Travailleurs en mouvement. Cul de sac médiatique

Pour compléter ce dossier sur la représentation des luttes sociales, il faut également se tourner vers les médias dits mainstream, car ils ont une grande part de responsabilité dans la composition des imaginaires collectifs. Nous nous sommes donc longuement entretenus avec Yannick Bovy, réalisateur à la FGTB Wallonne, à ce sujet allant de l’état des lieux de la situation actuelle à de possibles alternatives en passant bien entendu par les causes et les conséquences. Celles-ci ne sont probablement pas exhaustives et nous ne présentons ici qu’un point de vue. Mais c’est celui le moins souvent mis en lumière et dont les conclusions à tirer sont alarmantes, plus pour l’intégrité des médias (écrits et audiovisuels) que pour la pérennité des syndicats.

 

greve

Dire que les intérêts économiques et financiers sont en train de faire reculer les conquêtes sociales relève de l’exposé de faits. Il est donc, à mon sens, normal d’assister à une levée de boucliers du côté des mouvements syndicaux. Chacun son rôle. Mais dans ce bras de fer de plus en plus inégal, les médias semblent avoir choisi un camp. C’est évidement très caricatural et la réalité n’est pas si simple, nous le verrons, mais au premier coup d’œil… “Les attaques récentes sur la sécurité sociale et les services publics, sur les chômeurs, sont extrêmement frontales et brutales. Et la manière dont ces attaques et la résistance sociale à ces attaques sont traduites par les médias dits mainstream est affligeante” nous explique Yannick. Du côté de la presse écrite et plus particulièrement dans les éditos, le portrait dressé des contestataires n’a que deux faces qui en font un adversaire facilement disqualifiable avec qui il ne vaut pas la peine de dialoguer.

La première est celle du réac assis sur ses privilèges1.

Qu’est-ce que c’est que ces ringards d’un autre âge qui se rebellent contre la modernité ? Pour le gouvernement, les patrons, la droite en général, la modernité c’est admettre que maintenant il va falloir travailler jusque 67 et demain jusque 70 ans, qu’il faut accepter les contrats précaires, et pourquoi pas les contrats à durée indéterminée pour les intérimaires ! Authentique : c’est le nouveau Saint Graal de Peter Timmermans et de la FEB. Les organisations patronales, les puissances financières, les multinationales, et une grande partie de la classe politique convertie au dogme néolibéral sont en train de s’attaquer méthodiquement et publiquement à tout ce qui a été l’ensemble des conquêtes sociales au sortir de la Seconde Guerre mondiale”. Méthodiquement et publiquement. Que cette entreprise de déconstruction des droits sociaux ne soit plus faite dans le huis clos de grands bureaux, mais au beau milieu de la place publique m’inquiète peut-être encore plus, car elle acquiert une certaine forme de légitimité en se positionnant face aux caméras, aux yeux de tous et confère à cette politique néolibérale, nous le verrons dans quelques lignes, le statut de seule option possible.

La seconde face, et peut-être la plus répandue, est celle du preneur d’otage2.

On peut lire vous êtes des preneurs d’otages, vous occupez des routes, des ponts, vous créez des embouteillages (comme s’il n’y avait pas des centaines de kilomètres d’embouteillages cumulés chaque jour). Et il y a malheureusement ce drame de cette dame qui meurt et c’est la faute des syndicats”.

Qui voudrait croire ou même simplement dialoguer avec des réacs ou de violents émeutiers ? Au-delà du fond (“Les médias, y compris dans le service public, relaient le langage dominant”), la forme est elle aussi hautement regrettable. “Prenons un exemple : imaginons qu’il y ait au JT de la RTBF à 19h30 un sujet de 10 minutes sur une grève nationale de la SNCB. Sur ces 10 minutes, il y aura 22 secondes sur les raisons de la grève et éventuellement l’interview d’un délégué ou d’un représentant de la centrale des services publics pour parler des milliers d’emplois qui vont passer à la trappe et des conditions de travail qui vont se détériorer. Et il y aura 9 minutes 38 sur les gens qui râlent parce qu’ils n’ont pas pu avoir leur train, sur les embarras de circulation, sur des personnes qui se demandent si leur patron veut bien les laisser faire du télétravail parce que les méchants grévistes ont bloqué les trains, etc. On est dans l’anecdote, dans le radio-guidage et très peu dans les raisons de la grève et l’analyse des enjeux”. Et de conclure : “Il n’y a pas de place dans les médias mainstream pour la critique systémique du capitalisme”.

Tout baigne, tout coule.

