Les risques et promesses du revenu inconditionnel

L’idée d’attribuer à tous les membres d’une société donnée un « revenu inconditionnel » est une idée ancienne. De nombreux partisans ont ainsi coutume d’en proposer une généalogie qui remonte au moins jusqu’à Thomas Moore et son ouvrage Utopia (paru en 1516), voire parfois encore plus loin. Ce faisant, ils suggèrent que cette idée s’inscrit dans une histoire multiséculaire dont elle tire en partie sa légitimité. Il y a toutefois deux problèmes majeurs avec cette lecture. D’abord, son anachronisme. En effet, à proprement parler, le revenu inconditionnel n’apparaît comme proposition politique concrète qu’au 18e siècle dans la double lignée de la révolution française et de la généralisation de l’économie de marché. Ensuite, même à partir de là, il faut plutôt parler des histoires du revenu universel que d’une histoire unique qui convergerait vers un même objectif. Car au-delà d’un principe minimal commun, les différentes versions de revenu inconditionnel qui ont été formulées et débattues depuis le 18e Siècle recouvrent des projets et des significations politiques extrêmement diverses, et parfois radicalement antagonistes.

Une généalogie plurielle

C’est ainsi que pour les précurseurs, par exemple, à l’image de Thomas Paine (qui défendait l’institution d’un « dividende social » dans son ouvrage de 1795, La justice agraire), son objectif était avant tout de compenser la privatisation des terres qui accompagnait le développement de l’économie de marché en versant à chaque membre de la collectivité une rente sur la richesse produite grâce à cette privatisation. Par la suite, avec le développement de l’industrialisation, on voit toutefois apparaître des propositions qui visent plutôt, cette fois, à lutter contre la pauvreté et l’insécurité qui découlent de la prolétarisation croissante de la population. Dans un cas comme dans l’autre, ces idées rencontreront toutefois peu d’écho, même si elles seront régulièrement revisitées dans les moments de crise, notamment dans les années 1930. C’est que, en parallèle, l’« Etat social » se développe, en venant notamment compenser progressivement le manque (ou l’insuffisance) de la propriété privée par de la « propriété sociale » incarnée par exemple dans les services publics. Et plus largement, tout un modèle social émerge et se consolide autour, d’une part, de l’objectif de plein-emploi qui doit permettre à tout un chacun de subvenir à ses besoins en ayant la garantie de pouvoir exercer un travail salarié. Et d’autre part, du développement de toute une série de droits et de garanties précisément liés à cette condition salariale (ex : droit du travail, sécurité sociale, etc.) qui viennent la stabiliser et la sécuriser.

De « l’âge d’or » à la crise de la société salariale

Ce modèle de « société salariale » connaît son « âge d’or » durant les trois décennies qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale à la faveur d’une croissance économique exceptionnelle, de la combativité de la classe ouvrière ou encore de la crainte du communisme. Il entre toutefois en crise à partir des années 1970 sous le coup de plusieurs facteurs (ralentissement économique, contre-offensive patronale, début de la « mondialisation » ou encore critiques libertaires des « sociétés bureaucratiques ») qui vont favoriser la réémergence dans le débat public des propositions de revenu inconditionnel. C’est ainsi qu’à droite, par exemple, on renoue avec l’idée d’un revenu inconditionnel dans le but d’en faire un outil au service d’une dérégulation accrue, voire totale, de l’économie. La proposition « d’impôt négatif » formulée dès 1962 par Milton Friedman – qui aura un certain succès dans les milieux de droite de nombreux pays – doit ainsi servir de solde de tout compte permettant en parallèle de liquider toute forme d’interventionnisme étatique et syndical dans l’économie. L’idée est toutefois rapidement reprise par des auteurs plutôt « à gauche » (comme l’économiste James Tobin, par exemple) qui y voient quant à eux un mécanisme efficace de lutte contre la pauvreté. En Europe, dans le courant des années 1980, c’est l’installation d’un chômage de masse « structurel » qui pousse cette fois des auteurs progressistes (à l’image de ceux qui forment le « Collectif Charles Fourier », à Louvain-la-Neuve) à réfléchir au rôle que pourrait jouer le versement d’un revenu inconditionnel dans la résolution des problèmes que pose cette situation. Ils seront rejoints en cela par tout un courant écologiste qui verra pour sa part dans le revenu inconditionnel un outil précieux de lutte contre le productivisme. Enfin, on peut également citer le courant « cognitiviste » qui émerge à la fin des années 1990 autour des thèses que porte notamment la revue Multitudes et qui propose le versement d’un « revenu garanti » comme reconnaissance des nouvelles sources et modalités de création de valeur à l’heure du « capitalisme cognitif ».

