Légère

Le quatrième appel à projet de l’Association des Jeunes Cinéastes se nomme Pornographies. Pour les citer en restant dans le style télégraphique : « Point de départ : pornographies, comme genres, comme phénomènes de société, comme rapports aux images… Enjeux : l’expérimentation, la réflexion sur un impensé collectif ».

Le thème faisant écho à la campagne annuelle du GSARA, touchant cette année la pornographie et l’audiovisuel, il a été convenu de l’intérêt d’interroger quelques-uns des 6 lauréats retenus parmi les 24 candidatures. Les projets sont toujours en cours de réalisation. L’objectif de cette démarche est de situer comment ces réalisateurs traitent la pornographie, la sexualité, sur un écran. Leur rapport avec celle-ci, leur approche, ce qu’ils en pensent, sur leur bobine et dans notre revue.

Je suis devant mon café lorsqu’entre un homme qui s’exclame avoir rendez-vous avec Yassine Berrada. Ayant préparé une rencontre avec une femme, je suis pour le moins interloqué. Emilie Praneuf, la réalisatrice, entre alors juste après, en m’expliquant qu’elle a invité Ychaï Gassenbauer, motion designer pour leur projet. Ils intriguent l’AJC avec Babines (titre provisoire), ode déliée chantant la liberté, l’humour et la libération.

Comédienne de formation, Emilie Praneuf présente un CV dense et coloré allant du théâtre à la radio, en passant par la danse. De son côté Gassenbauer était venu sur la capitale belge afin de fréquenter une école de théâtre. Il a ensuite pris un virage vers la vidéo et l’animation, intéressé par les vidéos interactives, l’installation et la scénographie audiovisuelles. Ils se sont rencontrés à l’école LASAAD, institut des arts du spectacle basé sur le mouvement, alors étudiants dans la même classe. Leur collaboration n’est pas une première, ils ont déjà travaillé en tant que réalisateurs sur le court-métrage collectif Light my fire.

Babines conte les pérégrinations imaginaires « d’Elle », qui voyage d’un fantasme à l’autre. « Une succession de mondes qui s’ouvrent et se ferment, se croisent et s’emmêlent jusqu’à se répandre sur toute la page, sur tout l’écran » pour citer la réalisatrice. S’y entremêlent rythmes, corps et matières dans une danse de plus en plus endiablée qui se pratique sur le dos des conventions.

Les médiums d’expression de Babines, multiples, permettent de dépeindre diverses facettes de la sexualité dans tout le potentiel de liberté qui leur incombe. Le court-métrage d’animation mélange dessins à l’encre, aquarelles, collages et animations, donnant vie à une poésie des corps et des soupirs. Pour son premier film d’animation, Praneuf voulait traiter du plaisir. Elle puise son inspiration dans l’intime, thème cher à son cœur qui est ici le point de départ.

Dessin d’Emilie Praneuf

Dessin d’Emilie Praneuf

Gassenbauer et Praneuf veulent célébrer le plaisir dans leur film sans lui attacher un regard réprobateur. Ils désapprouvent la vision sale et monolithique qui colle au genre, d’où la volonté d’insuffler au projet humour et frivolité. La réalisatrice accuse cette perspective de la jouissance et de l’oisiveté comme étant des écarts. Gassenbauer estime qu’il est plus intéressant de démontrer les points positifs de la pornographie que de s’empêtrer dans des accumulations de critiques. Par ailleurs, pornographie est un terme plus juste s’il est accordé au pluriel, ce qui n’est pas pour amoindrir le débat. Babines dépasse d’ailleurs ce débat au sens premier du terme : en l’évitant et en poursuivant son chemin. Le parti pris de l’humour fait écho aux productions X des années 1930 et 1940. Praneuf apprécie leur grivoiserie, le fait qu’on puisse rire du sexe, bien qu’elle ne sache pas si les conditions dans lesquelles les actrices travaillaient étaient meilleures que celles d’aujourd’hui. L’un des enjeux de cette célébration que vise Babines est de véhiculer une image plus positive de la femme. La réalisatrice n’a rien contre la démonstration ou le discours sexuel à l’écran, selon la place donnée aux protagonistes, à leurs rapports, aux valeurs, au plaisir, au respect…

Cette désacralisation du sexe dans Babines passe par les dessins de Praneuf. Le trait est léger, incohérent pour ne pas dire onirique, il permet de donner forme à cette liberté qu’elle tient à transmettre. La dédiabolisation de la pornographie passe de la liberté, la libération, l’imagination, a légèreté et l’abandon (Elle utilise aussi l’expression « interstice de vulnérabilité » pour qualifier cet abandon). Pour Praneuf, ces éléments sont aussi les clefs d’une bonne sexualité. Le film cherche à ouvrir des portes, à reconsidérer les idées reçues. Comme le livre l’autrice, si quelqu’un pouvait en rire, se sentir détendu après l’avoir visionné, ce serait déjà une victoire. La présence marquée de la poésie – qui n’est d’ailleurs jamais très loin de la sensualité – est un élément saillant de Babines. C’est du moins le cas dans le dossier de présentation du film, entre une citation d’André Breton et un poème de Gherassim Luca.

Ce désir de déshabiller l’intime est à la source même du processus créatif de Praneuf. La beauté de cet intime, sa précieuse valeur, représente la « pépite de l’humain » comme elle le dit. Elle précise que « Ca parle de l’humain dans son état concentré », et dès lors, tout est permis. Les règles propres à chacun, les unicités et les similitudes, sont ce que Babines désire mettre en exergue. Il faut toutefois transcrire ces pensées, c’est la grande difficulté de ce projet. La réalisatrice doit encore s’accorder sur certains aspects, certaines directions du film. Gassenbauer est là pour aider Praneuf à exprimer ses intentions et aussi pour voir si celles-ci sont ou ne sont pas réalisables.

Praneuf et Gassenbauer pointent le paradoxe contemporain entre tabous et hypersexualisation. Là où Babines expose une sexualité libérée et consciente, le motion designer  accuse l’accent ridicule que l’hypersexualisation confère aujourd’hui à l’intime. Il illustre son propos avec les publicités vidéo C&A sur lesquelles on peut tomber dans les stations métros ou dans les gares. Les images transmises étant éloignées de la réalité des relations intimes, le duo cherche à prôner un discours plus concret, plus vrai. Le manque d’éducation ainsi que les tabous représentent un danger pour la vie sexuelle des enfants et des adolescents comme des adultes.

Yassine Berrada

Interview réalisée le 02/05/2016