Dans le grand jeu du capitalisme, les médias grand public doivent bien composer avec les règles, car ils ne sont pas (plus) hors système. “On est encore en 1990 avec la « mondialisation heureuse », de l’ultralibéral français Alain Minc, ou avec la « fin de l’histoire » de l’économiste Francis Fukuyama qui disait en substance  le mur de Berlin est tombé, les idéologies c’est terminé, nous sommes dans la fin de l’histoire, le capitalisme est l’horizon indépassable du bonheur des peuples. Les partis et mandataires politiques européens se sont pour la plupart convertis à ce nouveau catéchisme, y compris les partis sociaux-démocrates. Ils estiment que l’on peut en corriger certains effets néfastes à la marge, mais qu’il faut désormais s’adapter à la mondialisation plutôt que de lui opposer une alternative radicale. Il y a le libéralisme dur et le « libéralisme social », mais les médias dominants ne laissent à peu près aucune place à la critique radicale, fondamentale du capitalisme, ni à celles et ceux qui lui résistent – forcément, est-on tenté de dire, puisqu’ils sont organiquement liés à ce système”. Ce dogme dans lequel on baigne, ces Tables de la loi3, ont colonisé les esprits à bien des niveaux et le libéralisme est devenu notre horizon commun. C’est le « TINA » de Margaret Thatcher : There is no alternative.

Et puis, il ne faut pas oublier que le journaliste est aussi un travailleur dont la profession est de plus en plus précarisée4 et qu’il a des patrons. “On connaît les Lagardère et Bernard Arnault en France qui ne tolèrent pas la moindre critique des médias ni, plus globalement, la moindre critique du système dominant dans les organes de presse qu’ils contrôlent. À partir du moment où les médias sont concentrés entre les mains de grands groupes privés, des chefs à plumes et des actionnaires exigent des dividendes…” Bien que la Belgique ne soit pas épargnée, les exemples français restent plus éloquents. Prenons le cas récent de François Ruffin, rédacteur en chef du journal Fakir, invité une première fois dans une émission de Frédéric Taddei sur Europe 1. Lagardère, patron d’Europe 1, a d’abord refusé sa venue sur son antenne avant de se raviser suite au tollé suscité dans les médias. Ruffin est donc réinvité, mais chez Jean-Michel Aphatie cette fois, “le chien de garde par excellence du point de vue des oligarques des médias”. Aphatie est prévenu par Ruffin la veille dans une lettre ouverte : quel rôle choisirez-vous ? Et voici donc la rencontre entre Ruffin et ce soi-disant contradicteur [pour instaurer un véritable débat.] Aphatie est resté dans son rôle, Ruffin a joué le sien.

Ne perdons pas de vue non plus le bilan comptable qui pèse sur les médias. Dans un monde où la quantité est plus regardée que la qualité, l’audimat reste l’objectif incontournable. Il faut donc avoir le plus de lecteurs/auditeurs/téléspectateurs possible. Mais pas n’importe lesquels nous explique Yannick Bovy : “En ce qui nous concerne, nous sommes plutôt satisfaits de nos audiences compte-tenu des heures tardives de diffusion que l’on nous impose. Et la RTBF elle-même reconnaît la qualité de nos émissions en terme de réalisation et de contenu. Le public qu’on touche dans ces cases-là a entre 35 et 65 ans. La tranche plus âgée est un peu plus importante, mais nous touchons aussi les 35-45 ans. On atteint moins les plus jeunes. Mais ce n’est pas propre aux émissions concédées, c’est la télé en général. C’est ça aussi qui contrarie la RTBF, parce que ce qui les intéresse ce n’est pas forcément d’avoir le public le plus large possible mais de toucher les publics qui sont susceptibles de modifier leurs habitudes de consommation rapidement, les jeunes donc. Cette réflexion est évidemment liée à la publicité”.  Ils vendent du temps de cerveau disponible aux publicitaires… Et le « visuel », le « sensationnel », il semblerait que ce soit la voie la plus sûre vers l’audimat.

