Un an après l’entretien qu’il nous avait accordé, Eduardo Traversa fait le point avec nous sur les évolutions des négociations en cours sur la taxe GAFA
En octobre dernier, le gouvernement fédéral, dans sa déclaration de politique générale, a annoncé son intention de s’emparer de la question de la taxe GAFA d’ici 2023, sans accord au niveau de l’OCDE ou européen d’ici là.
C’est un peu le jeu des poupées russes. Il y a le niveau de l’OCDE, et puis de l’Union Européenne, et puis enfin celui de la Belgique. L’enjeu de la taxe GAFA, c’est qu’on part du constat qu’il y a certaines sociétés qui sont en situation de quasi-monopole, et dont les bénéfices très importants ne sont pas captés par un impôt pour des questions d’inadaptations des règles fiscales. Toutefois, il faut pouvoir adopter une nouvelle mesure dans une politique fiscale cohérente.
D’un point de vue de la déclaration, 2023, c’est une éternité à ce niveau-là. La déclaration est plus symbolique qu’autre chose. Le plus important, c’est que la position de la Belgique soit très claire et qu’elle ne freine pas. Au cours de la dernière législation, elle avait été la dernière au niveau européen à adopter un ambitieux plan sur l’évasion fiscale.
Quid d’une solution nationale en Belgique ? La députée Vanessa Matz a fait une proposition dans ce sens en 2019.
Ce faisant, elle a repris la proposition de la commission de 2018 qu’elle a adaptée. C’est important pour donner soutien à la proposition au niveau européen que les parlements nationaux fassent leur boulot. Donc la proposition, symboliquement, elle est importante parce qu’elle montre que d’un point de vue belge, on veut réfléchir sur la manière d’affronter la thématique.
Mais je crois qu’il faut la voir aussi comme un point de départ. Depuis cette proposition de 2018, les choses ont un peu évolué. L’idée est de s’inscrire dans une logique européenne. Et donc, si la commission revoit sa proposition originaire, la Belgique va probablement devoir revoir la sienne. C’est donc important de déposer cette proposition pour pouvoir lancer le débat. Quand Vanessa Matz l’a fait, elle a eu quelques soutiens de la part de parlementaires. Et en termes de faisabilité, d’incidence, il y a eu un avis de l’administration des Finances, mais je trouve dommage le fait que cela n’ait pas été pris sérieusement par le gouvernement. Créer un impôt nouveau, c’est difficile. Pour des raisons liées à l’opinion publique, mais aussi pour des motifs techniques. Ce n’est pas évident de rendre un impôt efficace. Ce qu’il faut donc vraiment, c’est s’assurer de sa faisabilité, et donc c’est important qu’il y ait une intervention gouvernementale, et surtout que l’administration puisse s’emparer de la proposition, et discuter avec les partis intéressés, sur la meilleure manière de mettre en œuvre cette taxe.
Ce travail n’a pas été fait ?
Cela a été un peu fait dans la mesure où l’administration a pu rendre un avis assez détaillé, qui a fait en sorte que Vanessa Matz a adapté sa proposition. C’était une très bonne chose. Mais il faudrait une concertation beaucoup plus grande, dès le départ. C’est important que parlement et administration puissent travailler de manière beaucoup plus proche, beaucoup plus intense. Cela passe par le gouvernement. Il n’y a pas vraiment eu de soutien gouvernemental à ce moment-là.
L’Open VLD était le plus opposé à cette proposition, parti du Premier Ministre actuel.
C’est pourquoi je disais qu’il faudrait lire la déclaration gouvernementale comme une position de principe plutôt que comme une promesse de la mettre en œuvre. L’Open VLD est, traditionnellement, le parti le plus anti-impôt et est contre tout type de nouvelle forme d’imposition et systématiquement pour toute baisse d’impôt. C’est dans son ADN et c’est difficile d’imaginer qu’il va soutenir, sauf contraint et forcé dans le cadre d’une harmonisation européenne, la création de cette taxe.
Et, justement, au niveau international, où en est-on ?
Avec la crise sanitaire, on ne peut pas dire que la fiscalité du digital est restée LA priorité des gouvernements. Des négociations continuent à avoir lieu. Ce que l’on constate, en particulier au niveau de l’OCDE, c’est que les pays ont tendance à s’éloigner des taxations des entreprises digitales uniquement, pour travailler sur une réforme beaucoup plus générale, sur la manière dont les états se répartissent la compétence de l’imposition sur les bénéfices des multinationales.
Ceci étant dit, cela n’empêche pas certains états d’avoir adopté des impôts qui sont exclusivement axés sur certaines opérations réalisées par des entreprises digitales, comme l’Autriche, la France, ou l’Italie. Mais cela reste une minorité. Et l’espoir de beaucoup de pays est d’arriver à un consensus international. C’est aussi la position de l’Union européenne. L’objectif général, c’est de donner plus de pouvoir d’imposition aux juridictions dites de marchés, c’est-à-dire l’endroit des pays d’où sont issus les consommateurs.
