Le génocide au Rwanda dans le cinéma documentaire – La nécessité du détour

En vingt ans, le Rwanda est passé d’une relative invisibilité à une véritable surreprésentation médiatique. Depuis 1994, la mémoire du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda se partage en effet sous de multiples formes intellectuelles et artistiques. Elles contribuent à recomposer le regard porté sur ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs et à restructurer les liens symboliques d’un imaginaire déstructuré par la tragédie. Les tiers, qui s’engagent à transmettre l’océan de souffrances des survivants, jouent un rôle primordial dans cette quête de sens. Leur importance n’apparaît pas moins paradoxale, tant les cent jours du génocide ont cristallisé leur impuissance et leur démission. Dès lors se pose la question de leur légitimité et des enjeux de leur regard dans le partage de cette mémoire.

© Rwanda, la surface de réparation

Parmi ce flot d’images, plus d’une centaine de documentaires ont été produits. Les premiers films, réalisés dès 1995, s’inscrivaient dans une posture morale de dénonciation, d’abord de l’attitude passive des grandes puissances occidentales, puis de la faillite collective des médias, qui n’ont pas su informer, alerter et mobiliser l’opinion publique internationale sur la réalité des massacres qui ont plongé le Rwanda dans l’abîme. Cette mauvaise conscience occidentale explique en partie les raisons qui exhortent les cinéastes à faire œuvre de réparation, en tentant de remédier à l’oubli et à l’invisibilité des victimes. Si leurs approches varient, tous sont confrontés à des choix esthétiques et éthiques, non seulement dans leur rapport au témoin et au témoignage, mais aussi vis-à-vis du spectateur et de la représentation de l’événement.

Quel regard porter sur l’autre ? Comment donner à voir ? Est-il possible de parler au nom des survivants ? Quelles sont les potentialités et les limites du dispositif documentaire ? Retour sur les enjeux qui se tissent au sein de cet espace filmique où se crée le lien du tiers.

Le cinéma, un espace de parole

Les progrès spectaculaires du Rwanda, un pays aujourd’hui érigé par beaucoup en modèle de développement à l’échelle de l’Afrique subsaharienne comme du continent tout entier, illustrent le chemin parcouru depuis 1994. La capitale, Kigali, et les provinces qui l’entourent se métamorphosent à une vitesse qui impressionne tous les observateurs. Cette reconstruction ne doit cependant pas masquer celle, plus lente et plus douloureuse, d’un tissu social fragile et encore profondément marqué par la guerre et le génocide. Au sein de la nouvelle nation rwandaise, toute entière exhortée à se tourner vers l’avenir, les mémoires, vives, s’entrechoquent. Les rescapés et leurs bourreaux d’hier se croisent au quotidien sans jamais véritablement se rencontrer. Un fossé abyssal sépare toujours les vivants des survivants. Étrangers à la nouvelle réalité de leur propre pays, étouffés par la politique nationale de réconciliation et par les juridictions gacaca, que la plupart ont vécu comme l’espace d’une parole contrainte, les rescapés du génocide forment une communauté de plus en plus isolée. Beaucoup d’entre eux ont ainsi préféré se murer dans le silence. Après tout, au Rwanda, ne dit-on pas que « les larmes de l’homme coulent à l’intérieur », autrement dit qu’il est préférable de garder en soi son ressenti ?