Le renouveau des années 2010

Malgré la richesse de ces débats, l’idée de revenu universel reste néanmoins encore cantonnée, durant cette période, à des cercles académiques et militants relativement restreints, d’autant plus que la création d’emplois va connaître une légère « embellie » dans la plupart des pays industrialisés dans le courant des années 2000. La situation change toutefois à partir des années 2010 sous le coup de plusieurs facteurs. D’abord, les conséquences de la crise économique et financière de 2008, à commencer par un chômage massif ainsi qu’une stagnation économique que de nombreux économistes n’hésitent pas à considérer comme « séculaire ». Dans ces conditions, en effet, le mythe déjà bien entamé d’un retour possible au plein-emploi des « Trente Glorieuses » apparaît plus illusoire que jamais, et avec lui la possibilité de continuer à prendre l’emploi comme source principale (voire unique) de revenus et de droits sociaux. C’est d’autant plus le cas qu’en parallèle, l’accélération et l’approfondissement de la « révolution numérique » bouleverse radicalement les relations de travail tout en faisant massivement disparaître des emplois.

Ensuite, la prise de conscience croissante de l’urgence climatique et plus largement de la nécessité de protéger notre écosystème pousse de plus en plus d’individus à s’interroger sur les alternatives possibles à la société de croissance et au productivisme qui l’accompagne. Or, de ce point de vue, un revenu inconditionnel peut être considéré comme un moyen efficace de ralentir la production de biens et de services potentiellement néfastes pour l’environnement, mais aussi de valoriser en parallèle des activités socialement et/ou écologiquement utiles qui peinent à se développer dans le cadre du fonctionnement économique capitaliste.

Enfin, il faut également souligner l’intense travail de sensibilisation et de lobbying effectué par des partisans du revenu inconditionnel ces dernières années, dont les réseaux et les structures, à commencer par ceux du « Basic Income Earth Network » (BIEN), ont permis d’en maximiser les échos et les retombées, en particulier en Europe. La campagne européenne lancée en 2013 dans le cadre du nouveau « droit d’initiative citoyenne européenne » a ainsi été l’occasion de populariser l’idée à l’échelle du continent avec tout de même un résultat de près de 300 000 signatures obtenues dans la quinzaine de pays mobilisés. Et elle s’est également accompagnée de nombreuses initiatives nationales similaires (en Espagne, en Italie ou encore en Suisse par exemple) ayant à chaque fois permis de réintroduire la question au centre de l’actualité.

