Tribune de Jérémie Zimmermann, co-fondateur de La Quadrature du Net, publiée dans Mediapart le 5 juin 2014.
Il y a un an jour pour jour, un courageux jeune homme nommé Edward Snowden a sacrifié une grande partie de sa vie et de ses libertés pour nous révéler la dure réalité du monde dans lequel nous vivons. Ses révélations en cours nous enseignent et nous permettent de comprendre à quel point notre relation à la technologie a changé à tout jamais, et pourquoi nous ne pourrons plus faire confiance aux machines. Edward Snowden nous a aussi montré le chemin à emprunter pour reprendre le contrôle des machines, et l’importance de cette tâche que plus personne ne peut ignorer.
Nous vivons déjà à l’ère du Cyborg. Nos humanités sont pratiquement indissociables de nos machines. Les fonctions de nos corps, communiquer, se rappeler, nous reconnaître les uns et les autres, nos mémoires personnelles et communes, ainsi que la plupart de nos travaux sont maintenant inséparables des fonctions des machines.
Les ordinateurs, téléphones et serveurs sont tous interconnectés à travers des logiciels et les réseaux de communication. Cette Machine globale interconnectée est de plus en plus en train de s’imbriquer avec notre humanité interconnectée à l’échelle globale – bientôt sur nos visages, poignets, et sous nos peaux – et la plupart d’entre nous lui a jusqu’à présent accordé une confiance quasi-totale.
Pourtant, dans cette ère du Cyborg, nous voyons grâce à Edward Snowden que cette Machine mondiale a été tournée toute entière contre nous. Elle a été transformée en un outil de surveillance généralisée et de contrôle des individus, au prix de violations massives de nos droits fondamentaux. Alors que de nombreux abus ont déjà été exposés, la Machine représente un immense, horrifique, potentiel d’abus et de répression, de l’espionnage politique à l’espionnage économique. N’importe quel mouvement politique, n’importe quelle révolution, n’importe quelle idée, pourraient être écrasés en un clin d’œil.
Toute la Machine a été dévoyée de sa fonction initiale. Alors qu’elle nous obéissait, à nous, ses utilisateurs et propriétaires, elle a été reprogrammée pour obéir à ses vrais maîtres, une alliance aux contours flous mêlant quelques-unes des plus grandes entreprises du monde comme Google, Apple, Facebook et Microsoft, des services de renseignement hors de tout contrôle comme la NSA, le GCHQ ou la DGSE, et leurs milliers de partenaires publics ou privés (dont une myriade de contractants privés et au moins 950 000 citoyens américains disposant d’une accréditation « Top Secret »).
Beaucoup d’entre nous trouvent plus confortable d’ignorer la vérité que de modifier nos habitudes. La vérité est si violente et effrayante qu’elle devient trop difficile à accepter. Peut-être que l’écart entre la réalité et le confort des illusions est trop grand.
Pourtant, chacun d’entre nous porte l’immense responsabilité de se confronter à des questions qui seront déterminantes pour l’avenir de nos sociétés, notre relation au pouvoir ou nos relations entre individus. Ou est la frontière entre nos humanités et la Machine ? En avons-nous consciemment accepté la définition ? Comment pouvons-nous reprendre le contrôle de cette Machine devenue partie intégrante de nous-mêmes ?
Ce qui est en jeu est la définition même de nos humanités. Car la surveillance massive implique la violation et potentiellement l’annihilation de nos intimités, ces espaces où nous décidons, en pleine confiance – seuls ou avec d’autres – d’être pleinement nous-mêmes, d’expérimenter avec nous-mêmes, d’explorer de nouvelles idées ou théories, d’écrire, chanter et créer. Dans ces espaces, nous développons nos identités, la définition élémentaire de qui nous sommes…
Heureusement, Edward Snowden nous a aussi montré une voie de sortie. Nous pouvons exiger des comptes de nos gouvernements, et nous pouvons très certainement échapper à la surveillance de masse, et la rendre beaucoup plus coûteuse. En quittant les technologies qui nous contrôlent, nous pouvons utiliser, promouvoir et développer des technologies qui nous libèrent. C’est un long chemin, nécessitant de grands efforts, d’en finir avec les habitudes et la confiance aveugle que nous plaçons dans la Machine, et nécessitant que tous s’approprient la technologie. À travers l’utilisation de logiciels libres, d’architectures décentralisées et de chiffrement de bout en bout, nous pouvons – probablement – reprendre le contrôle de la Machine.
C’est notre devoir, en tant que civilisation et en tant qu’individus. Nous devons par tous les moyens combattre cette Machine d’oppression, avant qu’il ne soit trop tard, afin de reconquérir et reprendre possession de notre humanité.
Jérémie Zimmermann
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