Comités et jurys citoyens – Retour sur une expérience émancipatrice dans le cadre d’un festival

Le 29 octobre dernier (dans des conditions particulières dues à la crise sanitaire), s’est clôturée la quatrième édition du festival online COUPE CIRCUIT, qui proposait sur son site web, en accès libre pendant un mois, 27 créations audiovisuelles portant un regard singulier sur les réalités sociales contemporaines.

Voilà pour les faits et la ligne éditoriale, mais au-delà de son statut « en ligne » et des divers rendez-vous virtuels & présentiels que le festival propose, COUPE CIRCUIT est un événement à dimension sociale, pédagogique et de médiation. En effet, son ADN est intrinsèquement lié à un ambitieux programme d’éducation permanente : les comités de sélection et les jurys citoyens.

Élaboré et perfectionné depuis plusieurs années par le GSARA, ce programme d’activités propose à des personnes adultes souvent précarisées de devenir les acteurs d’un événement qui touche l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ainsi, ces groupes de citoyens répartis sur une partie significative de la Belgique francophone choisissent les œuvres en compétition et la thématique transversale du festival, avant que d’autres groupes n’attribuent les prix, le tout au terme d’un processus d’ateliers participatifs mêlant éducation aux médias, réflexion et rencontres.

Pour cette 4ème édition, quatre comités citoyens (à Bruxelles, Tournai, Flémalle et La Louvière) ont choisi les œuvres en compétition, avant que trois jurys citoyens (à Bruxelles, Charleroi et Marche-en-Famenne) n’attribuent les prix. Derrière deux termes différents, les programmes comportent des activités similaires (initiation au langage filmique et documentaire, débats, échanges avec les réalisateurs) et partagent des objectifs communs (renforcement de l’esprit critique, déconstruction des préjugés, médiation culturelle…).

Déconstruire les préjugés

Auteur, réalisateur, professeur d’écriture filmique, Patrick Tass a pour la première fois animé les ateliers d’un jury citoyen, prenant ainsi connaissance du projet et de l’ensemble du programme élaboré par les équipes du GSARA. Il s’exprime sur sa découverte de la sélection officielle du festival, fruit du travail des comités : Ce qui était intéressant c’était tout d’abord les choix de sujets que les citoyens ont eu envie d’évoquer. Ils sont allés vers des sujets souvent politiques et sociaux, qui montrent une envie de questionnement et de changement. Quand on m’a d’abord parlé de jurys citoyens, je m’attendais à trouver des œuvres beaucoup plus connectées aux problèmes quotidiens. Selon moi, les comités ont pour la plupart choisi des œuvres « en dehors d’eux-mêmes ». Ainsi, d’une certaine manière, l’animateur lui-même a mis à l’épreuve ses préjugés avant même que son travail commence !

L’essentiel de la mission de Patrick a ensuite été de confronter ces seize œuvres « politiques et sociales » au regard du jury-citoyen de Marche-en-Famenne, constitué de personnes bénéficiaires du C.P.A.S.. L’animateur observe : Pas mal de ces sujets ont finalement eu un écho chez le public. Il y a eu de l’introspection, une forme d’ouverture et de transparence de la part de ces personnes qui vivent dans des conditions assez précaires. C’était un partage de moments de vie qui a créé des liens humains. C’est ça aussi un film, on sort de la salle et on commence à faire des projections sur notre propre vie. Plusieurs débats m’ont vraiment fort touché, notamment sur Safe, Drugs & Métropole (une production Télévision Du Monde asbl – NdA). Là, certains participants ont vraiment été au-delà de leurs jugements personnels afin de recevoir une œuvre, comprendre l’existence de cet espace (une salle de consommation à moindres risques – NDLR), pousser la réflexion pour ne pas en rester à « la drogue c’est mal ». Oui ok et après ? Pourquoi est-ce qu’on fait ça ? Comment on traite ce problème ? Essayer de changer les points de vue, c’était un exercice intéressant et ce fut un débat très chargé.

Patrick Tass (en gris, au centre) au travail avec une partie de l’ensemble du jury citoyen, lors d’une journée commune pour le lancement du festival.

