« Nous qui habitons vos ruines (et combien sommes-nous ?), nous qui utilisons les accidents du sol, nous qui nous plantons là, dehors, là où ça respire, tenant droit comme des troncs, nous qui transportons les planches, nous qui ouvrons grand les yeux et les mains, nous qui sommes dans ces huttes avec eux, écoutons les enfants, la folie des enfants, dans nos mains, dans l’eau, partout. »
Jean-Marie Gleize, Le livre des cabanes
Ce passage, extrait du texte fragmentaire Le livre des cabanes de Jean-Marie Gleize, ponctue le premier épisode de la série A l’Ouest Podcast. Ces lignes écrites en soutien à Tarnac et dans un esprit zadiste, trouvent un écho ici dans la bouche de la jeune Fatia, habitante d’un logement social à Beekkant et participante d’un atelier radio mené par les associations GSARA et Comme un lundi au pied des deux tours de ce quartier de Molenbeek-Saint-Jean.
Comme point départ, le désir d’un groupe de jeunes de mener une activité créative et le souci d’une assistance sociale, Souhaila, de favoriser l’expression de ceux-ci, ont permis la rencontre avec Thibault, animateur, doté d’une solide expérience dans l’outil radio mis au service de l’éducation populaire. Celui-ci a réuni chaque mercredi ce groupe dans le local du PCS (acronyme pour Projet de Cohésion Sociale). L’objectif premier : défendre la parole des jeunes, trop souvent minorée surtout lorsque celle-ci émane des quartiers populaires. « Que l’atelier radio serve à changer les mentalités sur Beekkant, que vous ayez un canal d’expression, des outils pour défendre votre point de vue, que vous ayez des moments de discussions et de débats », affirme Thibault auprès des participants âgés entre 9 et 29 ans.
D’un point de vue méthodologique, il fallait, en premier, s’essayer à la technique, commettre des erreurs, tâtonner dans les expériences de prises de son. Ici, l’idée n’est pas de se calfeutrer dans un studio radio mais plutôt de faire découvrir un territoire au fil de déambulations sonores. C’est là que le son peut s’avérer être un outil puissant. Surtout lorsqu’il s’agit de bousculer nos imaginaires sur des quartiers malheureusement figés par certaines images stéréotypées. Une fois les ateliers d’initiation terminés, il fallait poser un cadre pour créer. Définir des thématiques ensemble et se donner une demi-journée pour chacune d’entre elles. Pas plus de trois heures pour récolter la matière sonore. Au-delà, c’est trop ! La première demi-heure était dédiée à un débat sur la thématique du jour entre les jeunes de l’atelier. Ces discussions étaient directement enregistrées en tourné-monté. Ensuite, ils partaient explorer le quartier à la rencontre des habitants des deux tours pour réaliser des micros-trottoirs. Passer de témoins à acteurs engagés en quelque sorte. D’autres préféraient s’atteler à l’écriture d’un texte de rap. L’auditeur découvre ainsi que les avis divergent fortement entre ces jeunes qui ne constituent pas un bloc homogène. Et ces derniers se laissent perturber par leurs camarades. Une étape importante selon Thibault : « C’est pour ça que c’était intéressant de commencer par une discussion entre eux pour ensuite partir chargés de quelque chose et avec leur point de vue qui avait un peu vacillé ».
Parmi les huit thèmes choisis par les participants, on retrouve, entre autres, la vie menée dans ce territoire de Molenbeek, l’amour, la solitude, la dépendance aux smartphones, la mort. Beekkant constitue un fil rouge sans jamais occuper une place prépondérante. Malgré l’attachement certain que peuvent avoir les jeunes et les habitants pour leur quartier, les critiques et les dénonciations fusent dans la parole récoltée.
L’un des problèmes majeurs est la vétusté des logements qu’il fallait souligner, aussi dans le but de renverser cette tendance à toujours mettre l’accent sur la violence lorsqu’on évoque Molenbeek. En effet, parler des méfaits supposément causés par les jeunes sert un dessein comme le souligne l’animateur, « c’est une manière de cacher la misère dans laquelle ils vivent ». Là où les pannes d’ascenseurs sont monnaies courantes, ces jeunes se tiennent droit comme des troncs, désormais munis d’un enregistreur. Ils ont découvert un outil qui leur permet d’exprimer un point de vue, de gagner de l’assurance et de répondre aux adultes. C’est ce que nous évoque Fatia lorsque nous lui demandons si l’atelier a produit des effets dans sa vie. « Beaucoup de choses ont changé dans ma vie, le fait que je peux m’exprimer sans avoir la crainte d’un jugement venant d’une autre personne », nous dit-elle. En écoutant Fatia, on ne peut s’empêcher de penser aux propos tenus par un des ouvriers de la Rhodiaceta à propos de sa rencontre, peu avant Mai 68, avec Pol Cèbe (militant CGT, membre du Parti Communiste Français et chargé de la commission culturelle) qui créa au sein de l’usine un lieu dédié à l’éducation populaire. Grâce à son engagement pour une émancipation des ouvriers par la culture et à son travail d’agit-prop, il libéra la parole de ceux-ci, comme raconté dans ce passage :
« Il nous a libérés de notre trouille énorme, (…). Auparavant, combien d’entre nous ne s’étaient-ils pas sentis freinés dans l’expression simplement parce qu’ils avaient peur, non pas de dire des bêtises, mais de mal s’exprimer ? Quand tu possèdes les mots, que tu peux dire les choses justement, l’autre en face à beau parler comme un livre, il ne peut plus te déstabiliser1 ».
