L’inclusion numérique, un écosystème complexe

Si on parle de plus en plus de la fracture numérique dans les médias, on entend moins parler des acteurs de terrain qui luttent, effectivement contre ce phénomène. En fait, les acteurs de terrain, les organismes qui dispensent formations, accompagnement, aide ponctuelle ou structurelle, ainsi que leur intégration au niveau local et leur fonctionnement avec les guichets administratifs et services privés essentiels comme les banques, est encore quelque chose d’assez nébuleux. Quelles sont les solutions pour lutter contre la fracture numérique, et dans quel écosystème d’acteurs s’inscrivent-elles ?

L’une des solutions est l’Espace Public Numérique (ou EPN). Le concept est simple et très efficace : ce sont des lieux conviviaux, tournés vers l’accueil et l’accompagnement des citoyens, qui mettent à disposition des ordinateurs, une connexion internet, et des formations/ateliers pour se perfectionner ou apprendre la base de l’informatique.

Les animateurs multimédia sont au cœur de ce dispositif d’inclusion numérique, car ils permettent un accompagnement humain, et agissent en véritable interface entre les citoyens et la technologie : ils ne se contentent pas de fournir une aide et donner des formations, ils permettent aussi d’acquérir les bons réflexes, de dépasser les peurs, d’apprendre l’autonomie, et en plus d’acquérir quelques connaissances de culture générale liée au numérique pour mieux l’appréhender. Ce sont des lieux généralistes et tout public, et surtout abordables : leurs tarifs sont gratuits ou quasi-gratuits. Quel que soit son statut social ou ses revenus, on peut donc y accéder.

A Bruxelles, on a pu entendre parler des EPN à diverses occasions, et ces lieux sont mentionnés notamment dans le Plan d’Appropriation Numérique, le premier Plan Régional d’ambition pour favoriser l’inclusion numérique. Cependant, les EPN, même s’ils sont une très bonne solution, et la seule solution tout public qui soit financièrement accessible au plus grand nombre, ne peuvent pas fonctionner seuls.

En réalité, leur travail sur le terrain a besoin de s’inscrire dans un réseau d’autres acteurs. Par exemple, des associations d’alphabétisation comme Lire et Ecrire, des ILDE qui reconditionnent du matériel, des organismes d’ISP, des ASBL fournissant des services logiciels, des ASBL proposant du matériel informatique adapté aux personnes en situation de handicap, mais aussi les guichets communaux, les CPAS et tous les acteurs de l’accompagnement social des citoyens.

En effet, si les EPN sont une solution tout public et généraliste, il y a des cas où l’aide qu’ils peuvent apporter est limitée, car l’apprentissage du numérique repose sur des prérequis comme savoir lire et écrire ou être valide (les malvoyants sont de facto exclu du numérique s’ils ne bénéficient pas de matériel spécifique, mais aussi les personnes ayant des troubles psychomoteurs pour qui l’utilisation d’un clavier et d’une souris classique est difficile). Le travail des EPN s’inscrit donc dans un écosystème plus large, capable de prendre en charge tous les publics et toutes les demandes.

La question des demandes spécifiques que les citoyens adressent aux aidants est aussi quelque chose de complexe sur le terrain. En effet, si les EPN sont de très bons acteurs généralistes, touche-à-tout et polyvalents, il y a des demandes pour lesquelles répondre efficacement devient difficile. On peut facilement penser aux démarches administratives en ligne. Si les EPN permettent aux citoyens d’y accéder via par exemple la création de comptes Itsme, des lecteurs de carte à disposition et de l’aide pour les utiliser, la création d’adresses email, la possibilité de télécharger, imprimer et scanner, l’aide pour maîtriser l’outil et comprendre les interfaces parfois complexes, ils montrent malgré tout des limites dans l’accompagnement de A à Z à certaines démarches… En effet, les animateurs multimédia, malgré leurs compétences ne sont pas assistants sociaux, ni des professionnels de l’emploi, de la fiscalité, du logement, de l’e-santé… Or, de nombreux citoyens se rendent en EPN car ils ne savent pas où trouver de l’aide alors qu’ils ont une demande précise et urgente, souvent complexe, à l’attention de l’administration. Ils se tournent vers les EPN à cause d’une double problématique : ils ne maîtrisent pas le numérique, et les guichets se raréfient.

Dans les faits, les EPN répondent très souvent aux démarches administratives alors qu’elles relèvent d’un besoin social, et pas d’un besoin numérique.