L’immensité du traumatisme, dont les débordements d’anxiété, les crises de panique ou d’hallucinations qui resurgissent chaque année lors des cérémonies de commémoration dévoilent au grand jour la permanence, a cependant fait surgir chez les rescapés le besoin de nommer les maux pour défaire les nœuds qui les étranglent. Confrontés à ceux qui ne voulaient ni ne pouvaient les entendre, les survivants se sont d’abord racontés entre eux : libérer leur parole a été la base du travail des associations créées après le génocide, à l’image de l’Association des Veuves du Génocide d’Avril (AVEGA) ou d’IBUKA (« Souviens-toi »). Encore fallait-il pouvoir trouver les mots : le génocide, en ébranlant tous les piliers fondateurs de la société rwandaise, n’a pas non plus épargné le kinyarwanda, dont le vocabulaire a été profondément altéré par la propagande et la haine. « Le rôle du témoin est amputé », écrivait alors l’historien José Kagabo, de retour de son pays exsangue, dans un article intitulé « Pas de langue pour l’hébétude »1

Malgré le passage du temps, loin d’effacer le cortège de cauchemars et de souffrances des rescapés, le besoin de témoigner reste, toujours aujourd’hui, très important. Le survivant s’en fait un devoir. Cette nécessité d’investir le passé traumatique se comprend d’abord comme un mécanisme de défense contre l’oubli et l’abandon. Il leur faut parler au nom des morts, dont le deuil leur a été confisqué autant par l’incapacité ou le refus des bourreaux à désigner les lieux du crime, que par la volonté politique, à l’encontre des traditions, d’exposer les cadavres exhumés dans des mémoriaux publics. Il s’agit également de donner un sens à leur propre existence, de revendiquer leur identité de survivant en restaurant, par l’acte du témoignage inscrit dans une identité collective, une humanité que le projet génocidaire visait à anéantir. Aussi, comme l’affirme la psychanalyste et thérapeute Régine Waintrater, « le témoignage porte toujours un espoir : celui de retrouver dans son auditoire une écoute secourable et humaine. Autrement dit, le témoin témoigne toujours pour un autre, et dans l’espoir sinon d’être compris, du moins d’être entendu2 ».

Alors à qui parler ? C’est ici que le rôle du tiers, « qui permet au rescapé de se dégager du face à face mortifère avec le bourreau, c’est-à-dire de s’extraire hors du temps pour inscrire sa survivance, et peut-être son témoignage, dans une culture étrangère3 » , prend tout son sens. Le tiers est cet « autre », figure extérieure, non menaçante, qui offre une distance affective, culturelle ou spatiale avec l’événement, qui aide le survivant à remanier la représentation de ce qu’il a traversé. Comme l’écrit Janine Altounian, elle-même fille de rescapés du génocide arménien de 1915, « l’expérience traumatique doit être parlée par un autre dans la langue de cet autre – fût-elle extrinsèque au trauma – pour se constituer en héritage transmissible4 ». Tiraillés entre l’urgence de parler et l’incapacité de dire, certains survivants ont ainsi trouvé dans la langue de l’exil et par le biais d’un tiers les moyens de crier leur détresse5. A l’instar de la littérature, le cinéma documentaire s’est également révélé l’un de ces nouveaux espaces nécessaires au rescapé pour, dans le cadre de sa propre thérapie, briser le silence.