Un « succès » qui masque des désaccords profonds

Dans ce contexte, on comprend mieux l’engouement politique et médiatique que connaît le revenu inconditionnel depuis quelques années, en particulier en Europe. L’idée est ainsi désormais défendue par un nombre croissant d’acteurs et de forces politiques de premier plan (comme le candidat socialiste à l’élection présidentielle française, Benoît Hamon) et on assiste même à la multiplication d’expérimentations concrètes, en Finlande notamment, mais aussi en Italie, aux Pays-Bas ou encore en Ontario, au Canada. Ce succès s’explique toutefois en partie par l’extrême confusion qui règne autour des modalités et des finalités exactes des propositions débattues, une confusion souvent entretenue par des partisans mêmes du revenu inconditionnel qui considèrent que la défense de son principe doit primer sur des différences politiques et techniques qu’ils présentent comme secondaires. On peut toutefois se demander si les objectifs défendus par les uns et les autres sont réellement complémentaires, alors qu’ils vont de la rationalisation de la protection sociale au renforcement des droits des travailleurs en passant par la lutte pour la décroissance, pour n’en citer que quelques-uns… Et il en va de même des modèles envisagés, certains proposant des montants faibles avec maintien de la plupart des prestations sociales actuelles, alors que d’autres proposent des montants plus élevés mais en échange de leur suppression complète. Idem pour les modes de financement envisagés, ceux-ci allant des économies réalisées dans les frais de fonctionnement de la sécurité sociale à la création de nouvelles taxes (sur les robots ou sur les transactions financières par exemple) ou encore au recours à des revenus primaires (ex : création monétaire ou cotisations sociales). Dans ce contexte, peut-on réellement parler d’un seul principe de revenu inconditionnel ou faut-il plutôt reconnaître d’emblée qu’il existe des projets différents plus ou moins compatibles entre eux et dont les conséquences peuvent être radicalement opposées ? La question est d’autant plus importante que de nombreuses propositions qui se présentent (ou que l’on présente) comme des variantes de revenu inconditionnel n’en respectent déjà pas les quatre critères distinctifs définis par le BIEN, à savoir l’universalité, l’inconditionnalité, l’individualité et d’un montant suffisant pour vivre dignement. En outre, les débats dominants ont généralement tendance à ignorer les propositions plus radicales portées par des auteurs comme Bernard Friot (avec son « salaire à vie ») ou encore Paul Ariès (avec sa « dotation inconditionnelle d’autonomie »).

Défendre ou sortir par le haut du « plein-emploi » ?

Cette situation pousse dès lors bon nombre d’opposants progressistes au revenu inconditionnel à considérer que ce dernier pourrait bien contribuer à aggraver bon nombre des problèmes qu’il prétend pourtant résoudre, à commencer par la fragilisation de notre protection sociale, la précarisation des emplois, l’individualisation des conditions de travail ou encore l’hyperconsommation. C’est pourquoi, à gauche et dans les rangs syndicaux, on lui préfère généralement des revendications alternatives qui s’inscrivent dans une optique de défense (et éventuellement d’amélioration) du modèle social actuel. Par exemple, pourquoi prendre pour acquis la disparition massive des emplois alors qu’il existerait des gisements de travail colossaux en matière de transition écologique ? Ou encore, pourquoi ne pas préférer une réduction collective du temps de travail aux aménagements individuels que permettrait le versement d’un revenu inconditionnel ? Ce type de revendications pose toutefois la question de la possibilité d’un retour au plein-emploi, mais aussi et surtout celle de sa désirabilité. Car en effet, si l’emploi est incontestablement (quoique de moins en moins) une source de sécurité et de reconnaissance financières et sociales, c’est au prix d’une triple relation 1) de subordination (on est toujours employé par quelqu’un et sous ses ordres, c’est d’ailleurs précisément cette relation de subordination qui fonde les droits associés à la relation d’emploi), 2) d’exploitation (être employé c’est toujours travailler pour quelqu’un et à son seul bénéfice) et 3) d’aliénation (être employé c’est donc être privé de la maîtrise sur le contenu et la finalité de son travail) qui lui sont constitutivement liées. Or, ces trois dimensions sont de plus en plus difficilement acceptées par les travailleurs, d’autant plus qu’elles s’accompagnent de moins en moins des sécurités et garanties qui devaient les justifier à l’origine. C’est pourquoi on observe le développement de formes alternatives de travail dont certaines peuvent être émancipatrices (à l’image de certaines formes de travail coopératives par exemple) mais d’autres nettement moins (que l’on songe ici à tous les débats qui entourent le développement de « l’auto-entreprenariat » ou encore de « l’ubérisation » de l’économie). Plus que la question du seul revenu, c’est donc peut-être d’abord la question du travail qu’il faut poser : comment on l’organise et le valorise, à quelles fins et avec quelle maîtrise individuelle et collective sur son contenu et ses finalités ? Alors seulement on pourra être en mesure de se demander si et surtout à quelles conditions une forme de revenu inconditionnel pourrait être un pas en avant, et non un pas en arrière.

Cédric Leterme

Chercheur en sciences politiques et sociales (ULB)