Matthieu Duperrex est maître de conférence en sciences humaines à l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille. Artiste et théoricien directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain (www.urbain-trop-urbain.fr), ses travaux procèdent d’enquêtes de terrain sur des milieux anthropisés et croisent littérature, sciences-humaines et arts visuels. Nous nous entretenons ici avec lui suite à sa conférence-performance du 23 octobre 2021 au Cinéma Nova, qui s’inspirait de son récit publié chez Wildproject, Voyages en sol incertain, enquête dans les deltas du Rhône et du Mississippi.
Causes toujours (CT). À l’occasion du cycle « Filmer le paysage, composer avec les vivant·es », vous avez présenté une performance en immersion vidéo au sein de territoires du delta du Mississippi, en Louisiane. Pouvez-vous nous expliciter le titre proposé pour cette intervention, à savoir « Quelques images du paysage féral » ?
Matthieu Duperrex (MD). Le devenir féral est pour moi l’un des éléments dialectiques du paysage. Il y a évidemment plusieurs ententes de la féralité, littéralement la condition d’animaux domestiques qui « retournent » à l’état sauvage. La révolution du tiers-paysage qu’appelle le paysagiste Gilles Clément (Manifeste du Tiers Paysage, 2004) place par exemple une certaine confiance dans la féralité et le réensauvagement1. Pour le journaliste George Monbiot, la féralité est une expression positive d’éveil écologique qui manifeste le besoin d’une vie plus sauvage. De façon plus conséquente, le philosophe Baptiste Morizot propose d’élire le processus féral comme terrain possible d’une « diplomatie » qui desserrerait la partition naturaliste sauvage/domestique au profit d’une « interdépendance équilibrée » à l’intérieur des communautés biotiques2.
Pour ma part, je me range plutôt dans le prolongement de l’anthropologue Anna Tsing. Anna Tsing s’est en effet intéressée aux enchevêtrements entre humains et non-humains propres à l’Holocène, ces écologies que l’exploitation industrielle et l’impérialisme économique détruisent. Face à cette emprise, en étudiant un tout petit objet, le champignon matsutake, elle a montré la survivance de patchs qui rendent favorable une vie au-delà de l’humain3. Les « écologies férales » ne procèdent pas d’un réensauvagement a priori positif de l’Anthropocène, ce sont des paysages ruinés par des agents pathogènes non-humains, qui produisent de l’inhabitable ou de l’invivable pour un fort contingent des espèces liées à l’écologie antérieure. Parmi ces agents pathogènes et proliférants, il y a des bactéries, des virus, des champignons.
De là mon intention en proposant ces images de Louisiane au public, dans la continuité de mon livre : la traque des fantômes et des monstres de l’Anthropocène ou bien des écologies férales passe par des exercices d’admiration et par une sollicitude constante pour l’habitabilité du sol ou encore ce que celui-ci comporte de traces passées d’un enchevêtrement inter-espèces avec lesquelles se raccorder.
CT. Dans votre livre, Voyages en sol incertain (2019), vous avez choisi de décrire les paysages de delta, un espace entre terre et mer, pourquoi cela avait particulièrement son importance ?
MD. Les littoraux, comme le cercle arctique, sont aux avant-postes de ce qui nous arrive, ils encaissent un certain nombre de heurts climatiques et chimiques. Les deltas se trouvent ainsi être des territoires « sentinelles », annonciateurs de la catastrophe, en même temps qu’ils sont déjà dans la catastrophe. Un paysage peut être avant-coureur d’une époque, l’espace et le temps sont convoqués de façon troublante pour celui qui parcourt ces paysages. Il éprouve de la mélancolie, de l’inquiétude, vis-à-vis de ces paysages affectés par un certain déroulement du temps.
Un delta est un panache mouvant, avec une reméandrisation constante qui charrie du limon. C’est l’histoire d’un sol né par l’agrégat de tout ce qui s’érode dans le bassin versant, ce ne sont pas seulement les nutriments mais aussi toutes les pollutions. Ces sédiments ont une fonction nourricière, mais ces limons se dérobent, à partir du moment où tout un ensemble de modifications paysagères a eu lieu du fait de l’activité humaine, avec les digues, les barrages, les chenalisations, qui rendent les territoires certes plus habitables (assèchements de marais par exemple) mais qui entraînent un mouvement d’érosion et d’affaissement des sols.
L’aller-retour entre le Rhône et le Mississippi – tel que je l’ai pratiqué pour les Voyages en sol incertain – me permettait d’instruire cela, avec là aussi des fantômes. On y rencontre des résidents, des spectres, des médiateurs pour parler de ces paysages, comme des essences végétales ou animales qui me sont l’occasion d’embrayer le récit d’un sol qui se dérobe. Il n’est pas seulement le récit des humains, c’est aussi un récit où il y a plusieurs voix. Non pas qu’on usurpe la voix de l’autre, qu’on soit l’instance de parole des non-humains, mais avec l’idée que par le paysage et ses assemblages ils entrent en composition avec les humains. On peut être alors le porte-parole de ces compositions qui façonnent le paysage.
