Sur le fil d’Ariane, « ce n’est pas un film sur Ariane Bergrichter, plutôt un film avec elle »

« Il y a
the saints
the fools
the souls.
The fools se débrouillent le mieux
en s’appuyant sur the saints.
The souls essayent de se débrouiller
en passant entre les gouttes. »

Ariane Bergrichter

« Sur le fil d’Ariane » a été réalisé cet été dans le cadre de la Résidence « point de vue – point d’écoute », mise en place par l’Atelier de production du GSARA. Cette Résidence est née de la volonté de donner l’opportunité à deux artistes – l’un.e sonore, l’autre travaillant la pellicule – de réaliser ensemble un film à propos d’un sujet donné. Cette année, le thème était l’art brut.

Sélectionnées pour cette première résidence, Adina Ionescu-Muscel et Clara Beaudoux ont réalisé le film qui capte par l’image et le son la sensibilité de l’artiste Ariane Bergrichter. Cette dernière, née en 1937 à Dresde, arrive en Belgique en 1958 et y reste jusqu’à sa mort en 1996. « Sur le fil d’Ariane » s’inspire de ses assemblages créés pendant les huit dernières années de sa vie, une période marquée par des crises psychotiques mais aussi par un élan vital la poussant à dessiner sans relâche les démunis, les exclus, les originaux, les courageux.

À partir des dessins et des textes d’Ariane Bergrichter, le film plonge dans un Bruxelles populaire et coloré, cher à cette artiste qui, face à une vie psychique complexe, disait retrouver dans la ville son énergie de vie. « Sur le fil d’Ariane » : c’est ce fil d’Ariane mythologique qui, si on est perdu, redonne un sens, une trajectoire à nos vies. Mais c’est aussi ce fil d’équilibriste sur lequel Ariane se trouvait de manière constante : entre le calme et la tempête, l’ombre et la lumière, le tragique et le comique.

Stefanie Bodien*, a interviewé pour nous les deux réalisatrices du film.

Qu’est-ce qui vous a poussé à répondre à l’appel à projets de l’Atelier de production du GSARA ?

A. I.-M. : Ce qui m’a intéressée dans cet appel à projet, c’est que le film à faire dans le cadre de la résidence allait me permettre d’explorer la ville de Bruxelles tout en me basant sur le vécu d’une troisième personne, c’est-à-dire Ariane Bergrichter. C’est Ariane qui m’a donné le courage d’approcher des gens avec une caméra.

C.B. : Oui, la ville était le point commun entre elle et nous. Tout comme elle, nous ne sommes pas d’ici. Et sa fille nous avait dit que c’était dans la ville qu’Ariane Bergrichter retrouvait son « énergie de vie ». J’étais aussi très inspirée par les dessins d’Ariane présentés dans l’appel à projet. Je les trouvais très « sonores » : en les regardant, on imagine les ambiances, les bruits de trams, les conversations des gens… Un dernier aspect qui m’attirait dans cet appel à projet était le fait qu’on donnait la même importance au son qu’à l’image – chose rare quant il s’agit de réaliser un film.

Vous ne vous connaissiez pas avant ce projet commun. Que pouvez-vous dire de votre collaboration ?

A. I.-M. : Notre duo a très bien fonctionné, à tous les niveaux : techniquement, humainement… On était d’accord au niveau de ce qu’on avait envie de faire. Mais après, chacune a géré sa matière : moi l’image 16mm, Clara le son. Ensuite, on a fait le montage image et son ensemble, et le fait que Clara a une oreille si attentive a vraiment contribué à la qualité du rythme des images qui défilent. Nous nous sommes mises d’accord, au tout début, de structurer le film en 5 chapitres : l’entrée en matière, la ville, la crise, le retour à la ville, et le dénouement. Mais à côté de cette structure, il y a aussi beaucoup de choix intuitifs.