Témoin privilégié de ces échanges, Monique de Cnop, habitante de La-Roche-en-Ardenne, a fait partie de ce jury constitué avec l’aide de notre partenaire Article 27 asbl : Certaines œuvres nous ont bien marqués, chacune avait son petit atout. Je connaissais l’existence de certaines réalités, sur lesquelles je n’avais qu’une vision très limitée. Il y a eu 2 ou 3 réalisations sur la migration, une autre sur la drogue… Ça m’a ouvert les yeux, m’a permis de voir autrement, de mieux comprendre. Cette expérience a cassé des idées toutes faites chez moi, sur les migrants ou sur les toxicomanes. Je les vois d’une autre manière et je comprends qu’il y ait nécessité de faire des choses pour eux ou avec eux.

Eduquer aux médias

Pour le grand public, COUPE CIRCUIT est un festival d’œuvres audiovisuelles, avec des réalisations à évaluer pour leurs idées certes, mais surtout pour la manière dont celles-ci sont exprimées en images et en sons. Au GSARA, « L’utilisation des médias pour éduquer aux médias » est notre première thématique d’action. Pour ce faire, chaque groupe de participants a reçu une initiation au langage filmique, sonore et documentaire, afin d’acquérir un langage commun, une boîte à outils qui leur permette de s’exprimer quant aux productions soumises à leur jugement. Monique, notre participante de la régionale du Luxembourg, témoigne : Au départ on nous a expliqué comment cela fonctionnait pour la fabrication d’un film : les personnages, la lumière, le son… Comprendre aussi pourquoi faire un film cela prend autant de temps ! Là, quand je regarde maintenant la TV, je vois les choses différemment, je regarde le film plus loin que l’intrigue, je prête plus attention au cadre par exemple, et j’essaie de voir ce qu’on veut me dire et comment on essaie de me le dire. Guide de cet apprentissage, Patrick complète : C’est très important de transformer le regard des gens pour qu’ils ne regardent plus jamais un film de la même façon. Les participants aujourd’hui comprennent les choses différemment et leur regard a changé. De plus, on leur offre un accès à certaines œuvres desquelles ils sont d’ordinaire éloignés, ils entrevoient une multiplicité de formes différentes. De fait, le web offrant une fenêtre de diffusion protéiforme, le festival a programmé encore cette année courts et longs formats, documentaires, reportages, fictions, animations, un documentaire sonore et même un webdoc ! Une diversité appréciée à sa juste valeur, comme l’atteste un palmarès 2020 reflet de l’hétérogénéité de l’offre proposée par COUPE CIRCUIT.

Epanouissement personnel

Il y a eu tout cet apprentissage de l’esprit critique, ils ont découvert un monde, échangé leurs avis, parfois changé leur regard, osé ressentir quelque chose et l’exprimer. Faire partie d’un comité de sélection ce n’est pas courant, cela fait écho chez eux, leur avis sera écouté. Cette transformation du regard, à travers un processus de réflexion et de décryptage des médias, est confirmée par Colette Schouters, employée au Service d’Insertion Sociale du CPAS de Chaudfontaine, dont plusieurs membres se sont greffés au comité de sélection réuni à Flémalle. Travailleuse sociale, Colette observe les bienfaits de telles activités sur son public : Il y a eu vraiment du dépassement de soi à chaque moment. Très naturellement, les animateurs ont su donner les ressources aux participants d’être capables de se surpasser, qu’ils se disent : « je l’ai osé une fois, je le pourrai encore face à quelqu’un d’autre, un futur employeur, dans une famille, dans un groupe de copains…. » À chaque étape du parcours on les amène à se dépasser sans qu’ils ne s’en rendent compte. Au cours de l’atelier, nous avons perdu un participant. Pour une bonne raison, il a obtenu un emploi. Selon moi, il y a un lien. Il s’est lancé dans l’aventure de ce comité, et je pense que cela l’a incité à persévérer en audace, c’était le bon moment pour lui pour se présenter et obtenir un poste. Ce genre de projets ponctuels éclaircit des choix de vie, c’était d’une certaine façon pour aller plus loin dans son parcours personnel.