Le cinéaste face à la mémoire de l’événement

« Il est naturel qu’ils aient vu en nous des traîtres en puissance », rapporte l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop, parti recueillir des témoignages dans le cadre du projet Rwanda : écrire par devoir de mémoire. « Allions-nous pouvoir dire leur douleur et parler pour leurs morts dispersés aux quatre coins de nulle part ?6 » Comme les écrivains, les cinéastes confrontés au génocide perpétré contre les Tutsi de 1994 s’interrogent sur la possibilité et la juste manière de rendre compte de l’autre et de ses souffrances. L’événement, qui ébranle par son ampleur, sa fulgurance et son insoutenable violence toute faculté de penser et d’imaginer, invite à reconsidérer les règles et à repenser les rôles. La rencontre avec le survivant constitue toujours un choc auquel le tiers n’est jamais vraiment préparé. Si le récit qu’il reçoit brouille tous les repères, il doit se dégager de son emprise, tenter de l’accepter pour dépasser sa propre sidération. Au-delà de toutes formes de fascination ou de voyeurisme pour la violence extrême, il doit surtout faire oublier, aux yeux de son interlocuteur, la caméra comme l’instrument du Blanc. En tant qu’occidental ou simplement étranger, ce qui est le cas pour la grande majorité des documentaristes, leur regard et leur position souffrent en effet déjà d’un lourd passif. L’histoire rwandaise s’est nourrie de ce regard déformant qui, de la propagande coloniale aux errances de la presse internationale durant le génocide, a généré une certaine méfiance à l’égard du tiers. En se délestant autant que possible du poids de l’histoire, le tiers cinéaste bascule dans une extériorité neutre qui n’est autre que la garantie de son objectivité face à la tragédie. Ce n’est qu’en s’imposant cette transparence et en établissant des liens de confiance qu’il peut espérer libérer l’espace de rencontre nécessaire pour créer le lien avec le survivant. Citons par exemple le documentaire Rwanda. Un cri d’un silence inouï (2003), réalisé par Anne Lainé. Dans ce film consacré à l’extraordinaire travail des psychiatres et des psychothérapeutes confrontés à la gestion des traumatismes, trois rescapées témoignent face à la caméra. L’une d’entre elles, Béatha, lance à la réalisatrice, dès leur première rencontre pendant les repérages : « Pourquoi vous, Française, vous intéressez-vous aux rescapés, alors que vous avez voulu nous tuer ? » La cinéaste décrit à quel point le long travail d’approche et de dialogue en amont a permis de mettre en mots cette colère, voire de l’atténuer, la survivante lui confiant à la fin de leur entretien, qu’elle lui avait « enlevé une part de la haine qui (la) tuait7 ». Le documentaire montre à la fois l’impératif de la parole et l’impossibilité de parler, les ruptures du témoignage demeurant hors-champ grâce à de longs fondus au noir. L’image, épurée, traduit la dignité des trois femmes, la force de leurs gestes et de leurs mots, sans que leurs émotions n’étouffent, bien au contraire, les questionnements des spectateurs.

Dans sa quête de compréhension, le cinéaste accompagne le témoin dans le retissage de sa mémoire. Le survivant prend alors le risque de cheminer en lui-même car il sait qu’il n’est plus seul. Le tiers l’exhorte à entrer dans des profondeurs dans lesquelles il n’aurait pas osé aller sans lui ou sans la présence de la caméra. C’est par exemple le cas pour Eugène Murangwa, l’ancien capitaine de l’équipe nationale de football, rescapé du génocide et principal protagoniste du documentaire Rwanda, la surface de réparation (2014). Lorsque nous l’avons rencontré, en 2010, Eugène éprouvait les pires difficultés à raconter son histoire. Sa mémoire était trouée : il avait refait sa vie en exil, à Londres, et ses souvenirs semblaient être restés enfouis dans son pays natal. Pendant quatre années, nous avons travaillé ensemble, provoquant la remémoration par nos multiples interrogations mais aussi par des rencontres et de nombreux allers et retours sur les lieux du souvenir. La mémoire lui est revenue par bribes, d’abord avec douleur, puis avec soulagement. Ce cheminement l’a amené à témoigner en public au Rwanda et ailleurs, un acte qu’il n’aurait pu envisager auparavant. Face à la présence dorénavant familière de la caméra, Eugène a pris une autre dimension : il est devenu passeur, relais de nos interrogations communes, capable, en instaurant un dialogue là où la parole ne s’était jusqu’alors pas aventurée, d’ouvrir de nouveaux espaces inaccessibles pour le tiers. Le cinéaste invite ainsi le rescapé à une négociation avec lui-même pour trouver les mots et décrire l’indescriptible. Il faut prendre le temps de partir avec lui sur les traces de son histoire, en utilisant les moyens à sa disposition. Pour Eugène, nous avons ainsi utilisé les photographies, lorsqu’elles n’avaient pas été détruites par les tueurs, pour favoriser la réminiscence des souvenirs. Il existait également une vidéo, tournée par un opérateur du contingent belge venu évacuer les ressortissants occidentaux de l’hôpital psychiatrique de Ndera en plein cœur du génocide, dans laquelle un membre de sa famille apparaissait au milieu des Rwandais abandonnés à leur sort. Il s’agissait là de l’unique trace de son petit frère, alors âgé de huit ans, dont le corps n’a jamais été retrouvé. Si le cinéaste, qui doit mettre ses doutes de côté et accepter de se confronter aux limites de notre humanité, ne sort jamais indemne de cette démarche, il faut demeurer extrêmement vigilant à l’égard du risque de surinvestissement du survivant. « Quand on fait un voyage là-dedans, dans l’horreur, on n’a pas le luxe de s’en retirer : on est dedans, on est dedans », précise la rescapée Esther Mujawayo. « Tandis que l’Autre, lui, celui qui écoute, il reçoit seulement l’horreur comme ça et il a le luxe, lui, ou le choix d’être en dehors, de ne pas supporter et de dire : on stoppe l’horreur8 ».

© Rwanda, la surface de réparation

© Rwanda, la surface de réparation

L’horreur, justement, comment la montrer, ou plutôt la suggérer ? L’extrême violence du génocide, essentiellement perpétré à l’arme blanche, tout comme le nombre assourdissant des victimes, sont autant d’écueils à la représentation. Nombreux sont les documentaires, en particulier ceux construits sur le mode du reportage historique, à utiliser les images d’archives, celles des charniers ou des routes jonchées de cadavres. Mais ces images demeurent souvent dénuées de sens, noyant les victimes dans l’anonymat et provoquant un rejet immédiat chez le spectateur. Beaucoup de cinéastes sont également partis à la quête des traces physiques des massacres, filmant les exhumations des corps ou se rendant sur les sites de l’extermination. Leurs films entendent restituer le choc de la visite dans ces mémoriaux où les crânes, les ossements, les vêtements des victimes, ou encore, comme à Murambi, les cadavres recouverts de chaux, sont exposés au public. Nathan Réra y voit logiquement le risque d’une « standardisation » de ces images : « on ne rend plus à Murambi pour témoigner de l’horreur qui s’y est déroulée », écrit-il, « mais pour certifier l’expérience à laquelle nous confrontent les images9 ». Face à la tentation du voyeurisme inhérente à ces visites insoutenables, une mise à distance s’avère nécessaire. Christophe Gargot, dans D’Arusha à Arusha (2008), se mêle à la foule et pénètre dans le site via un unique plan séquence qui s’attarde moins sur les corps que sur les visages des visiteurs venus commémorer. Dans Homeland (2006), Jacqueline Kalimunda emploie d’abord un fondu au noir qui empêche le spectateur de l’accompagner dans la salle, puis, plus de trente minutes après, un montage agressif sur les différents cadavres ne lui laisse aucun autre choix que celui d’affronter ce qu’il était frustré de ne pas avoir vu. Ici, l’objectif du cinéaste consiste donc à créer formellement une proximité entre le spectateur et l’événement, à tenter de créer du sens à partir de l’inimaginable. Enfin, dans le documentaire Rwanda, pour mémoire (2003), Samba Félix N’Diaye, en position d’écoute du témoignage des rescapés, reste au seuil du sanctuaire de l’église de Nyamata. La caméra refuse d’abord de « marcher » sur les corps, puis s’attarde sur les crânes et les ossements. A cet instant, le plan s’achève sur le réalisateur au milieu du charnier : le jeu de miroir évite de prendre en otage le spectateur. Pour figurer l’horreur du génocide, N’Diaye choisit lors d’une autre séquence de filmer un abattoir. La séquence, dont le réalisme rappelle Le sang des bêtes de Georges Franju (1949), ancre brutalement le génocide dans sa dimension villageoise. La caméra s’attarde sur la machette, l’outil du quotidien, sur la gestuelle, puis sur le sang versé et l’agonie de la vache, un animal central dans la culture rwandaise qui désigne symboliquement les Tutsi. La capacité de déstabilisation de la séquence dénonce, en parallèle, l’absence et la passivité de la communauté internationale face aux images des cent jours de 1994.

