Rumeurs du lac

La journaliste Wendy Bashi donne la parole aux pêcheurs du lac Kivu dans son premier film, Rumeurs du lac. Au gré des contes, les gardiens du lieu nous révèlent l’histoire chargée de ses eaux. Premiers témoins du génocide, ce sont les pêcheurs qui allaient repêcher les corps des Tutsi. Aujourd’hui, le lac constitue une frontière artificielle et une zone de conflit entre deux pays frères. Loïc Villot et Geoffroy Cernaix du GSARA ont suivi de près le projet du film – Entretien.

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Comment est née l’idée d’un film sur le lac Kivu ? Vous êtes originaire de la région. Il s’agissait de revenir sur les tensions qui existent entre deux pays frontaliers ?

Wendy Bashi  : Pour mon mémoire de fin d’études, j’ai voulu étudier le lac Kivu en tant que frontière entre deux pays qui sont en guerre constante depuis 1994. Je n’avais pas de sujet précis et mon père m’a parlé d’un petit poisson qu’on appelle le «  kagame  » et qui était en train, soi-disant, de décimer toute la population de sambaza, un poisson qui existe depuis longtemps dans la région. La première raison invoquée fut que le Rwanda, notre pays voisin et frère, s’était amusé à jeter une nouvelle espèce de sardine dans le but d’éradiquer les poissons du côté congolais. Cette histoire peut avoir l’air anecdotique mais les habitants de la région y croient car on est en guerre et ça ne peut être qu’eux qui ont eu cette sardine. De fil en aiguille, je me suis rendue compte qu’il s’agissait plutôt d’une introduction accidentelle. Apparemment, il proviendrait du lac Tanganyika, arrivé par le concours de plusieurs circonstances dans le lac Kivu. Il s’est avéré ne pas être un prédateur pour le sambaza mais plutôt un compétiteur, partageant la même niche écologique. Ils ne peuvent pas se battre, bien au contraire, ils vivent ensemble comme toutes les autres espèces qui cohabitent dans le lac Kivu. Après mon mémoire, j’ai voulu passer à l’image. Lors de l’écriture du film, je me suis remémorée mes souvenirs d’enfance et les rumeurs que l’on racontait au sujet du lac. Je vivais en face de ses eaux. Il y avait pas mal d’histoires qui se racontaient, des histoires de noyades, des mythes, ces fameuses vaches qui sortent de l’eau…

C’est pour cette raison que vous vous êtes intéressés aux pêcheurs ?

Wendy Bashi  : Après le repérage, nous nous sommes rendu compte que la matière nous imposait les pêcheurs ce qui est assez logique. Qui mieux qu’un pêcheur peut te parler d’un lac  ? Il passe sa vie dessus. Il vit par et pour le lac. Depuis que je suis petite, les pêcheurs m’ont toujours fascinée. On les voyait arriver en chantant. Malheureusement, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Geoffroy Cernaix : Le choix des pêcheurs était assez évident et a fait partie du processus d’écriture. Ils allaient porter ce film et être les passeurs d’histoire. On se rendait compte qu’ils possédaient une force dans leur témoignage qui est à la fois de la poésie mais aussi porté sur des questions existentielles. Ils étaient les premiers spectateurs du génocide, ce sont eux qui allaient repêcher les corps le matin et qui voyaient tous les bateaux chargés de rwandais venant se réfugier au Congo. Ils avaient une force incroyable car c’est sur ce lac qu’ils vivent. Ils en tirent leur salaire et leur nourriture. C’était une manière beaucoup plus poétique de raconter le lac que de faire parler un scientifique ou un responsable de barrage.

Le film est orienté principalement autour d’un personnage, un pêcheur solitiaire.

Wendy Bashi  : Au début, je n’avais pas de personnage. Mon père m’a dit : “ Il faut que tu ailles voir Moro, le papa de mon ami Kabene, des fois il me raconte des histoires incroyables, des poissons qui parlent  ! Ça pourrait être intéressant pour toi ”. La veille de notre départ, lors des repérages, on a organisé un rendez-vous avec Moro qui est arrivé sur sa barque bien habillé. Les autres pêcheurs ne m’avaient jamais parlé de lui car c’est un solitaire. Il s’est installé confortablement et il a commencé. Il a parlé de tout ce qu’il savait, il ma raconté 15 000 histoires, des poissons qui parlent, qu’il a rencontré Mamy Wata et qu’elle était amoureuse de lui. Il en était persuadé. On a discuté pendant pratiquement une heure. C’est un vrai personnage  ! En rentrant à Bruxelles, j’ai dit à Geoffroy que je sentais qu’avec Moro ça serait tellement plus facile. J’éprouvais plus de difficultés avec les autres et je n’arrivais pas à trouver des personnalités colorées. Moro m’a facilité la tâche et il a aussi une légitimité, il est le plus vieux. Fatalement, il a beaucoup d’histoires à raconter.

Loïc Villot : Il s’approprie les légendes comme par exemple celle de Mamy Wata. Il introduit sa propre réalité avec son enfance. Ce n’est pas du folklore. C’est pour cette raison que c’est intéressant de parler de ces légendes-là. Dans ces régions, ce sont des faits qui sont encore bien vivants, des explications plausibles du quotidien.

