentations. Si elle concernait une réalité, c’était une réalité trop monstrueuse pour qu’on puisse l’identifier comme la nôtre. En produisant les freaks et en accusant des comportements monstrueux, Sauper nous empêche définitivement de nous identifier avec les pratiques qu’il critique. Ainsi, il nous permet de garder notre position confortable de sauveurs et héros, de ne pas remettre en question nos propres attitudes. Pour les praticiens de l’humanitaire et de l’aide au développement, le film est devenu un risque institutionnel : curieusement l’institution avec laquelle ils se sont identifiés est celle du Blanc. Le regard narcissique utilise l’Autre comme un miroir, comme un outil pour produire des représentations réflexives sur lui-même. La façon dont Sauper se construit lui-même en tant que figure dans le film produit une complicité révoltante et forcée avec moi – spectatrice. « C’est lui et moi qui savons de quoi il parle quand il ne dit rien à ces personnages quant à ce qu’il cherche. Eux ne le savent pas, ou, plutôt, Sauper les rend inconscients dans le film.

Je ne veux pas que Hubert Sauper me dise ce qu’est la réalité : je voudrais bien comprendre sa relation avec le monde qu’il décrit, pas celle qui est mise en scène, mais celle qui existe réellement en dehors du film. Je ne veux pas qu’il me montre les Sud Soudanais, je voudrais comprendre ses relations avec eux. Je voudrais bien qu’il se détermine plus que d’une façon fictionnelle. Je ne veux pas qu’il me définisse comme nous, moi-spectatrice. Je ne veux pas vivre de la compassion ou du mépris pour l’Autre médiatisé par quelqu’un d’autre que l’Autre en question. Dany Laferrière fait une proposition plus douce que mes reproches :

« C’est en tentant de se décrire le plus honnêtement possible qu’on finit par décrire les autres. Surtout ceux de sa génération. Il ne s’agit pas de regarder son nombril, mais de s’observer en train de bouger parmi les autres ». (Journal d’un écrivain en pyjama)

Qu’est-ce qui colonise notre regard ?

Je reviens sur Au cœur des ténèbres :

« Et entre-temps il fallait que je m’occupe du sauvage qui était chauffeur. C’était un spécimen amélioré : il savait mettre à feu une chaudière verticale. Il était là au- dessous de moi, et, ma parole, le regarder était aussi édifiant que de voir un chien, en une caricature de pantalons et chapeau à plumes, qui marche sur ses pattes de derrière. Quelques mois d’instruction avaient réglé le compte de ce type de réelle qualité. Il louchait vers la jauge de vapeur et la jauge d’eau avec un évident effort d’intrépidité, et avec ça il avait les dents limées et trois cicatrices ornementales sur chaque joue. Il aurait dû battre des mains et des pieds sur la rive, au lieu de quoi il besognait dur, dans l’esclavage d’une étrange sorcellerie, riche en savoir et progrès. Il était utile parce qu’il avait été instruit, et ce qu’il savait, c’était ceci : que si l’eau dans ce truc transparent disparaissait, l’esprit mauvais dans la chaudière se mettrait en colère tant il aurait soif, et qu’il prendrait une terrible revanche ».

Les carnets de voyage des explorateurs de l’Afrique du XIXème siècle sont pleins des serveurs, assistants et interprètes qui ont le statut d’un spécimen amélioré, qui essaient (maladroitement, provoquant des rires) de se familiariser avec des technologies ramenées par la mission civilisatrice.

Je repense à mon enfance en Pologne où notre tâche nationale et la condition d’inclusion dans le monde occidental demandait de toujours s’améliorer. La frustration de n’être pas suffisamment moderne a fait que nous sommes devenus plus prédateurs dans notre modernité que l’occident lui-même. Ce que l’occident nous reproche : être sa propre et mauvaise caricature.

Les processus de mondialisation, la modernité, ainsi que le développement ce sont des concepts mais aussi des pratiques, actuelles et historiques en même temps, et surtout éminemment complexes.

Dans une interview, Hubert Sauper parle du film Le Cauchemar de Darwin, et en même temps témoigne de sa vision de la mondialisation :

« Pourrait-on imaginer faire un film sur le capitalisme global à New York ? On ne peut pas trouver de choses qui soient en surface comme ça : vous avez des écrans d’ordinateurs, des gens avec leurs téléphones, tout est très indirect. En Afrique les choses sont beaucoup plus proches de leur vraie nature ».

Je ne connais pas les méandres de la politique tanzanienne, mais j’ai le pressentiment que la réalité est un peu plus complexe que quand j’entends Sauper critiquer les plaintes du gouvernement tanzanien sur Le Cauchemar de Darwin.

Les pratiques que les représentations de l’Afrique génèrent aujourd’hui se situent sur deux pôles éloignés idéologiquement, mais paradoxalement proches dans la façon dont leurs subjectivités sont construites. D’un côté, c’est une exploitation néolibérale, de l’autre sa dénonciation, suivie par une urgence d’enregistrer, rendre visible et intervenir à tout prix. Dans les deux cas, c’est uniquement le sujet qui a accès au savoir et dans les deux cas il a le pouvoir : pour le premier c’est le pouvoir économique d’exploiter, pour l’autre le pouvoir de sauver. Les deux ont le pouvoir de nommer et de représenter.

Dans Le Cauchemar de Darwin, Sauper fait acte de dénonciation en se servant de visages d’enfants de la rue qui se droguent pour pouvoir dormir, de personnes malades, de prostituées, de pilotes russes exotiques de jovialité et de conformisme. Pourtant, ses conclusions font penser à l’intérêt populaire pour la « géopolitique », généré surtout par les médias visuels, où, sans comprendre les liens entre la globalité et les localités, sans avoir accès à la réalité et aux représentations en même temps, et surtout sans établir de relations avec l’objet de ce savoir, ils produisent une vision du monde régi par des complots secrets de ceux qui sont au pouvoir.

L’enquête de Sauper s’arrête sur la constatation que le commerce de la perche du Nil dissimule le commerce des armes. S’il s’agit donc d’un engagement politique de sa part, et de m’engager en tant que spectatrice dans une lutte, je ne sais malheureusement pas contre qui il faut lutter. Dans son livre Devant la douleur des autres, Susan Sontag écrit :

« Pour ceux qui sont sûrs que la raison est d’un côté, et que l’oppression et l’injustice sont de l’autre, et que la combat doit continuer, ce qui importe c’est précisément qui a été tué et par qui ». (Regarding the Pain of Others)

Le travail de Sauper est purement cinématographique, malgré la façon dont il est présenté (contesté ou apprécié). C’est un travail sur l’esthétique : son effort de construire la compassion et la colère chez le spectateur remplace un travail qui serait de creuser dans la complexité d’une situation historique. Ses conclusions politiques sont plutôt inexistantes. En fait, il ne dénonce pas grande chose. Ce qui finalement correspond à la position qu’il prend souvent dans les interviews : d’un artiste qui revendique le droit de construire une représentation comme il l’entend. Si l’exploitation dont il parle existe réellement, ce à quoi j’ai bien envie de croire, sa posture artistique devient simplement cynique. Ce qui a permis au gouvernement tanzanien de se fâcher contre Sauper, pour des bonnes ou mauvaises raisons.

Le fait qu’il montre uniquement ceux qui subissent le pouvoir ne surprend pas pour autant ; les régimes du pouvoir économique dont il parle sont probablement trop englobants et forts pour s’en émanciper. Cependant, le fait que les Africains dans les films de Sauper ne soient pas conscients de leur exploitation, les renferme dans la fameuse catégorie du bon sauvage, un spécimen presqu’amélioré du point de vue de nos colonialismes nouveaux qui inventent les droits de l’homme pour les proposer surtout aux membres du monde non-occidental, et qui dépensent de l’argent pour les rendre plus conscients de leur propre condition humaine.

Le cinéma n’est pas seulement constitué de films, comme l’Afrique n’est pas seulement un ensemble de représentations; la signification de ces mots inclut aussi des réalités. Comme par exemple celle que nous ayons toujours plus accès à des films qui proposent un regard colonisant, qui parlent pour l’Autre.

Avant que cela ne change, je propose, pour la fin de cette critique (qui va au-delà de l’œuvre d’Hubert Sauper) de nous méfier sans cesse des images et de faire plus confiance aux relations, de ne pas arrêter de les construire et les rendre explicites en tant que spectateurs et producteurs d’images.


Marta Kucza

Diplômée en Études Africaines à Varsovie, Marta Kucza poursuit les questions nourries par les littératures africaines avec les outils anthropologiques et le médium du film. Ses recherches creusent les tensions entre les représentations et les réalités, surtout celles qui concernent la catégorie de l’Afrique.

 Dans le cadre d’un atelier de recherche Sound /Image/Culture, elle a réalisé un film documentaire Reconstructing Sudan, produit par l’Atelier Jeunes Cinéastes à Bruxelles. 

Actuellement, elle travaille sur un film documentaire qui raconte, par la voie de ses expériences et celles de ses proches, la complexité des déplacements, absences et retours liés aux fantasmes de la modernité, leur recyclage par le capitalisme, et la besoin d’inclusion dans le monde Occidental.