Une caméra médiatrice ?

Au sein de la société rwandaise, la cohabitation forcée entre les rescapés et les anciens  génocidaires invite à repenser les enjeux du dispositif documentaire. Cette réalité, d’autant plus complexe qu’elle résulte d’un « génocide de proximité10 », rappelle fortement la situation cambodgienne, où les survivants des crimes commis par le régime khmer rouge entre 1975 et 1979 côtoient leurs tortionnaires évoluant dans l’impunité la plus totale. A ce titre, certains documentaires qui reconstituent un espace de confrontation se rapprochent de l’œuvre cinématographique du cinéaste Rithy Panh. Dans S21, la machine de mort khmère rouge (2003), le peintre Vann Nath, survivant de cet ancienne école transformée en centre de détention et d’exécution où périrent plus de 17 000 Cambodgiens, fait face à son ancien geôlier, Him Houy. Un dialogue s’installe progressivement autour des peintures du rescapé, exposées dans le centre aujourd’hui transformé en musée du génocide. Face à ces terribles visions de torture, réalisées de mémoire et à partir de témoignages, l’ancien khmer rouge, en acquiesçant aux précisions exigées par le peintre, atteste de l’horreur du génocide. Lors d’une autre séquence, le réalisateur demande aux tortionnaires de refaire les gestes de la torture. Un exercice auxquels les anciens geôliers se plient avec rigueur dans les salles vides de l’ancien lycée. Grâce au dispositif mis en place par le cinéaste, c’est la logique de l’extermination dans sa brutalité mécanique et méthodique qui transparaît à l’écran.

Cette question de la reconstitution de la dynamique génocidaire, qui se pose d’autant plus dans la mise en fiction11, est aussi au cœur du documentaire de Martin Buchholz, L’assassin de ma mère (2002). Eugénie Musayidire, qui a appris l’assassinat de sa mère de l’Allemagne où elle s’est réfugiée peu après les événements de 1973, retourne dans son village natal pour tenter de trouver des réponses aux nombreuses questions qui l’assaillent. Le cinéaste la suit sur les traces de son passé, un voyage entrecoupé d’entretiens, de retrouvailles et de douleurs ranimées, dont la principale séquence est celle de sa confrontation avec Nsanganira, emprisonné après avoir avoué l’assassinat de sa voisine, la mère d’Eugénie. Le face à face donne lieu à un véritable interrogatoire auquel le jeune Hutu répond vaguement. « Où étaient ses bras ? Où as-tu frappé avec ta hache ? Deux coups ? Un à droite, un à gauche ? » A la demande de la survivante, le meurtrier rejoue l’exécution devant la caméra, mimant les coups fatals sur Eugénie, qui, allongée, endosse par procuration le rôle de la victime absente. Dans ce dispositif triangulaire, entre Eugénie, sa mère et son assassin, la caméra est prise à témoin. Sa présence, au cœur d’un espace filmique devenu presque cathartique, s’implique dans le processus de reconstruction individuelle de la rescapée en lui permettant une forme de deuil improvisé.

