Séquences de films, séquences de lutte d’usine

Le film documentaire retraçant une fermeture d’usine est presque devenu un genre au regard du nombre des films réalisés depuis plus de dix ans. Deux films français datant du début des années 2000 se distinguent par leur réussite à rendre compte avec justesse des singularités d’une situation de fermeture et de la lutte qui s’en suit. Il s’agit de Rêve d’usine de Luc Decaster et Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet, filmant respectivement une usine de matelas et une sucrière de betteraves, alors que la fermeture de ces usines est probable ou certaine.

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Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet (2002)

Au-delà de leur valeur témoignage d’un présent qui s’inscrit sur la pellicule en même temps qu’il s’efface, c’est le présent dont ils rendent compte qui les rend remarquables. D’une part, ils filment un présent constitué de la succession de séquences conduisant à la fermeture de l’usine et à celles d’une lutte, montrant ainsi toute la complexité de cette situation qui ne peut en aucun cas être saisie par une simple chronologie. D’autre part et surtout, ils saisissent le présent par la coexistence de plusieurs présents qui correspondent en fait aux possibles qui s’offrent aux ouvriers face à cette situation. Ce qui les conduit à filmer un présent de la lutte nullement univoque mais constituée d’une conjonction de présents et donc de possibles. En l’occurrence, ces deux films réussissent à rendre compte de l’intelligibilité de la situation de fermeture d’usine telle que subjectivée par les ouvrières et les ouvriers.

Ainsi, la subjectivité de L. Decaster et d’A. Doublet est mise au service du recueil et de la mise en forme de ce que les ouvriers ressentent et pensent à propos de ce qui se passe à l’usine, mais sans confusion entre les deux subjectivités. La subjectivité des ouvriers s’appréhende par les choix des deux cinéastes aussi bien au moment du tournage que devant les rushes auxquels, en donnant forme, ils ont donné du sens. Ainsi, la construction de leurs plans et le montage permettent d’opérer la coprésentation des présents et donc des possibles de la lutte. Il faut d’ailleurs saluer le travail remarquable des monteuses de Rêve d’usine et Les Sucriers de Colleville : respectivement, Claire Atherton et Sophie Mandonnet.

Ce faisant, ces deux films, cherchant à ne pas trahir la situation filmée, ne figurent pas des ouvriers impuissants, défaits mais des ouvriers prenant bel et bien une décision face au possible tel qu’il est identifié exclusivement par les ouvriers et les ouvrières.
Par ailleurs, Les Sucriers de Colleville et Rêve d’usine se révèlent complémentaires puisque le premier s’intéresse à ce qui précède l’entrée dans une lutte lorsque le second épouse les contours d’une lutte d’usine avec toutes ses spécificités.

Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet : « est-ce trop tôt, trop tard ? »

La question de l’entrée dans la lutte constitue la matière, le cœur même des Sucriers de Colleville. Ce film, tourné en 2003 avec une petite caméra numérique, montre de façon remarquable que l’entrée dans une lutte relève d’une décision, à savoir se considérer ou non dans la séquence de la fermeture, sans attendre son annonce officielle, celle-ci ne venant qu’entériner une situation déjà réelle. C’est en cela que le film est un matériau précieux, montrant ce qui est rarement montré, le moment où la décision se prend. En filmant une usine sur laquelle plane une menace de fermeture avant même qu’une lutte ne prenne forme, A. Doublet entend capter le moment où les ouvriers sont encore dans l’irrésolution ou l’hésitation. Que font les ouvriers lorsqu’ils ne savent pas encore avec certitude ce qui va se passer ? Elle fait d’ailleurs le choix d’arrêter son film sur les images d’une manifestation syndicale dans la ville de Fécamp, lorsque précisément des actions se précisent.

Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet (2002)

Toute la séquence d’incertitude coïncidant avec la prise de décision est rendue cinématographiquement par la concurrence de temporalités différentes, convoquant donc une attention au montage. Le montage chronologique restitue cette pluralité, montrant que dans l’usine coexistent plusieurs temporalités qui ne sont en aucune manière exclusives les unes des autres. Plusieurs couples de temporalités peuvent être distinguées : celle de l’usine elle-même opposée à une temporalité extérieure, concernant des fusions européennes dans l’activité sucrière ;  celle de la fermeture opposée à celle du maintien en activité de l’usine et/ou de la production en cours. Cette multiplicité de temporalités donne à voir les possibles offerts aux ouvriers devant la situation en cours. Il se trouve que les ouvriers de cette usine pensent ces possibles par le biais de la question du bon moment pour faire débuter une lutte. Cette question lancinante pourrait être formulée ainsi : « est-ce trop tôt, est-ce trop tard ? »

Afin d’exposer ces temporalités parallèles, le déroulement du film doit être respecté, qui lui-même respecte la chronologie des faits. Le film débute en pleine « campagne », terme désignant la période de quelques mois au cours de laquelle la betterave est transformée, pour s’achever à la veille de l’annonce officielle de la fermeture de la sucrière. Dès les premières minutes du film, la menace de la fermeture est envisagée sérieusement par un ouvrier interrogé dans un vestiaire ; il se désole de l’apathie des ouvriers de son usine face à la situation. La cinéaste montre aussitôt après, que si l’usine est certes menacée, elle est encore en activité : on produit dans cette usine et cela s’entend 1. L’ouvrier est de nouveau interrogé, plus longuement, et cette fois-ci à son poste, dans la salle de contrôle. Une scène inouïe se déroule : un homme en chemise, dont on devine qu’il est le directeur, entre dans la salle, sans que l’ouvrier n’interrompe son propos sur la fermeture probable de l’usine. Petite gêne aussitôt dissipée, coup d’œil vers le directeur, sourires complices, il répète à plusieurs reprises et en sa présence que dans l’usine, on ne peut pas faire des marges « tout court » ; il s’adresse ensuite directement au directeur pour lui faire remarquer qu’ « on est peut-être sur le même bateau ».

Cette scène vient a posteriori justifier le choix de tourner bon nombre de scènes auprès de l’équipe de nuit. Si ce choix répond sans doute à un parti pris esthétique, il s’agit surtout d’un moyen pour ne pas être dérangé par la direction, comme a voulu le signifier la précédente séquence dans la salle de contrôle. Les ouvriers peuvent répondre aux questions de la cinéaste avec une tranquillité qu’elle leur garantit. Suivent donc de très beaux plans de l’usine la nuit, avec ses cheminées et ses lumières. La sucrière fonctionne 24 heures sur 24 durant les trois mois de la campagne, qui nécessite de surcroît le recours à des ouvriers saisonniers. A. Doublet manifeste par ces images qu’elle est venue filmer des ouvriers au travail. Le spectateur va être régulièrement rappelé à la réalité d’une usine en production intensive, par la récurrence de plans des ateliers tout au long d’une partie du film 2. Après la campagne, seuls les ouvriers chargés de l’entretien des machines restent dans l’usine. La cinéaste continue alors à filmer avec minutie les interventions de ceux-ci sur les machines, leurs gestes, leur concentration au travail.

Les Sucriers de Colleville d'Ariane Doublet (2002)

Les Sucriers de Colleville d’Ariane Doublet (2002)

 

Les plans de l’usine en production précèdent ou suivent des scènes évoquant la probable fermeture de la sucrière : des réunions du Comité d’Entreprise (CE), des assemblées générales, des discussions entre les ouvriers ou des entretiens avec la cinéaste. Cette succession de plans montre l’incertitude et/ou l’hésitation marquant la situation en cours. Celle-ci se caractérise par une première concurrence entre deux temporalités : celle de l’usine versus celle des fusions dans l’activité sucrière. L’usine appartient à une coopérative d’exploitants de la betterave qui a décidé de revendre l’usine à un grand groupe. C’est le probable repreneur qui fait peser sur la sucrière la menace d’une fermeture. Par conséquent, la direction locale n’est nullement le lieu de la décision. Au cours de plusieurs réunions du CE, le directeur répondra à l’incertitude des ouvriers par sa propre incertitude qui n’est nullement simulée. Lors de la première réunion intervenant après la campagne et la fermeture annuelle de l’usine, il avoue livrer ses impressions et chercher ses informations dans la presse. « On ne sait pas » et « on saura de moins en moins » : c’est en ces termes qu’il identifie ce qui se passe et va se passer à l’usine. Les ouvriers et les syndicats ne vont pas envisager de changer d’interlocuteur pour contrecarrer l’incertitude dans laquelle ils sont installés. Pour autant, la temporalité extérieure à l’usine et sur laquelle les ouvriers ne peuvent intervenir, ne les écrase pas. S’ils ne s’engagent pas dans une lutte, ce n’est pas par sentiment d’impuissance ou d’accablement devant une décision extérieure, commandée par des logiques capitalistiques à l’échelle européenne. La temporalité des décideurs n’exclut pas une lutte, dans la mesure où précisément sa possibilité est formulée et débattue entre les ouvriers.