La plus grande avancée se situe au niveau des services de vidéos à la demande, dits VOD. Il faut savoir qu’il y a un cadre européen des services audiovisuels, dont des directives qui règlent différents aspects des services de médias, cadre édicté en 2018 et en train d’être mis en œuvre par différents amendements. Il est notamment prévu que les services audiovisuels via internet peuvent être soumis à l’obligation de contribuer directement dans les productions, soit de contribuer dans un fonds. Il ne s’agit donc pas d’une logique purement fiscale.
On parle d’un segment, mais les choses bougent quand même. Et avec la Covid, il s’agit d’un segment en pleine expansion. Cela montre que l’Union européenne et les États membres sont en train de réguler, sous une forme particulière des géants du Net, en leur imposant des contraintes. On peut penser à Netflix, mais aussi à Disney+, et Amazon Prime par exemple.
Comment l’Europe a réussi à mettre cela en place ?
Elle s’est basée sur un cadre existant. Depuis longtemps, l’obligation existe pour les différents opérateurs de média de contribuer à la production audiovisuelle. Ce qui a été fait, c’est d’étendre cette obligation sur base des évolutions technologiques. Dans le même ordre d’idée, en Autriche, le cadre de la taxe sur la publicité a été étendu sur internet.
Pour la taxation des GAFA, le problème, c’est qu’il s’agirait d’un impôt nouveau. C’est toujours plus facile d’étendre ce qui existe que de créer quelque chose de nouveau. Et puis évidemment, il y a aussi des raisons géopolitiques. On parle d’entreprises essentiellement américaines.
A ce propos, que peut-on attendre du changement de présidence américaine ?
Il y a aura certainement moins d’agressivité. Joe Biden est beaucoup plus multilatéraliste que le président sortant. Les États-Unis vont probablement recommencer à négocier au niveau de l’OCDE. Mais il ne faut pas oublier qu’ils ont toujours été unilatéralistes. Sauf, dans une moindre mesure, sous Obama, ils ont signé très peu d’accords internationaux. Il ne faut pas penser que du jour au lendemain, ils vont signer un accord défavorable aux entreprises américaines.
Pour revenir à l’Europe, en juillet dernier, la justice européenne a cassé la décision de la Commission, donnant raison à Apple. Comment comprendre cette décision ?
Premièrement, ce n’est pas définitif puisqu’un appel a été introduit. Mais la position de la Commission est compliquée puisqu’elle a perdu trois recours sur quatre. On verra ce que dira l’appel. Si encore une fois, la commission est déboutée, il faudra se demander si sa stratégie était la bonne. Et se demander aussi si l’outil fiscal est le meilleur outil pour réguler le comportement des sociétés multinationales ?
Pour ma part, je pense que cela passe davantage par des règles en matière de propriétés intellectuelles et de protection de vie privée. En obligeant, par exemple, des sociétés multinationales à informer l’utilisateur des données dont elles disposent et de permettre à l’utilisateur de ne pas consentir à la diffusion de ces données. En matière de propriétés intellectuelles, il faudrait que les logiciels et brevets utilisés ne soient pas exclusifs. Il faut permettre à l’ensemble des autres entreprises présentes sur le marché d’utiliser les mêmes logiciels et les mêmes droits de propriété intellectuelle. Il s’agit donc de revoir le droit à la concurrence, et le droit de propriété intellectuelle qui, pour l’instant, est beaucoup trop protecteur.
Un moment donné, il faut mieux utiliser les outils existants, ou autrement. Par exemple, quand une entreprise arrive à une certaine taille, il faut lui interdire de racheter des concurrents, réels ou potentiels. Cela n’a pas été fait. Facebook qui rachète Whatsapp, c’est problématique. Le droit à la concurrence peut être mieux utilisé pour limiter certains excès. Et c’est une compétence exclusive de la Commission. Son pouvoir est total en la matière. Comme en 2005, où elle a bloqué une fusion entre Honeywell et General Electric, ou en 2019, entre Siemens et Alstom. C’est donc un outil très puissant entre les mains de la Commission européenne, qu’il faut adapter au digital. Le problème, c’est que la Commission a une jurisprudence qui est basée sur le volume des parts de marché. Et les règles en matière de détermination du marché ne sont pas adaptées à des sociétés qui peuvent, du jour au lendemain, envahir un marché sur lequel elles ne sont pas présentes, qui n’ont pas de chiffres d’affaires énormes, comme Whatsapp, et qui n’ont pas de position dominante sur un marché donné. Il faut donc adapter les critères par rapport à ce que l’on connaît actuellement.
Et ce n’est qu’ensuite que l’aspect fiscal peut alors suivre. Il faut s’assurer que les bénéfices qui sont générés dans un pays ne puissent pas librement se retrouver par un, deux, trois, quatre passages dans un paradis fiscal, ou disparaître complètement de la carte. Il y a des règles de coordination qui doivent être adoptées. Mais ce n’est pas par la fiscalité uniquement qu’on va résoudre la question de la régulation des sociétés multinationales. Il y a plusieurs outils et il faut tous les utiliser.