Attardons-nous enfin sur la somme documentaire réalisée par la cinéaste franco-américaine Anne Aghion. Pendant près de dix ans, la réalisatrice s’est immiscée au cœur du processus de reconstruction et de réconciliation dans les communes de Gafumba, de Nyabitare et de Ntongwe. Elle y a suivi l’annonce, la mise en place puis la tenue des procès Gacaca, coïncidant avec le retour des prisonniers dans leurs villages12. Ancré dans les relations de voisinage, le film Mon voisin, mon tueur (2009) donne la parole autant aux rescapés qu’aux anciens génocidaires. Il dévoile également l’évolution du rapport que chacun entretient avec la cinéaste, dont la caméra occupe une place de plus en plus importante. Au début, la méfiance est palpable. Lors d’une séquence, Euphrasie Mukarwemera, une veuve hutu qui a perdu son mari et ses enfants, apostrophe ainsi la caméra : « Mais pourquoi ces Blancs nous interrogent-ils ? Ça suffit, ces Blancs posent des questions bizarres… » Fruit des liens tissés au fil des années, la caméra de la cinéaste permet de libérer toujours un peu plus une parole qui serait sans doute restée enfouie en son absence. « Si cela ne tenait qu’à nous, nous resterions silencieuses, nous n’en parlerions pas », poursuit-elle plus loin. « Nous n’en parlerions qu’avec ceux qui partagent notre vécu, eux seuls méritent d’entendre. » En parallèle à ces témoignages, la cinéaste entame une conversation de plus en plus approfondie avec Abraham Rwamfizi, accusé par les survivants d’avoir activement participé au génocide sur la colline de Gafumba. Le génocidaire présumé nie tout en bloc, annihilant tout espoir de pardon. Jean-Paul Shyirakera, pour lequel les faits qui sont reprochés à Rwamfizi ne font aucun doute, interpelle alors la cinéaste : « La prochaine fois que vous venez, amenez-le avec vous. Devrez-vous le forcer pour qu’il vienne demander notre pardon ? Nous devons parler et dire ce que nous pensons. Même si ce n’est pas en privé, nous devrions au moins débattre en votre présence. » Cette allusion, que la réalisatrice n’a saisi qu’au montage en travaillant sur la traduction, précipite son retour au Rwanda afin de provoquer elle-même cette improbable confrontation. La rencontre a bien lieu dans un cabaret, mais l’échange semble malgré tout impossible. « De médiatrice, la caméra devient alors « arbitre » dans l’opposition des visages et des mots : au lieu d’instaurer une convergence des regards, elle finit par raviver l’antagonisme entre les deux partis, qui ne se parlent jamais directement mais par caméra interposée13 », résume Nathan Réra à propos de cette séquence emblématique des limites de la médiation envisagée par le dispositif documentaire. Malgré ce constat d’échec, la dynamique créée par la cinéaste a permis, sinon de combler la distance qui sépare les génocidaires des survivants, de les exhorter à un questionnement intime et d’esquisser une tentative de dialogue. Dialogue que la cinéaste a poursuivi en organisant de nombreuses projections à travers le pays, et au-delà – notamment au Cambodge -, libérant de nouveaux espaces de parole au sein du chantier de la mémoire du génocide.

Entre le témoin et celui qui recueille et partage son récit, ici par le biais de la médiation audiovisuelle, s’installe un compromis, implicite ou non, qui engage la responsabilité du cinéaste. Dépositaire du témoignage, ce dernier promet de le retranscrire dans son authenticité sans trahir une vérité qui lui est, de facto, inatteignable. « Celui qui accepte de devenir le témoin du témoin doit savoir qu’il s’engage sur une voie étroite, entre les besoins contradictoires du témoin et l’impossibilité partielle dans laquelle il sera d’y répondre »,  souligne ainsi Régine Waintrater, qui évoque un « pacte testimonial » entre le témoin et le témoignaire. Pour le cinéaste, tout l’enjeu consiste alors à envisager un dispositif de visibilité apte à faire entendre ces voix et à montrer la dignité des visages, sans jamais perdre de vue l’attente du survivant vis-à-vis d’une caméra qui s’apprête à figer leur histoire et porter leur message. Il est chargé de porter cette vérité au-delà du cercle du témoin, et d’en faire un rempart contre les discours négationnistes et la menace, toujours possible, d’une nouvelle barbarie. Les documentaires deviennent ainsi à leur tour autant de « films traces », de vecteurs de sens au sein de la mémoire partagée du génocide des Tutsi du Rwanda.