Par ailleurs et surtout, cette première concurrence de temporalités entre ce qui se passe à l’usine et ce qui est décidé à l’extérieur laisse place à une seconde qui va peser d’un poids bien plus fort dans la détermination d’une lutte, et qui se présente aux ouvriers sous forme d’un dilemme : doivent-ils considérer comme prioritaire le présent de la fermeture de la sucrière ou bien celui de la campagne en cours et à venir. Cette opposition est pensée par le biais de la question « est-ce trop tôt, trop tard ? »

La deuxième temporalité qui ne concerne que le seul espace de l’usine, n’est pas restituée par le seul  montage comme c’est le cas pour la première, mais par le recours à des plans fixes, certains assez longs. En immobilisant les ouvriers, ces plans arrêtent le temps, marquant ainsi la séquence d’irrésolution. Si le temps est suspendu, c’est également pour fixer des discussions portant précisément sur le temps, sur le bon moment pour une lutte, sur les risques d’une lutte prématurée, ou au contraire, tardive. Ainsi, des ouvriers vont poser seuls ou en groupe devant la caméra, en s’entretenant de cette question avec la cinéaste ou bien entre eux en réunion. Un ouvrier explique que la campagne a débuté avant l’annonce du plan social qui, elle, est intervenue avant toute proclamation officielle de la décision de fermeture. Dans un premier temps, personne n’attire l’attention sur ce décalage chronologique entre l’élaboration d’un plan social matérialisé par un cahier de quelques pages et l’annonce des licenciements. C’est seulement lors d’une énième discussion sur la fermeture  qu’un ouvrier fait remarquer le moment où est intervenu l’échafaudage du plan3. La temporalité de la campagne en cours est privilégiée par les ouvriers qui renoncent à débuter des actions. « Il faut terminer la campagne » s’assimile pour un ouvrier, qui salue « les gens d’avoir bien voulu écraser la betterave », à une forme de lutte. Produire est conçu comme un moyen à la disposition des ouvriers de démontrer la fiabilité de l’outil de travail et les capacités productives de leur usine – pour le même ouvrier, c’est une question de « fierté ». Lors du compte-rendu d’une réunion du CE devant un petit groupe d’ouvriers, un ouvrier délégué défend l’idée qu’une action pendant la campagne n’aurait pas apporté grand-chose. La discussion qui s’ensuit porte précisément sur le bon moment de la bataille : quand doit-elle commencer ? Un ouvrier discute du fait qu’ils n’ont « pas foutu le bordel », en le regrettant. Des ouvriers envisagent que cela arrive « après », sans que soit précisé davantage ce que désigne cet « après », qui va se présenter comme une idée récurrente dans les discussions. La scène emblématique est celle de l’attente de la fin d’une réunion par un ouvrier qui ne cesse de parler de cet « après », derrière une pendule qui ne cesse, elle, de rappeler par son tic tac le temps qui passe. Durant la campagne, la temporalité de la production recouvre celle dans laquelle l’usine est entrée depuis la production du plan social. La campagne se finit ; les ouvriers partent en congé, mais à leur retour, c’est de nouveau l’incertitude qui leur est opposée. Désormais, c’est la perspective d’une nouvelle campagne à assurer qui sera mise en avant pour demander que le travail soit poursuivi afin d’entretenir les machines pour cet éventuel redémarrage. La réalité d’un plan social avant la décision officielle d’une fermeture ne contrebalance nullement l’incertitude qui se déporte donc vers la tenue d’une nouvelle campagne. Le film montre bien que les ouvriers décident de ne pas commencer une lutte pendant la production  et donc qu’il s’agit bien d’un choix  – qui peut être d’ailleurs discuté – et non une résultante d’un sentiment de fatalité.

Cette figuration d’ouvriers impuissants, accablés par les ravages du capitalisme est également absente de Rêve d’usine. Elle découle ici aussi de la décision cinématographique de rendre compte de la situation d’une autre fermeture d’usine du point de vue des ouvriers. A la différence du premier film – et en cela, ils sont complémentaires – Luc Decaster filme une lutte en cours en respectant sa singularité, une singularité qui pourrait apparaître intrigante si l’on accepte pas, encore une fois, d’adopter le point de vue de celles et ceux qui sont filmés.