C.B. : Nous étions chacune autonomes avec nos médias respectifs, mais en même temps c’était un brainstorming commun constant et très complémentaire. Les idées rebondissaient entre nous : parfois c’étaient les images qui guidaient le montage, parfois le son. C’était un vrai plaisir de création. Grâce à ce travail commun, je suis allée plus loin dans la recherche du son. Enfin j’ai découvert l’univers passionnant du film argentique grâce à Adina.

Jeudi 1er décembre, dans une salle comble, a eu lieu la première du film « SUR LE FIL D’ARIANE » d’Adina Ionescu-Muscel et Clara Beaudoux au Cinéma Nova dans le cadre de la programmation autour de l’art brut BE BRUT.

Est-ce que les contraintes de l’appel à projets vous ont paru trop difficiles ?

A. I.-M. : C’est vrai que les contraintes étaient multiples. Il s’agissait de réaliser un film à caractère expérimental, documentaire, de créer une rencontre intéressante entre l’image et le son. Nous n’avions que quelques sessions de travail, reparties sur 4 mois, il fallait donc aller à l’essentiel assez rapidement. J’ai trouvé cette contrainte du temps intéressante. On ne pouvait pas trop se laisser aller dans le doute et les accidents ont sollicité notre attention en tant que propositions.  Par exemple, j’ai reconsidéré sous un tout nouvel angle les plans filmés en macro qui perdaient la mise au point : j’ai compris que cette fluctuation de la netteté décrivait un changement d’état, et dans le cas d’Ariane, cela faisait partie de sa vie. Finalement, on les a gardés au montage, puisque ça faisait partie du fil narratif. La même chose pour les plans « sales »,  filmés sur pellicule périmée et développés de manière artisanale : ça donnait le sentiment de voir des plans d’archive, donc ça servait à ramener le passé dans l’histoire. La pression du temps a fait que la raison s’est mise en retrait, c’est l’intuition qui a pris le pas pour faire des choix.

C.B. : Nous avons rencontré Manuela, la fille d’Ariane, dès le début et elle a été très généreuse en nous montrant beaucoup de choses et en nous parlant longuement de la vie de sa mère. Donc on a directement eu un tas d’informations dans lesquelles on a pu piocher. Mais ce n’est pas un film sur Ariane Bergrichter, plutôt un film avec elle. Dans une certaine mesure, nous avons le sentiment d’avoir fait ce film à trois ! On a essayé d’entrer dans l’univers d’Ariane, de marcher dans ses pas, de chercher ce qui lui aurait plu dans la ville aujourd’hui. Évidemment tout cela est notre ressenti par rapport à son œuvre, c’est une proposition. D’autant qu’avec la contrainte de temps court de la résidence, on ne pouvait pas être exhaustives, il a fallu faire des choix rapides en effet.

Comment avez-vous choisi les images ?

A. I.-M. : Il y a certains thèmes qui reviennent dans les dessins d’Ariane et que nous voulions faire apparaître dans notre film : les ouvriers dans la rue, les gens au look extraordinaire, les fêtes dans la ville, les cafés populaires, le marché aux puces de la Place du Jeu de Balle…

Il y a, à plusieurs moments du film, des allers-retours entre les dessins et ce que nous avons filmé dans la ville, quelquefois de manière très explicite : des travailleurs filmés dans la ville sont montrés à la fois à l’écran et sur un dessin d’Ariane, pareil pour des cheveux oranges, une cruche colorée…

Les couleurs vives sont omniprésentes dans l’œuvre d’Ariane. D’ailleurs, nous avions d’abord choisi comme titre de film « Touche pas à la couleur ! ».

Et pour le son, comment avez-vous procédé ?