François Xavier Destors

Auteur et réalisateur de documentaires historiques et sociaux, François Xavier Destors travaille sur la mémoire des conflits contemporains. Diplômé de l’Institut d’Études politiques de Paris, il a écrit un ouvrage intitulé Images d’Après. Cinéma et génocide au Rwanda (2010), qui décrypte la représentation audiovisuelle du génocide des Tutsi du Rwanda, notamment à travers les films de fiction. Il y montre la responsabilité du cinéma en tant que vecteur de transmission de la mémoire du génocide auprès du public occidental comme auprès des rescapés, incités pour les besoins de la caméra à se confronter de nouveau à leurs bourreaux d’hier. En 2014, son dernier documentaire, Rwanda la surface de réparation (85mn, coréalisé avec Marie Thomas-Penette) retrace l’histoire du Rwanda à travers le prisme politique, culturel et social du football. Le film donne la parole à Eugène Murangwa, l’un des survivants de l’équipe de Rayon Sports, ancien capitaine de l’équipe nationale, qui s’engage aujourd’hui avec ses anciens coéquipiers qui l’ont protégé en 1994 à retisser les liens entre les générations.

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1. [José Kagabo, in Travail de mémoire 1914-1998 : une nécessité dans un siècle de violence, J.P. Bacot et Ch. Coq (dir.), Paris, Autrement, 71-78 (1999).]
2. [Régine Waintrater, Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003]
3. [Catherine Coquio, Rwanda, le Réel et les Récits, Belin, 2004, 102]
4. [Janine Altounian, L’intraduisible. Deuil, mémoire, transmission, Dunod, Coll. Psychismes, 2005, 128]
5. [Citons entre autres les témoignages de Yolande Mukasagana (La mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997) et de Marie-Aimable Umurerwa (Comme la langue entre les dents. Fratricide et piège identitaire au Rwanda, Paris, L’Harmattan, 2000), qui ont été écrits en français avec la collaboration de Patrick May. L’ouvrage d’Esther Mujawayo (SurVivantes: Rwanda, dix ans après le génocide. Paris, Éd. de l’Aube, 2004) a été écrit avec Souâd Belhaddad.]
6. [Boubacar Boris Diop, « Génocide et devoir d’imaginaire », Rwanda. Quinze ans après. Penser et écrire l’histoire du génocide des Tutsi, Revue d’histoire de la Shoah n°190, Janvier-Juin 2009, 380]
7. [BAnne Lainé, « Filmer les témoins du génocide. L’éthique en guise d’esthétique », in Revue d’histoire de la Shoah n°190, Janvier/Juin 2009, 388-391]
8. [Citée par Souâd Belhaddad, « L’infinie solitude du rescapé », in Revue d’histoire de la Shoah n°190, Janvier/Juin 2009, 402]
9. [Nathan Réra, Rwanda, entre crise morale et malaise esthétique. Les médias, la photographie et le cinéma à l’épreuve du génocide des Tutsi (1994-2014), Les presses du réel, coll. Œuvres en société, 2014, 407-408]
10. [Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Seuil, 2003, 74]
11. [Dans les longs-métrages de fiction qui reconstituent les massacres, survivants et bourreaux, recrutés comme figurants, rejouent leurs rôles pour les besoins de la caméra. Voir François-Xavier Destors, « Rwanda 1994-2014. Le génocide à l’épreuve de la fiction », in Revue de la Fondation Auschwitz, Témoigner entre histoire et mémoire, n°199, décembre 2014]
12. [Quatre films documentaires ont résulté de cet ambitieux travail : Gacaca, revivre ensemble au Rwanda ? (2002), Au Rwanda on dit… La famille qui ne parle pas meurt (2004), Les Cahiers de la mémoire (2009) et Mon voisin mon tueur (2009).]
13. [Nathan Réra, op. cit, 463]