Wendy Bashi : Moro connaît ce lac comme sa poche et toutes les histoires autour du lac comme celle de l’île aux crânes, là où l’on abandonnait les filles enceintes. Cette île est représentative de l’histoire de la région. Les rwandais, soit-disant, jetaient leurs filles enceintes sur l’île et les congolais faisaient de même. Les pêcheurs recueillaient ces femmes. Il y a aussi l’île aux lapins où tous les belges coloniaux s’envoyaient de la négresse. Toutes les petites îles ont leur histoire. Pendant le repérage, Moro m’avait parlé d’un de ses amis rwandais avec qui il avait vécu pas mal d’aventure. Malheureusement, son ami est décédé entre le moment du repérage et du tournage. Il a fallu trouvé une solution et c’est pour cette raison que Lazare (un autre pêcheur rwandais) se retrouve dans le film. J’ai avancé dans beaucoup d’incertitudes. Je n’avais jamais fait de réalisation. Par contre, je pouvais sentir que certains éléments combinés ensemble allaient fonctionner. Pour être de la région et connaître ce qui se passe entre nous de chaque côté du lac, je savais que si je mettais un pêcheur congolais et un pêcheur rwandais ensemble sans la présence de militaire ou d’agent dérangeant, ils pouvaient se lâcher et produire une matière qui, même pour moi, serait intéressante au niveau historique. La crainte d’aller tourner du côté rwandais était présente mais j’étais persuadée que s’ils parlent du «  kagame  », il y aurait quelque chose qui allait germer.

Pourquoi est-on continuellement sur l’eau ?


Wendy Bashi : Le producteur Aurélien Bodineau (Néon Rouge Production) a eu cette savante idée de se retrouver sur l’eau pour créer cet effet. Ce n’était pas mon idée de départ et je voulais plutôt aller à l’intérieur, dans les marchés et rencontrer les habitants du lac. À partir du moment, où l’on a resserré l’histoire et qu’on travaillait uniquement sur les pêcheurs, il fallait qu’on soit sur l’eau. Finalement, c’est une idée que j’ai adoptée et ça a donné des belles choses visuellement.

Le film aborde aussi, par petites touches, les moments les plus tragiques de l’histoire du lac Kivu.

Geoffroy Cernaix : Effectivement, le film parle de l’époque coloniale. Le lac a été déstructuré par l’arrivée des blancs qu’ils soient allemands, belges ou français. Ils ont coupé des populations qui traditionnellement vivaient ensemble. Elles se sont trouvées du jour au lendemain séparées par des frontières et par des administrations qui les dépassaient complètement et qui ne correspondaient à rien. On sent dans le film, selon moi, un monde qui est révolu et qui a cessé d’exister. Les gens vivaient naturellement autour de ce lac qui créait une unité. Cette partition du lac en différentes régions administratives a perduré au moment de la décolonisation. Au final, ce que j’ai ressenti avec les vieux pêcheurs qui ont connu aussi bien la période coloniale que la décolonisation et ses désillusions, c’est qu’il y a eu, à un moment, un cours naturel des choses : les vaches sortaient de l’eau, on racontait des contes et on traversait le lac. Tout d’un coup, on a quelqu’un qui vient de l’extérieur et qui te dit  : «  non les vaches ne sortent pas de l’eau  », «  non tu ne peux pas parler cette langue  ». On finit par arriver à des situations aussi extrêmes que le génocide ou que la première guerre de Goma. On le sent «  en creux  » dans le film bien que ça ne soit pas le sujet principal.

Wendy Bashi : Effectivement, on le sent très clairement au moment où Moro raconte l’histoire des vaches qui sortent de l’eau. On comprend que l’on parle de la disparition d’un monde connu et qui est remplacé par l’arrivée d’étrangers qui vont bousiller cet environnement et reconfigurer leur réalité. On le sent aussi lorsqu’il parle de la construction du barrage et le nombre de poissons qui diminue. Ce lac porte une histoire. On va se succéder de génération en génération mais le lac sera toujours là. C’est impossible de parler du lac sans parler du génocide et des conflits actuels.

Est-ce qu’il y aura également une projection du côté rwandais ?

Wendy Bashi : Oui parce qu’ils l’attendent. J’en ai parlé à l’ambassadeur du Rwanda, il était mort de rire. “ Quoi ? vous avez baptisé un poisson Kagame ! Mon président sera content de savoir qu’il y a un poisson qui porte son nom ” (rires). Doba avec qui nous avons co-écrit, était très content de l’exercice. Chaque fois qu’il m’envoie un mail et que je vais au Rwanda, il m’écrit “Bienvenue chez toi” car finalement, c’est la région des grands lacs. On est appelé à cohabiter et à collaborer. Ils verront le film, c’est certain. Ils vont rire énormément car il agit comme un effet miroir. Ils vont savoir ce qu’on dit d’eux de l’autre côté. Les gens qui ne vivent pas dans les régions urbaines ne savent pas. Ils vont rigoler et ça va peut-être ouvrir les yeux à certains du côté de chez moi, ceux qui sont à l’ouest c’est-à-dire à Kinshasa et ailleurs pour se rendre compte qu’on parle du conflit, certes, mais au-delà de conflit et de la guerre froide qui existe entre les deux pays, il ne faut pas non plus sous estimer le potentiel de communication qui existe entre les frontaliers. C’est aussi ça le message du film  : une frontière qui ne devrait pas exister et qui sépare des frères.

Propos recueillis par Aurélie Ghalim

Directed by Wendy Bashi

Director of Photography Herman Bertiau
Additional Director of Photography Nicolas François
Sound Engineer Loïc Villiot
Editing Geoffroy Cernaix

Location Manager Anne-Sophie Galand
Sound Mix Loïc Villiot
Color Correction Louis Bastin

Produced by Aurelien Bodinaux
Production Neon Rouge
Coproduction Tact Production

With the support of CBA, GSARA, CNC, OIF, DGD