En fait, on observe parfois un report de la charge de travail des administrations et services privés vers des acteurs associatifs. Les EPN sont très fortement concernés, mais aussi l’ensemble du secteur social : les assistants sociaux n’ont que trop peu de temps par rapport aux dossiers à gérer, de nombreuses ASBL de proximité se retrouvent à faire de la médiation sociale pour leurs bénéficiaires…

C’est une situation qui met sous tension tout le secteur de l’inclusion numérique et complexifie son travail, alors que les guichets et alternatives d’aide physique se raréfient. On peut notamment penser aux agences bancaires où de moins en moins de démarches sont possibles au guichet et où, bien souvent, il n’y a presque plus d’employés et que des bornes automatiques.

L’écosystème autour de l’inclusion numérique des citoyens repose donc nécessairement sur des guichets accessibles et pourvus de personnel bien formé à un métier spécifique, qui n’est ni celui des assistants sociaux, ni celui des EPN, ni celui des autres acteurs de terrain… Or, on ne peut que déplorer la vitesse de la dématérialisation, trop rapide pour les compétences et les usages des citoyens, mais aussi trop rapide pour les aidants qui peinent à suivre l’augmentation des demandes.

Une des problématiques qui se pose à propos des multiples demandes d’aide numérique et administrative des citoyens, c’est celle de la clarification des compétences des acteurs de l’inclusion numérique, quels qu’ils soient. Face au numérique, quel est le rôle d’un assistant social ? d’un animateur d’EPN ? Où commence et où s’arrête le rôle de chacun ? Que doivent faire les guichetiers communaux ? Ce sont des problématiques qui prendront un peu de temps à résoudre, car la numérisation s’est si fortement accélérée que les aidants sur le terrain ont mis en place des solutions d’urgence (communication WhatsApp avec les usagers, prise en charge de démarches qui ne leur incombaient pas avant, et rôle « d’encodeur de données personnelles » pour les assistants sociaux qui multiplient leur charge de travail), qui, deux ans plus tard, fonctionnent encore. Ces solutions étaient indispensables lorsque le covid a fait fermer tous les services mais que les obligations administratives envers les citoyens n’ont pas connu d’interruption, pour ne pas laisser des personnes dans des situations dramatiques, au risque de perdre leur logement, leur visa, leur travail… Aujourd’hui, elles sont restées en place car aucune alternative venant de l’administration elle-même (et des services privés essentiels) suffisamment performante et à la hauteur de la charge de travail n’a été mise en place. Cela montre que la capacité des acteurs de terrain et des administrations à faire face à la digitalisation, et à s’organiser efficacement, ne peut pas suivre le rythme imposé et l’omniprésence du numérique dans la vie des citoyens. Nous faisons tout de même face à une révolution qui a été mal préparée : passer d’un langage oral et écrit sur des supports physiques, reposant sur le contact humain direct, à l’utilisation généralisée d’interfaces qui n’ont pas été pensées pour un usage universel.

Les citoyens ont des besoins numériques complexes, à la fois sur la maîtrise de l’outil, la compréhension des logiques numériques, et de demandes sociales, très diverses et qui touchent à tous les secteurs. Cela va de la maîtrise d’une tablette pour que les enfants puissent faire leurs devoirs, au remplissage d’une déclaration d’impôts, en passant par l’e-santé (CST, récupération de résultats de tests covid), le logement, l’emploi… En fait, il n’est pas possible de citer un seul secteur qui ne soit pas concerné par la transition numérique et par la fracture numérique, au niveau des publics comme au niveau des travailleurs (la problématique des compétences numériques des travailleurs du secteur privé ou public et leur capacité à suivre la transition numérique est un sujet en soi).

Les EPN sont à l’image de cette complexité, puisqu’ils accueillent tous les publics : demandeurs d’emploi, seniors, jeunes actifs, étudiants, parents isolés, personnes en situation de précarité, etc… et répondent à tout type de demandes. Cette polyvalence fait leur force sur le terrain mais présente un désavantage au niveau politique : puisqu’ils touchent tous les publics et répondent à toutes les demandes, quel est leur interlocuteur ?

En effet, la façon dont les portefeuilles sont structurés ne permet pas de répondre sous l’angle « tout public », puisque chaque ministère aura une compétence précise : la lutte contre la pauvreté, l’emploi, la transition numérique, l’enseignement, l’inclusion des personnes en situation de handicap, l’accès aux soins… Or, les EPN touchent à ces publics et ces domaines, et leurs problématiques doivent passer dans ces cases, ce qui est irréaliste par rapport à leur travail réel. Il faut souligner que ces problématiques s’imbriquent les unes dans les autres, avec par-dessus la complexité liée au numérique.

