INTRODUCTION
Complexe et protéiforme, le terme de « Fake News » est évoqué à tort et à travers aujourd’hui, notamment par les voies médiatiques et politiques, comme argument ou étendard, sans se donner la peine d’en interroger les causes ou les mécanismes. Il convient pourtant de rappeler que le problème de mauvaise information, de désinformation, est a minima corollaire à l’apparition d’un système de diffusion de cette information. Cependant l’avènement d’internet, des réseaux sociaux et la multiplication exponentielle des sources d’informations a profondément modifié le paradigme.
Le GSARA a pour mission d’éduquer aux médias et ses travailleurs l’accomplissent auprès de publics divers, adolescents en décrochage, adultes précarisés, primo-arrivants sur le sol belge, détenus, … Depuis une dizaine d’années, le positionnement critique de ses animateurs est constamment remis en question par les publics, symptôme de la profonde crise de confiance qui s’est installée à l’égard des institutions médiatiques traditionnelles, de la parole institutionnelle ou encore du monde scientifique (plus encore depuis mars 2020). À cela, il faut ajouter que la prolifération des sources d’informations entraîne petit à petit la perte d’un référentiel commun et, par conséquent, l’émergence de plus en plus difficile d’une parole citoyenne au sein de nos ateliers d’éducation permanente, tant chacun évolue et se conforte dans sa bulle d’influence médiatique personnalisée, limitant ses opinions à celles et ceux qui partagent déjà ses centres d’intérêts, via internet.
Dans cet article, nous relevons quelques méthodes et outils pour une éducation aux médias qui tente de donner des grilles de lecture, des points de repère et un temps de recul nécessaire à des publics fragiles face à la multiplication et à l’accélération perpétuelle des signes médiatiques. Pour ce faire, nous avons consulté Damien Seynave et Bernard Fostier, animateurs pour le GSARA, mais aussi Maxime Verbesselt, animateur pour Action Médias Jeunes asbl et enfin, Martin Culot, coordinateur pour Média Animation asbl.
Deux pièges à éviter
Tout d’abord, il convient de préciser que le rôle de l’éducateur aux médias ne sera pas de démêler le vrai du faux, d’être une police des bonnes et des mauvaises sources. Les théories du complot et autres rumeurs ne doivent servir que d’outils à la critique de l’information. Deux lignes sont fondamentales :
- une information est une construction discursive, un récit, qui va utiliser certains signes, certains codes, qu’il conviendra de déceler et d’analyser.
- les circuits médiatiques sont partie prenante de logiques économiques auxquelles il conviendra également d’éveiller nos audiences.
Nous reviendrons plus bas sur ce que nous appellerons une grille de compréhension structurelle et une grille de compréhension économique de l’information. Pour illustrer le piège du vrai/faux, penchons-nous un instant sur les outils de fact checking (citons captainfact.io qui constitue un bon exemple). Fastidieux et chronophages, ces outils peuvent constituer une sorte de baromètre de la fiabilité, mais chaque source étant questionnable, ils ne peuvent résoudre le cycle infernal de la mise en question de l’information et de l’irrésoluble recherche d’une vérité immuable.
Une seconde fausse route dans un processus d’éducation aux médias en 2021 serait d’établir une distinction nette entre médias dits « traditionnels » et médias « en ligne ». Les rapports entre médias traditionnels et nouveaux médias ne sont pas opposés mais au contraire beaucoup plus articulés que l’on ne pourrait le croire. Tous sont confrontés, avec leurs propres outils, à la formulation d’une information et donc sa mise en récit, qu’il s’agisse d’utiliser l’écrit, l’image fixe, la vidéo, le son, la musique, le montage, la construction linguistique (grille structurelle). D’autre part, tous sont soumis à des logiques économiques qui vont influer sur la mise en forme de leur message (grille économique). À cela, ajoutons la position ambivalente des institutions médiatiques présentes sur plusieurs canaux : si une grande enquête d’investigation basée sur un travail journalistique rigoureux peut faire vendre en kiosque, le même article utilisera les codes beaucoup plus courts et « impactants » des réseaux sociaux pour susciter des commentaires et de l’engagement en ligne (du clickbait), et donc faire valoir sa page web à des annonceurs pour des prix plus élevés.
Deux grilles de compréhension
Evaluer la fiabilité d’une information passe d’abord par évaluer les méthodes. Si les textes aux argumentations fallacieuses ou autres codes de la télévision ont aujourd’hui été largement décryptés, les codes des médias en ligne sont plus récents et il faudra essayer, au-delà de l’évidence, de déceler les signes et logiques qui essaieront de susciter « l’engagement », le clic (les photos provocantes, titres prometteurs, titres très politisés ou très polarisants auront tendance à susciter plus de partages, plus de flux). Relevons ici également la série de stratagèmes et de biais cognitifs qui pousseront par exemple l’internaute à accepter les politiques d’installation des cookies à usage commercial, d’usage également pour susciter le clic (code couleurs, systèmes de retard par le scrolling, retour de la fenêtre pop-up tant que les conditions n’ont pas été acceptées…1).
À mi-chemin de la compréhension structurelle et de la compréhension économique des nouveaux médias, les notions d’algorithme de recommandation et de bulles d’influences semblent primordiales à communiquer à nos audiences. Bien sûr, internet ne constitue pas le grand accès libre et gratuit à tous les savoirs du monde qui nous était promis dans les années 90. Chaque utilisateur qui regarde le monde à travers internet ne le fait qu’à travers le prisme d’une fenêtre étriquée qu’il façonne à coups de clics, de recherches et autres achats en ligne, soit l’ensemble de ses données personnelles. Ainsi identifiés, nous voici en communication avec des personnes qui nous ressemblent, en lien avec des contenus qui corroborent nos opinions et vers lesquels notre intérêt se dirige naturellement. Si cette « bulle d’influence » que nous nous sommes créée façonne notre accès au monde, il ne faut pas minorer la part des grandes industries du web qui sculptent, elles aussi, les contours de notre minuscule fenêtre. Ainsi, certaines voix de professionnels de l’analyse médiatique s’élèvent pour un open data, soit l’obligation pour les industries médiatiques du web de rendre leurs algorithmes de recommandation transparents. Un nouveau et vaste champ pour l’analyse des médias. Nous pourrions alors mieux cerner les contenus qui sont proposés à un public identifié, mieux cerner comment ce groupe s’informe, et donc mieux interpréter l’impact des médias du web sur ses actions.
Enfin, sur la question de la mise en garde contre la « mauvaise information », le rôle de l’éducateur aux médias sera de donner des clés de compréhension de l’économie des médias, et notamment du modèle publicitaire. En ce qui concerne les fake news, l’immense majorité de celles-ci sont créées pour des raisons lucratives. Les fausses informations construites de manière très aguicheuse, donc promptes à susciter l’engagement, le partage, affichent des espaces de publicités plus chers. Ainsi bien sûr, les médias institutionnalisés jouent un jeu dangereux avec les réseaux sociaux, surfant sur ses recettes et formules, tant leur modèle économique est lui aussi pieds et poing liés aux revenus publicitaires.
L’actuelle situation paradoxale de l’éducation aux médias
Pour comprendre où en est l’éducation aux médias, il s’agit de remonter un petit peu dans le temps, sur le fil de son histoire. Celle-ci s’inscrit dans une tradition critique des pouvoirs médiatiques. Dans les années ‘70, la critique portait sur les ambitions hégémoniques de certains d’entre eux. Dans les décennies suivantes, des années ‘80 aux années ‘90, le paradigme fut celui de la déconstruction des médias. Il s’agissait en effet de les voir en tant qu’objets, dans leur construction. Une information, le JT étaient devenus ainsi des objets d’étude. C’est ce qu’on a appelé la tradition sémiotique.
L’éducation aux médias est actuellement dans une position paradoxale. Face à la crise de confiance généralisée, il est trop souvent demandé aux animateurs en éducation aux médias de répondre en donnant les moyens d’une reprise de confiance en les médias traditionnels. Le grand basculement à cet égard a été l’attentat contre Charlie Hebdo. Il s’est agi à partir de là de lutter contre le radicalisme en passant par une lutte contre les théories du complot ; ce qui n’est pas l’essence du travail en éducation aux médias. En effet, comme nous avons déjà pu le dire, il s’agit moins de valider ou non une information, que de rendre visible tant, d’un côté, la mise en récit que, de l’autre, le modèle économique sous-jacent. Les attentes ont donc changé ; le focus aussi. Nous sommes passés de la critique des industries médiatiques à celles des utilisateurs des médias : comme si le problème ne venait non plus du comportement des industries, mais du fait que le public ne savait pas le discerner. Le champ de l’éducation a induit cela aussi : l’apprentissage y est pensé de plus en plus en termes d’acquisitions de compétences. Ce faisant, le commun se perd.
L’outil en 5 approches, développé par Média Animation
Dans l’esprit de retrouver ce référentiel commun, l’asbl Media Animation a développé fin octobre 2021 son outil « Critiquer l’info – 5 approches pour une éducation aux médias »2. Celui-ci identifie et explore cinq approches réflexives et critiques face à l’information : l’approche empirique, celle du discours, de la propagande, de la réception et, enfin, l’approche sociale3. Les trois premières représentent les grilles de lecture traditionnelles de l’éducation aux médias. La quatrième, celle de la réception investigue les biais cognitifs, nouveau pan intéressant, même s’il s’agit d’être vigilant en ce qu’elle renvoie vers une conception individualiste de l’effet de l’information. Enfin, la cinquième et dernière, la question sociale, est sans doute la plus compliquée à appréhender. Elle renvoie moins à des outils et méthodes que les autres. Elle est à la fois moins ancrée dans la tradition et se formalise moins qu’elle ne s’observe. L’attention est portée ici sur les communautés de partage à travers lesquelles circule une information.
Ces cinq approches sont un outil puissant, puisqu’elles permettent aux animateurs de se situer très vite sur ces questions ainsi que sur les méthodes décrites. À cet égard, ceux-ci auraient tout à gagner à n’être pas, pour ainsi dire, obsédés par la vérité. L’important est de comprendre, et a fortiori de faire comprendre, de transmettre la fonction de l’information, ce qui s’y joue : est-ce le média ou le récit qui est attractif ? Quelle croyance y est en jeu ? Si le même message avait emprunté une forme différente, quel impact cela aurait-il eu sur lui ? Autant de questions qui permettent de s’affranchir de la dichotomie vrai/faux, et d’amener peut-être un peu ailleurs, sur les pistes de l’éducation, de la réflexion.
Par Nadid Belaatik et Olivier Grinnaert
Image d’illustration (c) Image par Hrag Vartanian , CC BY ND 2.0
1 Pour plus de détails lire notre article : https://www.causestoujours.be/les-dark-patterns-ou-designs-trompeurs-la-manipulation-de-lutilisateur-sur-internet/).
2 https://eformation.media-animation.be/courses/critiquer-linfo-5-approches/
3 https://media-animation.be/CRITIQUER-L-INFO-5-approches-pour-une-education-aux-medias.html