Rêve d’usine de Luc Decaster : La lutte-présence

Dès les premiers instants, le cinéaste décide que son film ne sera pas la chronique de la mort annoncée d’une usine –  tout en ne ménageant pas de suspense quant à son sort. Il vient filmer autre chose qu’une chronique respectant scrupuleusement la succession des faits. Cette décision est figurée cinématographiquement par un jeu d’alternances entre des plans évoquant l’immobilité et des plans ou un choix de montage évoquant, quant à eux, l’idée de mouvement. Cette alternative entre immobilité et mouvement, qui régit la première séquence, est un des principes constitutifs de l’ensemble du film. Alors que l’immobilité figure la réalité d’une usine fermée ou menacée, le mouvement figure, de son côté, le présent de la lutte telle que celle-ci est pensée et menée par les ouvriers.

Rêve d'usine de Luc Decaster (2001)

Rêve d’usine de Luc Decaster (2001)

Le film débute par une succession de gros plans d’ouvriers affairés sur des machines ou maniant des agrafeuses. Le mouvement ainsi que la réalité du travail sont renforcés par une bande-son faite de bruits de machines mixés. Le cadre s’élargit progressivement pour faire apparaître le reste des corps, les bruits s’amenuisant jusqu’à leur épuisement. Des ouvriers, dont les visages apparaissent enfin, posent silencieusement devant la caméra. L’immobilité, rompue un instant par un mouvement de caméra qui quitte les visages pour découvrir les ateliers vides, reprend avec de courtes séquences d’entretiens donnés par des ouvriers seuls et immobiles face à la caméra. Mais cette immobilité interne aux plans est mise en rivalité avec le mouvement donné par le montage rapide de ces plans. Faisant succéder les entretiens, ce montage imprime un mouvement à la parole. Cette alternance se poursuit encore entre des plans montrant des scènes de travail – laissant découvrir quelques étapes de la fabrication d’un matelas – et des plans d’ouvriers inactifs ou en pause, ou bien encore des plans d’ateliers vides.

L’alternance entre immobilité et mouvement, flagrante dans la première séquence du film, figure le choix qui s’offre au cinéaste : filmer la réalité d’une usine fermée ou menacée de fermeture ou bien celle d’une usine en activité normale. En fait, ce choix non résolu est fidèle à l’hésitation des ouvriers entre ces trois réalités. L’impression d’hésitation ou de confusion est précisément ce qui permet d’approcher la manière avec laquelle les ouvriers pensent la situation de leur usine.

Cette subjectivation, figurée donc par la dialectique de l’immobilité et du mouvement, est rendue par le montage alterné. Ce montage permet de faire coexister plusieurs temporalités qui correspondent à des présents de l’usine pourtant exclusifs les uns des autres : l’usine en activité, l’usine menacée et l’usine fermée. C’est en ne figeant pas la situation dans un présent univoque, et en restant, par conséquent, ouvert aux possibles du présent, que le cinéaste se place dans l’ordre de la subjectivation telle qu’elle est opérée par les sujets du film.

Pour faire coexister les présents qui correspondent à autant de possibles offerts aux ouvriers face à la situation, le montage alterné fait place à un autre type de montage de séquences. Une scène de pointeuse intervient à deux reprises dans un montage de séquences identiques, faisant se succéder une scène d’assemblée générale, une action à l’extérieur de l’usine, puis la pointeuse. A chaque fois, la scène de la pointeuse marque le retour des ouvriers dans leur usine après des actions menées à l’extérieur. Mais, au-delà de ce procédé stylistique, cette scène dans laquelle les ouvriers signifient par le geste de pointer qu’ils reprennent le travail, vient s’opposer au sens porté par les deux séquences précédentes montrant des ouvriers en lutte. Ce montage suggère la question suivante : si l’on voit des ouvriers participer à des assemblées générales et des actions, peut-on en déduire que nous voyons des ouvriers en lutte, alors qu’ils continuent à pointer et à assumer une production minimale ? Dans le même temps, et du fait de sa répétition, il permet également de donner des éléments de réponse, obligeant à dépasser l’impression première de confusion, pour laisser place à une identification encore plus précise de la situation faite par les ouvriers et saisir comment sont pensés le présent et la lutte.