La démarche du groupe A l’Ouest a, par ailleurs, séduit le Paris Podcast Festival qui a sélectionné un des épisodes les plus touchants et intimes de la série, « La mort », lors de leur dernière édition, en octobre 2020. Mais le plus important à nos yeux, c’est la découverte par ce groupe d’un outil pour réinvestir le territoire, s’ancrer localement et y mener des luttes.
Cette démarche nous fait penser à celle que promeut la politologue et militante française Fatima Ouassak, habitante de Bagnolet en Seine-Saint-Denis, cofondatrice du Front de mères, premier syndicat de parents d’élèves des quartiers populaires et autrice de La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire2. Ouassak appelle les habitants des quartiers à agir au niveau local et sur leur territoire de vie car comme elle le souligne, « il faut lutter contre l’assignation à résidence, ne pas se laisser étouffer chez nous, lutter pour des services publics non répressifs, contre la fermeture ou la privatisation des centres sociaux, y mener des démarches d’éducation populaire, des projets de transmission3 ». Ouassak insiste sur l’importance des initiatives d’éducation populaire afin d’éviter, notamment, la surconsommation d’écrans chez les enfants des quartiers relégués et qui sont les plus touchés parmi la population : « L’enjeu est très important quand on sait que ce sont les enfants des classes populaires qui consomment le plus d’écrans, et que les pouvoirs publics, par exemple en Seine-Saint-Denis, ont lancé une véritable offensive qui tend à assigner encore davantage nos enfants devant des tablettes, notamment à l’école, et contribue ainsi à les couper du monde réel4 ». Enfin, la militante de Bagnolet appelle à une dérésidentialisation, une décompartimentation et une déségrégation des quartiers.
On observe que le projet radiophonique A l’Ouest défend pleinement cette puissance d’agir, d’auto-organisation et de réinvestissement de l’espace public souhaitée par Ouassak. A 11 ans, Dounia veut conscientiser les esprits à travers le podcast. « Un truc dont il faudrait parler plus c’est le racisme et l’injustice ! » rétorque-elle lorsque nous lui demandons les prochains sujets qu’elle souhaite aborder au sein de l’atelier radio. Et la saison 2, qui a démarré début septembre 2020 entend approfondir cette dimension. Cette fois-ci, le groupe va au-delà des portraits sur Beekkant et se saisit désormais de l’outil radio pour mener une enquête. Souhaila a soudainement été évincée de son poste d’assistante sociale par le logement molenbeekois. Sans doute parce qu’elle était un peu trop impliquée dans la défense des droits des locataires. Les habitants sont, quant à eux, fermement opposés à cette décision et les participants de l’atelier entendent lutter contre cette injustice et la dénoncer auprès de la Ministre du logement et du Délégué général de la Communauté française aux droits de l’enfant. Thibault se réjouit de cette évolution au sein du groupe. Il observe que « les participants de l’atelier comprennent qu’ils ont un pouvoir d’action grâce à ce podcast. C’est pour cette raison qu’ils ont voulu, pour cette saison 2, utiliser la radio pour dénoncer une situation qui est une violence institutionnelle pour eux ». Et, il se pourrait même qu’ils gagnent ! Affaire à suivre…
Prêtons l’oreille !
Aurélie Ghalim
A l’Ouest Podcast fait résonner les voix des habitants des deux tours de Beekkant, quartier situé à l’ouest de Bruxelles. Arpentant les couloirs où les ascenseurs sont toujours en panne, les jeunes qui y vivent nous donnent à entendre l’humanité, la misère, les espoirs, les joies et les inquiétudes des résidents de la cité.
Retrouvez les 8 épisodes de la saison 1 sur Spotify, Google podcast, Vimeo ou Apple podcast
1Allan Popelard, « Pol Cèbe et la parole ouvrière » in Manière de voir. Artistes domestiqués ou révoltés ?, Août-septembre 2016, n°148, Le Monde diplomatique, Paris.
2Fatima Ouassak était récemment invitée à Bruxelles par l’association d’Education permanente Présence et Action culturelle (PAC). Son intervention filmée est à retrouver sur leur page Facebook ainsi qu’un entretien écrit sur leur site : https://www.pac-g.be/analyse-4/
3 Fatima Ouassak, La puissance des mères. Pour un nouveau sujet révolutionnaire, La Découverte, Paris, 2020, p. 230
4Ibidem, p. 231.