Ce type de trajet, cette possibilité pour des citoyens laissés pour compte, fragilisés ou marginalisés de se remettre en projet et en action, constitue la sève, le but premier de toute structure d’éducation permanente. Un dépassement de soi aussi vécu dans le groupe de Marche-en-Famenne, comme l’explique Monique De Cnop : Au début, j’avais du mal à parler devant les autres puis l’organisateur nous a bien expliqué qu’on pouvait dire tout ce qui nous passe par la tête par nos mots à nous et ça a été beaucoup plus facile, on a vraiment pu débattre de chaque œuvre sans entrave. On a aussi rencontré deux ou trois réalisatrices et c’était vraiment formidable. On a pu discuter, comment on a reçu leur travail, on a pu débattre, et c’était vraiment génial.

Médiation culturelle

Tout au long du processus, les comités puis les jurys citoyens sont en effet amenés à rencontrer et à questionner les réalisateurs des œuvres en compétition. Ceci par le biais d’entretiens filmés, à distance ou en présence, qui sont ensuite diffusés sur le site du festival ou encore sur les réseaux sociaux. Ce procédé fait de COUPE CIRCUIT un événement à la saveur toute particulière également pour les réalisateurs, qui se retrouvent confrontés à des publics d’ordinaire à mille lieues des festivals de cinéma « traditionnels ». Réalisateur également, Patrick confirme : J’aime vraiment beaucoup la manière dont on peut transformer quelque chose qui peut être très élitiste, comme un festival, vers quelque chose de terre à terre, vers un processus d’intégration. Ce côté moins « intouchable » d’une œuvre me plaît beaucoup, ce festival rend le cinéma plus accessible, je trouve ça assez fort de rendre au cinéma cette connexion populaire au sens noble. Dans le même ordre d’idée, les participant-e-s ont beaucoup apprécié de rencontrer les réalisateurs-trices, de discuter avec eux-elles. Cela rend les choses beaucoup plus concrètes, on désacralise les œuvres, on les rend accessibles. Idem avec les réalisateurs, on provoque la rencontre et tout le monde est fait de chair et de sang.

Le comité citoyen de La Louvière interviewe les réalisateurs de EUX, VUS D’ICI (Prix du public). L’entretien est disponible sur le site du festival.

Outre la rencontre entre les œuvres et les publics, une action de médiation culturelle se donne aussi pour objectif que le public cible devienne lui-même acteur et producteur de contenu. COUPE CIRCUIT, le festival citoyen par et pour chacun-e, leur en offre la possibilité. En lien avec « son » comité citoyen jusqu’à la fin du festival, Colette Schouters souligne (CPAS de Chaudfontaine) : Mon public et moi, nous avons suivi aussi les récompenses (chacun chez soi bien sûr à cause de la COVID) et on était hyper contents de savoir qu’un des films qu’on a mis en avant a été récompensé. Ca a donné à ce public le sentiment encore plus fort d’avoir joué un rôle, d’avoir amené à applaudir un réalisateur encore dix fois plus fort qu’ils n’auraient pu le faire avec leurs petites mains à eux. (…) Dans la crise que nous traversons actuellement, on parle beaucoup de bore-out, de l’ennui, du sentiment d’inutilité… Moi je pense que vraiment, COUPE CIRCUIT a apporté un petit plus pour contrebalancer ce risque de tomber dans une dépression qui se généralise. En pleine crise, le fait que le festival continue, ça a apporté à ces personnes assez fragiles un certain espoir, de continuer à se sentir utiles à ce festival qui ne s’est pas arrêté.

La suite

Des propos encourageants pour la poursuite de l’aventure des jurys-citoyens ! En 2021, le GSARA va s’évertuer à « exporter » son programme d’activités en implantant les jurys citoyens au sein d’autres festivals de fiction ou de documentaires. Si vous désirez vous aussi participer à ce programme d’activités, que vous faites partie d’une structure qui souhaiterait mettre sur pieds un tel jury, ou encore si vous êtes organisateur d’un festival intéressé par cette action, n’hésitez pas à contacter le GSARA, secteur éducation permanente.

Merci à nos partenaires, Infor-Femmes Anderlecht, Le Bric à Brac à Tournai, les Services d’Insertion Sociale des C.P.A.S. de Chaudfontaine et Flémalle, la Radio Sans Nom à La Louvière, le Centre de Formation des Animateurs (C.F.A.), Article 27 Nord-Luxembourg et Avanti (Action Vivre Ensemble) à Marchienne-au-pont.

L’ensemble du programme comités de sélection et jurys citoyens est subventionné par la cellule P.C.I. (Promotion de la Citoyenneté et de l’Interculturalité) de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Olivier Grinnaert