L’hésitation décrite montre que les ouvriers ne sont installés de manière univoque dans aucun des trois présents qui s’offrent à eux. Ils ne se sont pas installés dans le présent d’une usine fermée, qui aurait alors induit une attitude fataliste ou défaitiste. Ils ne sont pas plus installés dans le seul présent d’une usine menacée, en dépit de tous les signes, qu’eux comme nous spectateurs, voyons, à savoir des panneaux de l’ANPE installés bien avant la production d’un plan social ou l’extrême ralentissement de la production. Envisager le présent de la sorte aurait conduit à une lutte centrée sur les conditions de licenciement, éventuellement sous forme de grève. Enfin, ils ne se sont pas plus installés dans une inconscience généralisée, niant la menace de la fermeture. L’hésitation des ouvriers partagés entre ces trois présents correspond en fait à une manière de penser la lutte.

Certes, les ouvriers n’arrêtent pas la production, n’optant pas pour une grève ; certes, il faudra attendre la fin du film pour voir des ouvriers occuper les ateliers jusqu’à la scène (presque) finale avec un responsable de la direction tenu de rester pour mener une négociation sur la prime de licenciement. Pour autant, le mot ‘lutte’ doit être maintenu pour qualifier l’intégralité de la situation filmée par le documentaire, car c’est bien celui qu’utilisent les ouvriers durant tout le film, même si sa définition doit être précisée. En effet, la définition de la lutte donnée par bon nombre d’ouvriers est la « présence » : présence aux assemblées, présence lors d’actions en dehors de l’usine, présence dans les ateliers.
Cette présence est cinématographiquement figurée par de nombreux plans-séquences d’ouvriers posant longuement devant la caméra, en nombre réduit ou en groupe. Elle l’est également par la manière avec laquelle L. Decaster décide, par des mouvements de caméra d’augmenter la durée de la présence des ouvriers. Dans une des deux scènes devant la pointeuse, le cinéaste cadre celle-ci en plan moyen, et lorsqu’une ouvrière passe devant et lance un regard-caméra, il décide de la suivre. Le mouvement de la caméra étire ainsi la durée de sa présence jusqu’au maximum, puisqu’elle ne quitte le cadre qu’au moment précis où elle quitte l’atelier4.

Dans ces conditions, L. Decaster se conforme bien à la définition singulière de la lutte dans cette usine, et en remplissant cette condition, il filme bien une lutte d’usine. D’ailleurs, il ne filme l’usine ni avant, ni après sa fermeture. Le temps du film est celui de la lutte, telle qu’elle est définie par les ouvriers eux-mêmes.

La présence est l’objet de discussions importantes entre les ouvriers et/ou lors des assemblées générales, pour souhaiter que les ouvriers soient davantage présents dans l’enceinte des ateliers occupés ou lors d’actions à l’extérieur de l’usine. Un ouvrier explique ainsi que pour lui la « présence » est « la seule façon qu’on a pour lutter contre cette fermeture ». Un autre ouvrier précise que la lutte s’apparente à une « présence de mécontentement ».

Bien entendu les mots renseignent sur la conception de la lutte propre aux ouvriers de l’usine filmée, mais l’attention ne doit pas se porter exclusivement sur ce qui est énoncé. Une mise en scène de la parole, notable dans le film, permet également d’éclairer la subjectivation de la lutte en cours telle qu’elle a été captée par le réalisateur de Rêve d’usine.

Là encore, la dialectique de l’immobilité et du mouvement est au cœur de la manière avec laquelle la parole est filmée. Les ouvriers, du fait de la situation d’exclusion au travail, sont réduits au seul lieu de la parole que L. Decaster s’emploie à filmer. Il ne se contente pas de la recueillir et de l’enregistrer. La manière avec laquelle il la filme et la met en scène est précisément ce qui la rend intelligible. Encore une fois, c’est grâce au montage que le cinéaste produit du mouvement et donc du sens. C’est le cas de la séquence inaugurale déjà signalée dans laquelle six ouvriers se succédant face à la caméra évoquent un aspect de la situation : l’indicible, les licenciements, la dernière semaine au travail, le travail lui-même. Par ailleurs, alors que l’un parle de l’usine au présent, un autre le fait au passé. Chacune des scènes prise isolément porte une seule idée du présent. Or, chacune de ces idées du présent se voit opposée au sens  procédant du montage de l’ensemble de ces scènes, rendant compte, encore une fois, de la coexistence de plusieurs présents de la situation d’usine. C’est donc leur rapprochement qui rend compte de la subjectivation de la situation.