Ces exercices de parallélisme – dont vous voyez qu’ils sont aussi une question d’instance, de savoir qui prend la parole – nous servent à décaler le regard, à nous déporter. Ils sont ce que le paysage produit concrètement, en tant que toutes les spatialisations sont porteuses d’histoires. Ces parallélismes ne sont pas pour moi un artifice littéraire, ce sont des histoires vraies qui arrivent au paysage, et dont les paysages expriment la narration, la résolution, l’intrigue… Tout cela est présent au cœur de ce qui arrive au paysage et au sol qui le supporte. Tous les paysages ont plus ou moins de potentiel à basculer dans autre chose qu’eux, un potentiel de métamorphose pour ainsi dire. Pour le paysage à l’ère de l’Anthropocène, cette capacité de bascule, comme dit Anna Tsing, a pour alternative soit la diversité contaminée (c’est-à-dire l’hybridation symbiotique), soit la destruction et l’appauvrissement total, par l’émergence de féralités dangereuses.
CT. Dans votre performance, il a été question des industries du pétrole et des pipelines qui lacèrent le sol de Louisiane et creusent des chenaux dans les marais, fragilisant le delta. Vous faites souvent écho dans votre travail à ce qui est sous nos pieds ou à ce que l’on ne perçoit pas. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
MD. Nos paysages sont en effet aussi dépositaires de tout un ensemble de forces invisibles, des forces qui appartiennent à des cycles biogéochimiques, la façon dont circulent des nutriments dans un sol, dont les arbres communiquent, tout ça relève d’un ensemble de fonctions qui appartiennent au sol et que l’on imaginait tout juste il y a à peine un siècle. Aujourd’hui, on va sur ce sujet d’étonnement en étonnement, on sait que les pierres sont vivantes, que la lithosphère abrite une vie microbienne d’une extraordinaire diversité, et qu’il y aurait même plus de formes de vie dans le sous-sol qu’il n’y en aurait dans les mers, c’est inouï ! On avait l’habitude de penser que lorsqu’on atteignait la roche mère, il n’y avait plus rien, mais ce n’est pas vrai.
Il y a donc ces agentivités-là, et puis il y aussi tout ce que l’habitat humain, tout ce que la transformation des territoires a produit. Parmi ces transformations de nos territoires, un certain nombre relèvent selon moi d’un processus d’invisibilisation. C’est-à-dire que l’Anthropocène, cette modernité occidentale et libérale dans laquelle nous habitons, qui nous fait vivre dans sa technosphère, génère des processus d’invisibilisation, des « anti-paysages ». Le géographe David Nye utilise cette expression pour désigner des espaces qui au lieu de servir d’infrastructure et d’arrière-plan à notre existence collective (la définition du paysage chez John B. Jackson) sont des espaces rendus inhabitables ou nuisibles au développement de la vie. L’art et la littérature peuvent rematérialiser ce qui relève de l’anti-paysage, au sens du miroir que l’on promène le long du chemin selon Stendhal, ou du miroir que l’on traverse, comme dans Alice aux pays des Merveilles.
Pour ma part, je me suis intéressé à la question pétrochimique, parce que le pétrole est devenu la ressource fossile la plus métamorphique, ce qui a donné lieu à la plus grande accélération possible qu’a connu l’occupation humaine de la terre. Or, cette forme-pétrole a engagé un certain nombre de processus d’invisibilisation au fur et à mesure de son exploitation. Les paysages de l’énergie sont pour beaucoup des anti-paysages, avec un ensemble de processus invisibilisés. Si on les voyait, on se dirait « mais qu’est-ce qu’on a fait ? Pourquoi a-t-on produit un tel délire infrastructurel ? » Ces spatialisations n’ont été a aucun moment politisées ou débattues. Elles n’ont fait l’objet d’aucune discussion quant à l’habitabilité des territoires qui seraient affectés. Parfois, bien sûr, on discute de l’implantation d’une usine, d’une raffinerie, mais pour l’essentiel du maillage de ces infrastructures du pétrole, tout cela arrive sans discussion, presque en silence.
Investiguer sur les paysages, c’est donc pour moi débusquer ces parallélismes noirs, ces anti-paysages. Ils façonnent sans que nous le sachions notre expérience sensible. Comparé au 18e siècle, nous respirons un air qui est 40 % plus chargé en CO2 ; nous avons dans nos muscles de l’azote qui provient pour moitié des fertilisants chimiques des sols répandus à partir de 1910. Nos corps relèvent déjà d’une « pétroculture ». Cette appréhension-là, cette révélation, est complexe à faire survenir. Et c’est encore une question de paysage que d’arriver à savoir où ça passe, où sont les pipelines, quel est le circuit de la logistique, quels sont les lieux de stockages. Nos ports commerciaux sont aujourd’hui ceinturés par des barrières et des barbelés, ces circuits de la logistique sont invisibilisés. 90 % des marchandises circulent par container, et ces containers invisibilisent également la chaîne de production manufacturière (car ce ne sont pas des marchandises qui circulent surtout mais des objets semi-finis et des pièces détachées). Les porte-containers aujourd’hui seraient le sixième pays pollueur de la planète. Donc tout cela produit du paysage, des interfaces logistiques, ce que nous pouvons aussi appeler la technosphère dans laquelle nous vivons.
Image d’illustration (c) Photo issue de la conférence de Matthieu Duperrex
1 Cf. Julien Delord, « Pour une esthétique écologique du paysage », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 17, n°1, 2016, p. 55.
2 Cf. Baptiste Morizot, « Le devenir du sauvage à l’Anthropocène », in Rémi Beau et Catherine Larrère (éd.), Penser l’Anthropocène, Les Presses SciencesPo, coll. « Développement durable », Paris:, 2018, p. 249‑264.
3 Cf. Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, traduit par Philippe Pignarre, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 2017.