En quoi une meilleure taxation fiscale peut aider à lutter contre l’optimisation fiscale ?
C’est le même combat dans la mesure où il s’agit d’optimiser la coordination entre systèmes fiscaux nationaux. Dans les deux cas, il faut un meilleur échange d’informations, ce qui va être utile pour lutter à la fois contre des phénomènes de fraude et d’optimalisation. Et puis, il faut aussi adopter des règles communes pour rendre inutiles ou inefficaces des tentatives d’optimisation. Par exemple, et l’OCDE et la Commission travaillent dessus pour le moment, il y a toute une série de règles qui autorisent le transfert de paiements d’un pays à un autre sans que ce paiement ne soit taxé dans le pays de la société qui paie. Pourquoi ? Parce que des règles internationales, des directives européennes concernant des intérêts ou des redevances, sont basées sur l’idée que, théoriquement, le paiement sera imposé dans le pays qui reçoit le paiement parce qu’on veut éviter la double imposition. Mais, il faut savoir que certaines de ces règles ne contiennent pas la condition que le paiement soit effectivement imposé dans le pays du bénéficiaire. Cela doit changer. L’état de la société qui paie doit limiter les cas où il n’impose pas ce paiement aux situations où ce dernier est effectivement imposé dans le pays de la société qui reçoit. Cela semble logique, mais ce n’est pas le cas pour le moment. Tant que ces conditions ne sont pas imposées, cela reste toujours très efficace pour toute société multinationale de faire en sorte de transférer toute une série de bénéfices sous la forme de paiement divers vers les pays qui ne taxent pas. Changer, cela permettrait de rendre inutile le recours aux paradis fiscaux. Mais le problème des paradis fiscaux n’est pas que fiscal. Il y a un problème en termes d’opacité, d’argent noir, provenant de la criminalité organisée et du terrorisme, etc. La transparence des paradis fiscaux est aussi un vrai enjeu.
Sur l’aspect purement fiscal, on ne pourra jamais interdire à un État de ne pas avoir d’impôt des sociétés. Mais ce qu’on peut faire, c’est dire à la société qui a recours à un pays dont le taux d’imposition est inexistant ou inférieur, qu’elle sera taxée dans le pays où elle réalise le paiement.
Certains en Europe craignent que la taxe GAFA entrave les start-up naissantes. À ce propos, la faillite récente de FNG, dans des conditions de fraude fiscale, interroge sur la stratégie européenne. Qu’en est-il du dynamisme européen en la matière ?
Je crois peu que l’outil fiscal est la cause. Peut-être qu’il participe à l’ambiance générale, mais le fait que des start-up sont moins dynamiques en Europe qu’en Californie, ce n’est pas une question de fiscalité. Par définition, une start-up, au début, elle n’a que des dépenses, donc elle n’est pas taxée. La question est de savoir le régime de l’éventuelle plus-value quand elle est revendue. On revient à la question du droit à la concurrence. Si on veut limiter l’impact de certains géants du web, est-ce qu’il faut faciliter la revente de start-up aux GAFA? C’est le rêve de tout entrepreneur de revendre sa start-up quelques millions d’euros. Mais dans une logique de politique d’économie générale, est-ce que c’est positif ? Que systématiquement, toute innovation aille grossir les gros ? Et là, il y a enjeu fiscal aussi. Est-ce qu’on doit exonérer les plus-values des start-up qui revendent à ces géants ? Ou ne vaut-il pas mieux trouver des mécanismes pour que ces start-up puissent grandir et se développer elles-mêmes ? Et éventuellement, par des incitants fiscaux. Il faut voir de quel côté on est, et quel intérêt on défend. Il y a une question culturelle aussi. En Europe, il faut pouvoir créer des lieux géographiques où des innovateurs se rencontrent et développent des idées, et les accompagner avec un système rapide de financement. Aux États-Unis, on finance les initiatives économiques essentiellement par du capital à risque. Ici, on passe plutôt par un financement par les banques, qui n’est pas rapide et qui ne participe pas aux risques. Les banques ont tendance à prêter avec des garanties, et quand on est une start-up, on ne peut pas donner ces garanties. La question, c’est comment faire pour avoir accès à un financement rapide pour des petites sociétés qui présentent un risque.
Pour finir, l’OCDE a récemment annoncé un délai supplémentaire avant d’arriver à un accord et renvoie au printemps 2021. Peut-on espérer qu’une solution soit trouvée d’ici là ?
L’OCDE vient de publier deux rapports sur les deux grandes actions qu’elle se propose de définir, appelée Pilier 1 et Pilier 2. À mon avis, il y a plus de chances de parvenir un accord sur le second, qui s’occupe de la question des règles anti-abus. Cela permettrait aux états d’intervenir quand des paiements sont effectués vers des pays qui taxent en-dessous d’un certain montant Mais la réforme fondamentale de l’imposition des sociétés où l’on créerait une base imposable dans l’état du marché, dans l’état des consommateurs, cela va être très compliqué. Mais on ne sait jamais. Il y a toujours des choses imprévisibles.
Propos recueillis par Nadid Belaatik