Par ailleurs, il est remarquable que ce ne sont pas les scènes dans lesquelles les ouvriers s’entretiennent face à la caméra qui sont cinématographiquement productrices de sens, mais les scènes durant lesquelles les ouvriers parlent entre eux. En effet, le cinéaste ne les enregistre pas de manière statique, ne filmant pas la parole en l’écoutant. L. Decaster opère une réelle mise en scène de la parole qui la fait accéder au statut d’acteur. Ainsi, lors de discussions entre les ouvriers, qu’il y soit associé ou non, le cinéaste ne filme pas celui qui prend la parole, ou bien, il retarde le moment où il va porter sa caméra sur le locuteur. Il préfère en effet capter le visage des ouvriers qui l’écoutent. En mettant ainsi la parole hors-champ, non seulement l’attention est portée sur elle, mais elle l’est également sur son action sur les ouvriers qui écoutent. En faisant des choix de cadrage et de mouvements de caméra, le cinéaste capte le mouvement de la parole filmée, sa circulation, le dessin qu’elle opère de sa naissance à sa clôture. Ce faisant, il saisit également la manière avec laquelle sont subjectivées la situation et la lutte par les ouvriers.

Il se trouve que la dernière scène retenue permet de saisir que la lutte est pensée d’une tout autre manière que comme une « présence ». En effet, elle intervient dans la séquence correspondant à décision de la fermeture, entérinée par l’envoi des lettres de licenciement et la production du plan social qui doit encore être soumis aux ouvriers et aux syndicats. Ici, la fermeture n’est plus probable mais certaine. La séquence analysée montre alors une concurrence entre deux nouveaux présents qui s’offrent aux ouvriers pour penser la situation : le présent exclusif de la fermeture et celui de la fermeture compatible avec l’idée d’une lutte. Les mouvements de caméra sont très nombreux, et pour cause : il s’agit ici pour le cinéaste de capter lors d’une assemblée générale le cheminement d’une idée de la lutte, depuis son surgissement jusqu’à son épuisement. Si les assemblées générales se prêtent par définition au déploiement de la parole, notamment sous une forme conflictuelle, celle-ci se distingue par la manière avec laquelle le cinéaste la filme. Les choix de cadrage et de mouvements de caméra témoignent ici de la posture particulière qu’adopte L. Decaster et qui consiste à saisir l’irruption d’un autre possible quant à la lutte, du moins d’une autre manière de l’envisager. La scène débute sur un plan serré de deux délégués syndicaux procédant à un compte-rendu des actions passées. Un ouvrier pose une question sur la possibilité de faire pression sur les « pouvoirs publics », ajoutant qu’ils n’en font « peut-être pas assez ». Ce faisant, il va dérouter le cours de l’assemblée, déroutant par là-même et de manière inédite la caméra. Celle-ci cherche éperdument l’ouvrier dans l’ensemble de l’assemblée par des mouvements latéraux, et elle le trouve au moment où il dit « on ne fait plus rien depuis lundi » ou « pas grand-chose ». La caméra reste sur son visage pendant que le syndicaliste défend sa position en évoquant des actions ignorées par certains d’entre eux. Des ouvriers applaudissent pour soutenir ses propos, mais pour autant, la caméra reste sur l’ouvrier qui veut se défendre, même si c’est de manière peu audible : « Je ne mets pas en doute ce que vous faites, je parle de nous les salariés dans l’entreprise, il ne faut pas tout mélanger non plus ». L. Decaster privilégie ici avec évidence le surgissement d’une idée nouvelle, même si elle n’est portée que par un seul ouvrier, même si elle l’est de manière peu audible. Alors que le syndicaliste reprend la parole avec son mégaphone, le cinéaste réitère son choix de s’intéresser à celui qui est pourtant défavorisé dans la prise de parole. La caméra se pose en effet sur l’ouvrier qui déclare ne pas comprendre, et qui manifeste son désir de poursuivre cette discussion à laquelle veut mettre un terme le délégué en récupérant la parole grâce à son mégaphone. La réussite de cette reprise est signifiée paradoxalement par la réapparition à l’écran de l’ouvrier contestataire. Cette réapparition intervient au moment même où un ouvrier prend à son tour la parole pour questionner ce qui a été décidé par les délégués. En optant pour un plan sur le premier et non sur le second, le choix qui est fait est de ne pas rééditer le mouvement de caméra afin de rechercher la nouvelle voix dissonante. L. Decaster manifeste, par ce refus du mouvement, l’épuisement même de la possibilité d’une idée de la lutte, autre que l’idée qui semble faire l’unanimité. Cet épuisement est confirmé par la prise de la parole par un ouvrier : « On ne peut pas dire que vous ne faites rien, vous faites votre travail, mais ce que je veux dire là, je le sens comme ça, c’est qu’il va falloir qu’on continue la lutte, tout le personnel, et encore se battre jusqu’au bout. Est-ce qu’il faut qu’on continue à se battre, on continue à se battre, je pense ». Ses propos offrent en fait une clé pour saisir comment l’idée de la lutte, qui s’impose à tout autre, est pensée : le seul horizon pour penser la lutte est la lutte elle-même. Cette prise de la parole ouvre une brèche dans la mesure où les autres ouvriers vont eux-mêmes prendre la parole, sans que le spectateur puisse pour autant réellement distinguer ce qui est dit. Néanmoins, quelques bouts de phrases portant sur la nécessité de lutter, s’échappent du brouhaha ambiant, rejoignant la position qui a ouvert la brèche. Pendant ce temps, la caméra ne s’intéresse pas à l’ensemble de l’assemblée qui manifeste une unanimité, mais se fixe sur des individualités qui témoignent, elles, de leur écart avec la position majoritaire. Un ouvrier ne se joint pas aux applaudissements généraux, tandis que l’ouvrier qui s’interroge sur le rôle des pouvoirs publics, cadré isolément, se retourne et grimace. La discussion est close par la phrase prononcée par quelques ouvriers : « il faut se battre », suivie par celle du délégué : « concrètement, qu’est-ce qu’on fait ? » Cette dernière phrase constitue précisément la clôture de la scène de l’assemblée générale.