La grande absente…

Quelles sont les conséquences d’un tel fonctionnement ? Pas la peine de crier au syndicat bashing. D’une part, car cette « mauvaise presse » n’a pas vraiment d’incidence sur le nombre d’affiliés et “je ne pense pas que le grand public en général soit hostile aux syndicats”. D’autre part, car les organisations syndicales reconnaissent aussi leurs torts5 dans la dégradation de leur image : “On a notre part de responsabilité, notamment dans notre difficulté à envisager d’autres modes d’action qui pénaliseraient davantage ceux que l’on vise plutôt que les citoyens, les usagers, le grand public, bref celles et ceux pour qui on se bat… Ceci dit, une grève qui n’emmerde personne ne sert à rien. Il faut bien sûr poursuivre nos mobilisations, les amplifier, mais aussi inventer d’autres modes d’action pour mieux convaincre les gens, les rallier à nos actions, à nos messages, aux enjeux qui vont les toucher ou qui les touchent directement sans qu’en même temps ils soient dépités parce qu’ils ont raté leur train. C’est fondamental si l’on veut renverser le rapport de forces, mettre un terme aux politiques antisociales, faire obstacle à ces casseurs du Bien commun, de la Sécurité sociale, des services publics que sont le gouvernement des droites et les fédérations patronales. On ne fait pas grève par plaisir mais dans l’intérêt de tous ”.

La part la plus regrettable des conséquences pour l’information est que les enjeux sont camouflés, la critique systémique du capitalisme quasi inexistante et qu’on se prive d’un point de vue important dans l’équation : la parole ouvrière. En écrivant ces lignes, il me semble évident que la personne la mieux placée pour parler d’une réalité est celle qui en est au cœur. Pourtant je n’arrive pas à me souvenir de la dernière fois où j’ai entendu un docker ou un cheminot s’exprimer au micro et expliquer pourquoi il fait grève et encore moins avoir l’opportunité d’exposer des alternatives. “Tu entends les chefs syndicaux et éventuellement les délégués d’entreprise lorsqu’il s’agit d’une entreprise ciblée. L’ancienne ministre de la culture française Aurélie Filippetti a écrit un bouquin formidable bien avant d’être ministre qui s’appelle Les derniers jours de la classe ouvrière. La classe ouvrière c’est comme si elle n’existait plus, on n’entend plus les voix des ouvriers, on ne sait pas comment ils travaillent, où ils travaillent, dans quelles conditions… C’est une parole qu’on n’entend plus. Alors que les ouvriers représentent une partie non négligeable de la population. Pourtant, ils ont une vision en général extrêmement clairvoyante, extrêmement lucide des enjeux dont on parlait précédemment, mais ils n’ont pas la parole. Ou plutôt : ils l’ont et s’en servent, mais les médias refusent de compter avec cette parole”.  Tout ce qui est singulièrement ouvrier n’a plus voix au chapitre et de manière générale, tout ce qui est étiqueté social est complètement relégué dans des cases obscures.

… cette bouée de sauvetage

Il existe pourtant de petites bulles médiatiques de résistance au discours dominant. Les émissions télévisées syndicales, dites (de manière quelque peu condescendantes…) « concédées », comme celles que réalise Yannick Bovy pour la FGTB wallonne, en font partie. “Modestement, au moyen d’une très petite équipe, nous réalisons 6 émissions TV par an, et 20 en radio. Ce n’est pas énorme, mais il n’y a plus beaucoup d’autres espaces en télévision ou en radio où il y a encore moyen de faire entendre une voix critique, l’enquête sociale, la parole ouvrière. […] La RTBF est obligée, par son contrat de gestion, de diffuser les émissions dites « concédées » syndicales, politiques, économiques, philosophiques et religieuses. Cela fait partie de ses missions de service public. Mais si elle pouvait les reléguer aux oubliettes, elle n’hésiterait pas une seconde. Nous devons en permanence être vigilants”.

Si même les services publics délaissent leur rôle premier, peut-être que les syndicats (ainsi que les autres mouvements sociaux), au lieu de tenter de coller tant bien que mal aux standards de l’audimat, devraient créer leurs propres médias. Avec internet et la démocratisation des outils audiovisuels, ils auraient tort de s’en priver. “Prenant conscience du fait que nous ne touchons pas forcément les jeunes, nous avons depuis 2-3 ans maintenant décidé de réaliser d’autres productions audiovisuelles que l’on diffuse sur YouTube et sur les réseaux sociaux. Exemple : nous avons réalisé un dessin animé humoristique et percutant sur la dette publique belge et les politiques d’austérité, qui a connu un grand succès et a dépassé les 350.000 vues en ligne. On publie également sur YouTube nos émissions après leur passage télé. On constate que certaines émissions fonctionnent très bien. Celle sur La violence des riches par exemple compte 140 000 vues, d’autres 30 000 ou 40 000. Ce n’est pas autant que la télé, mais quand même, ça se diffuse. Il y a en outre de très nombreuses projections-débats publiques organisées par le monde associatif et les mouvements sociaux aux départ de nos émissions, parce que les vidéos ont été vues non pas à la télé mais sur YouTube. Par exemple celle sur Marinaleda ou sur Le Traité Transatlantique, qu’on nous demande toutes les semaines. La diffusion Web est un nouveau vecteur qu’on n’avait pas avant et ça marche très fort chez les jeunes, ce sont souvent des jeunes qui appellent pour organiser une projection suivie d’un débat. On peut enfin ajouter que le Web permet des collaborations avec d’autres réseaux et mouvements sociaux, par exemple le partenariat formidable que nous avons construit avec la coopérative audiovisuelle Les Mutins de Pangée, en France, qui proposent certaines de nos émissions en DVD, en streaming et en VOD (vidéo on demand).”

Ajoutons à cela Fakir, Là-bas si j’y suis, Zin Tv, Médor, Politis, Le Monde diplomatique, ou de nombreux films documentaires qui prennent le temps de réellement entrer au cœur de l’enquête sociale, des luttes sociales, au cœur des réalités vécues par les travailleurs. “Je rechigne à dire on leur donne la parole… non, la parole ils l’ont, c’est plutôt travailler avec, aller à la rencontre de cette parole-là. C’est extrêmement rare, les exemples se comptent sur les doigts d’une main. Comme des lions par exemple, est un film formidable. Il y en a d’autres. François Ruffin a sorti un film qui s’appelle Merci Patron ! ou Je lutte donc je suis, sorti récemment”.  Soyons donc positifs, dans la sphère médiatique, ce n’est pas tout blanc ou tout noir. Mais il faut que la société civile dans son ensemble se réapproprie la question des médias et particulièrement ceux de service public. Puisque c’est la loi de l’offre et de la demande qui est à l’œuvre, c’est aussi au spectateur d’en être demandeur et d’aller à la rencontre de cette parole.

Enfin, je demande à Yannick si les travailleurs prennent part à la réalisation de productions audiovisuelles. S’il est encore imaginable d’avoir des groupes Medvedkine à l’heure actuelle, pour que la parole ouvrière cesse de dépendre de toute une série d’intermédiaires. “Je voudrais bien arriver à mettre en place la participation des travailleurs dans la réalisation de nos émissions. J’ai essayé deux ou trois fois précédemment, mais ça n’a pas vraiment pris. Dans une prochaine émission, sur la question du dumping social, j’essaie de mettre dans le coup un travailleur et de lui demander anonymement de filmer ce qui se passe sur son chantier. Ce sera une démarche plus individuelle, mais c’est très difficile de mobiliser des travailleurs de manière collective dans des ateliers média. Un collègue d’un service de formation à la FGTB essaie de mettre cela en place. Si ça commence dans l’entreprise, très bien. J’aimerais bien qu’on fasse des choses comme ce que faisaient les groupes Medvedkine au début des années 1970, mais… je pense que la peur de perdre son boulot et l’avenir incertain pèsent très lourd. Il y a une telle pression sur les travailleurs à cause du chômage de masse que les employeurs peuvent tout se permettre maintenant. Le premier qui bouge, on peut le virer, ou menacer de le virer. Les outils sont là, mais je pense que la peur immobilise davantage qu’à une époque où il était plus simple de retrouver du boulot. C’est dur, même dans un pays où les syndicats sont puissants. On n’ose plus, et ça, c’est quelque chose qui me revient très souvent de la part des travailleurs ou des délégués”. Prendre la parole demande du courage. Peut-être que l’écouter aussi.

Maureen Vanden Berghe

1. [« Il sera aussi nécessaire de mettre fin à toute une série de privilèges d’un autre âge” issu d’une carte blanche dans Le Vif – http://www.levif.be/actualite/belgique/greve-a-la-sncb-les-syndicats-deraillent/article-opinion-446561.html]
2. [http://www.lesoir.be/526103/article/actualite/belgique/2014-04-22/greve-liege-labille-denonce-une-prise-en-otage-des-navetteurs]
3. [Petrella – http://www.monde-diplomatique.fr/1995/10/PETRELLA/6719]
4. [Accardo – http://www.acrimed.org/Lire-Journalistes-precaires-journalistes-au-quotidien-d-Alain-Accardo-et-alii]
5. [Voir Marie-Hélène Ska (CSC) dans le Grand Oral le 12/03/16 sur La Première vers 27:40 et 30:20 – https://www.rtbf.be/lapremiere/article_marie-helene-ska-dans-le-grand-oral?id=9237184&category=LE%20GRAND%20ORAL&programId=5633&sourceTitle=Le+grand+Oral&programType=emission]