Au final, les rôles sont peu clairs, et la question de la fracture numérique se trouve émiettée entre plusieurs ministères, ce qui a un impact bien réel sur le terrain : notamment, la lutte contre la fracture numérique est financée par des appels à projets qui saupoudrent les besoins des acteurs de terrain sans jamais répondre à la problématique du manque de soutien structurel.

Le réseau CABAN a d’ailleurs depuis longtemps la revendication de pouvoir avoir un interlocuteur commun, ou au moins des interlocuteurs précis au niveau politique, CF la Charte des Acteurs de l’inclusion numérique (2018) : « La question ayant une dimension transversale et concernant diverses compétences, nous souhaitons une articulation entre tous les ministres et administrations concernés et une clarification des rôles et moyens de chacun ». Cette préoccupation n’est donc pas nouvelle et n’est toujours pas résolue, alors que le covid étant passé par là, la digitalisation s’accélère.

La question du financement est fortement liée à la problématique évoquée ci-dessus, et cette question ne se pose évidemment pas que pour les EPN, mais pour tous les acteurs prenant part à l’inclusion numérique. Nous avons notamment évoqué les appels à projets. Ceux-ci sont en fait une solution qui n’est pas si inefficace, puisqu’ils permettent de financer des initiatives précises et de cibler les publics qui en auraient le plus besoin. Le problème est que seules les structures solides, avec des ressources humaines suffisantes et les compétences, peuvent y répondre. En effet, les enveloppes des appels à projets sont souvent trop faibles pour permettre d’embaucher un mi-temps (inférieures à 15 000 euros), y répondre demande du temps de travail sans assurance d’un financement à la clé. A Bruxelles, de nombreux EPN ont des difficultés pour y répondre, mais c’est aussi le cas chez les autres acteurs. Mais les appels à projets, parce qu’ils ont un public cible précis, sont aussi difficilement compatibles avec la mission tout public et généraliste des EPN.

A l’heure actuelle, les financements des EPN proviennent de sources variées et de secteurs variés, et sont souvent accordés dans le cadre d’un mandat précis, par exemple la formation des chercheurs d’emploi. Il n’y a pas de financement structurel prévu pour les EPN, malgré les demandes du réseau des acteurs de l’inclusion numérique dont ils font partie. Les EPN ont justement grand besoin d’un financement structurel qui soit lié à leur mission généraliste, afin de garantir l’accès à tous les citoyens sans discrimination. Il faut savoir que la grande problématique des EPN ne porte pas sur le matériel, mais sur l’emploi. Par exemple, on estime à Bruxelles que ce sont 66% des animateurs qui sont en situation précaire (art 60, bénévoles, PTP…). C’est l’emploi qui est difficile à financer, alors qu’il est au cœur du dispositif de l’EPN et que les animateurs (et leur expérience précieusement acquise sur le terrain) sont indispensables pour accompagner les citoyens.

Résoudre la fracture numérique passe nécessairement par un rapport humain, c’est le grand paradoxe de notre société en cours de digitalisation.

Nous espérons que c’est ce message qui sera entendu : pour répondre à la fracture numérique, il faut dégager des moyens humains et pérennes, à la hauteur de la tâche, bien organisés et pensés avec les acteurs de terrains et les administrations. Et surtout, poser aussi aux citoyens la question du choix de la société dans laquelle ils veulent vivre. Pour l’heure, la digitalisation leur est imposée, au nom de « l’économie » sans se soucier de ses conséquences sociales et de ses coûts à long terme.

Lauriane Paulhiac, Coordinatrice des activités du réseau CABAN-DIBAC (Collectif des Acteurs Bruxellois de l’Accessibilité Numérique)

Le réseau CABAN-DIBAC fédère les acteurs de terrain de l'inclusion numérique et permet notamment de :
    • mettre en réseau des acteurs (EPN, bibliothèques, ASBL, acteurs sociaux...) de l'inclusion numérique et tenir un répertoire de ceux-ci sur le site caban.be
    • Référence en termes de bonnes pratiques et harmonisation des actions du secteur
    • Animation de la communication interne et externe du secteur
    • Représentation politique des acteurs de terrain au niveau régional
Grâce à la diversité de ses membres, le réseau CABAN-DIBAC a développé une expertise dans la vulnérabilité numérique et les solutions pour y remédier.
    • Pour plus d’informations sur le réseau CABAN-DIBAC, voir : https://www.caban.be
    • Pour plus d’informations sur la fracture numérique, voir aussi notre campagne de sensibilisation sur le sujet : https://gsara.tv/fracturenumerique/