L’enseignement de cette séquence est que la lutte n’est plus pensée à partir de la « présence » mais bien de la lutte elle-même. Lorsque l’ouvrier introduit le premier une interrogation sur les modalités de la lutte, donc sur la manière avec laquelle elle peut être pensée, c’est l’invocation à la lutte qui constitue le seul horizon pour la penser. Et c’est sur cette conception que butte toute autre pensée de la lutte.

Cette séquence témoigne, comme toutes les autres séquences de Rêve d’usine et Les Sucriers de Colleville, du souci des deux cinéastes de saisir comment la situation d’usine et la lutte sont pensées par les ouvriers. C’est précisément par la figuration du présent comme un faisceau de possibles, certes limités mais multiples, que cette pensée est rendue avec tout son caractère fragmentaire, éventuellement indécidable, mais résolument cinématographique.

Samia Moucharik*

1. [Le bruit est un acteur d’importance ; il faut souligner le travail remarquable sur le son opéré par A. Doublet. Si les bruits des machines sont assourdissants, y compris pour le spectateur, je ne pense pas qu’ils alimentent une vision doloriste du travail ; ils sont là pour donner à entendre l’expérience de l’usine et du travail, dans la prolongation des scènes de travail filmés longuement.]
2. [Les étapes de la transformation de la betterave sont ainsi filmées scrupuleusement les unes après les autres, jusqu’au conditionnement en sacs de 50 kilos.]
3. [Il rapporte les réactions de stupeur de la part d’un inspecteur du travail et de la CGT. « On aurait mis la charrue avant les bœufs ». Ce renversement a une explication : produire un plan social pendant la « campagne » réduit les chances de réaction de la part des ouvriers qui ne travaillent plus ensemble mais en 3×8.]
4. [Le cinéaste renonce à ce procédé dans une séquence précédant et annonçant le dénouement de la situation – suivent alors les négociations obtenues par la séquestration d’un membre de la direction et l’ultime assemblée générale décidant du vote sur les accords. Des ouvriers commentent entre eux des offres d’emplois placardées en ignorant la caméra. Ils s’éloignent d’elle, sans qu’aucun mouvement ne les suive. En quittant l’atelier par une porte, ils quittent le cadre. Il ne s’agit plus de filmer la durée, au moment où la situation se rapproche de son dénouement sur lequel les ouvriers n’ont plus prise et où surtout, la lutte se finit.]

*Samia Moucharik est anthropologue.