C.B. : J’ai effectué des prises de son d’ambiance lorsque, avec Adina, nous sommes allées filmer dans la ville. Mais il n’y a pas de son synchrone, à part une scène à la Clef d’Or où deux personnes parlent du marché aux puces. Il y aussi des bruitages faits à la maison, des nappes et des ambiances sonores créées par ordinateur, des extraits de radio ou d’archives radio. Concernant la voix il s’agit de textes qu’Ariane nous a laissés, c’est-à-dire toutes ces petites notes qu’on trouve dans ses dessins, par-ci par-là, mais aussi dans ses carnets, où elle écrivait quand elle n’allait pas bien.

En ce qui concerne le ton de cette voix, nous avons beaucoup tâtonné. Il fallait que cette voix soit comme une voix intérieure mais sans trop tenter d’incarner Ariane. Il a fallu s’y reprendre à plusieurs reprises pour trouver la bonne intonation. Avec tout ça, c’était comme un puzzle ou un collage au moment du montage. Nous avons utilisé beaucoup de grésillements de radio car, dans ses moments de crise, Ariane se sentait harcelée par des « ondes sonores », des voix la menaçaient dans sa tête. Nous avons aussi essayé par le son de traduire cette impression de densité, de fouillis, de foisonnement que produisent ses dessins. Même si au fond elle aspirait à davantage de silence, comme nous a dit Manuela… elle avait déjà suffisamment de bruit dans sa tête…

On trouve des scènes dans votre film avec des personnes que vous avez rencontrées lors du tournage, notamment au marché aux puces. Pourquoi avez-vous choisi de donner la parole à ces gens dans le contexte de votre film ?

A. I.-M. : Dans les cafés populaires, les échanges se font spontanément. Ariane observait les gens dans ces cafés et se promenait en ville quand elle allait mieux. Dans ses phases de mal-être, elle s’enfermait chez elle et subissait les voix qu’elle entendait, tout en les notant dans des carnets.

C.B. : Ce « voyage côté peuple » comme disait Ariane nous a permis de mieux connaître son monde. On a trouvé des gens qui lui ressemblaient et qui nous disaient ce qu’Ariane aurait pu nous dire : que dans ces lieux, on devient tous amis, on se sent moins seuls.

*Interview réalisée et mise en forme par Stefanie Bodien, responsable de l’Atelier de Production du Gsara, et initiatrice de la Résidence « point de vue – point d’écoute »

Biographies :

Clara Beaudoux, documentariste et autrice, explore la question de la mémoire au fil de ses projets. Elle croise les médias pour raconter le monde et expérimenter de nouveaux formats, à l’image du « Madeleine project » lancé en 2015. Elle a été journaliste à Radio France et est installée à Bruxelles depuis 2020.

www.clarabeaudoux.net

Adina Ionescu-Muscel, artiste visuelle, place l’enquête au cœur de son travail. À travers l’image et d’autres dispositifs plastiques, elle questionne le monde d’aujourd’hui pour essayer de multiplier les manières d’être, c’est-à-dire les manières d’éprouver, de sentir, de faire sens et de donner de l’importance aux choses.

www.imadina.eu

SUR LE FIL D’ARIANE
Un film d’Adina Ionescu-Muscel et Clara Beaudoux
Belgique, 16mm > vidéo, 11’ – 2022 Produit par l’Atelier de production du GSARA dans le cadre de la Résidence « point de  vue – point d’écoute »   À partir des dessins et des textes d’Ariane Bergrichter, le film plonge dans un Bruxelles populaire et coloré, cher à cette artiste qui, face à une vie psychique complexe, disait retrouver dans la ville son énergie de vie.  
Image: Adina Ionescu-Muscel
Son: Clara Beaudoux
Montage image et son: Adina Ionescu-Muscel et Clara Beaudoux
Voix et interprétation : Julie Paraire
Mixage son: Jean-Noël Boissé
Étalonnage: Jean Minetto
Responsable technique: Diego Certuche
Production: Atelier de production du GSARA (Stefanie Bodien, Renaud Bellen)  
Merci à Manuela Servais, Musée Art et Marges, Peliskan, Cinéma NOVA.  
Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Pour en savoir plus sur la Résidence « point de vue – point d’écoute »: