Hommage à Gilbert

C’est avec tristesse que nous avons appris le décès de Gilbert Cardon, personnage central du film de Benjamin Hennot, La jungle étroite. Ce documentaire, co-produit par le GSARA en 2013, nous plonge dans le jardin luxuriant et l’esprit malicieux de cet ancien syndicaliste de combat, pilier de l’association Fraternités ouvrières, qui aimait clamer « Je préfère bouffer de la merde ensemble que du Bio tout seul ».
Une grande figure de l’éducation populaire à qui nous rendons hommage en compagnie de Benjamin Hennot qui lui dédie un texte et de la productrice Marie Kervyn (YC Aligator Film). Nous vous proposons de (re)-découvrir L’abécédaire de Gilbert et La jungle étroite en accès libre.


Par Benjamin Hennot, réalisateur de La jungle étroite et de L’abécédaire de Gilbert.

Tout moi véhicule l’esprit des autres : ses idées, son souffle, son passé. 
C’est seulement grâce à cette capacité de migration psychique (…) que quelque chose comme une communauté est possible.

Emanuele Coccia, Métamorphoses, Paris, Payot et Rivages, 2020, p. 134

Initié à la réalisation par Philippe Simon, j’ai finalisé en 2013 un documentaire de création présentant l’association des Fraternités ouvrières à travers la personnalité truculente de Gilbert Cardon. Le film s’intitule La jungle étroite, que j’ai présenté à plus de cinquante reprises et qui circule encore. La parole de Gilbert étant aussi riche et prodigue que son jardin-verger ou que le grainier de l’association, avec l’aide de complices, j’ai fabriqué un second film, L’abécédaire de Gilbert, référence narquoise à l’abécédaire dédié au philosophe français Gilles Deleuze. Mais là où Deleuze fabriquait des concepts, Gilbert avait, lui, élaboré une pensée basée sur l’expérience : une sagesse, une sagesse populaire qui n’a rien à envier aux penseurs contemporains les plus saillants.
C’est à l’époque de ma formation en agriculture biologique que j’ai découvert Gilbert et sa compagne Josine aux Fraternités ouvrières à Mouscron, qui me sont aussitôt apparues comme le seul endroit désirable en ce domaine, pour la raison très simple que l’association est nourrie de motivations qui précèdent et excèdent les vagues de la permaculture et du bio. Si les Fraternités ouvrières constituent une des plus belles réussites de l’éducation populaire, c’est qu’elles sont restées, justement, populaires, se défendant tant de l’esthétique que des idéologies de la classe moyenne. Les Fraternités ouvrières sont un monde à la texture accueillante, un espace où les milieux populaires se sentent à l’aise, aux antipodes des lieux fabriqués par et pour les élites culturelles. 

Autonomie

Certes, les Fraternités ouvrières proposent une tension vers l’autonomie alimentaire, accessible à toutes et tous. On peut y apprendre le greffage et la taille des fruitiers, le jardinage en bonne intelligence avec le vivant, la reproduction de semences. Et en combinant les bonnes volontés, on peut instaurer des achats groupés d’arbres dont le prix chute alors, ou mettre sur pied un grainier offrant plus de six mille variétés de semences. De la vraie richesse.
Et il n’est pas faux que si s’auto-organisait dans chaque quartier un lieu semblablement tourné vers l’autonomie (et non la dépendance à l’industrie), on accueillerait chaque interruption de l’économie avec moins de tétanie.
Cependant, moi, lorsque je participais aux réunions de jardinage des Fraternités ouvrières, qui sont autant de séances d’auto-apprentissage collectif, ce que je notais, c’étaient les réflexions de Gilbert, fruits à saveur piquante, mûris tout au long de ses quelque cinquante années de pratiques syndicales, associatives, horticoles et jardinières.
Gilbert défendait toujours une conception de l’existence partageuse et jouisseuse, où l’art de s’associer dans la simplicité garantit le bonheur, une sorte d’empowerment entre pauvres, caractéristique de la théologie de la Libération. La dernière Cène était d’ailleurs un modèle que Gilbert actualisait à coups de bière de Brunehaut et de conversations à bâtons rompus. Mais l’épisode où le plus célèbre des agitateurs expulse les marchands du Temple prenait parfois le dessus. J’ai vu des jeunes visiteurs aux dents longues que Gilbert mettait en garde : « Si tu veux te faire du fric, faut pas venir ici ! »

Passeur

Si notre époque ne manque pas de spécialistes, d’experts et autres créatures de silos, en revanche, elle manque cruellement de sagesse, et de sages. S’il n’était hostile à toute reconnaissance, Gilbert aurait mérité le titre de « maître », un maître dans l’art de lier, mieux : un maître ès relations interspécifiques.
« Le but premier, disait-il, ce n’est pas de transmettre des savoirs de jardinage, des savoirs techniques, des savoirs bio. Le but premier, c’est au niveau des relations entre les gens. Mais je ne croyais jamais arriver à des relations avec des plantes, avec des semis, avec la nature… ah ça, non! C’est une découverte progressive. Au départ, c’était au niveau des relations humaines, le reste, je ne m’y attendais pas, c’était secondaire. Maintenant, je mets tout ça ensemble! » (L’abécédaire de Gilbert, « R » pour « relation »).
Dans son jardin d’à peine quinze ares, qui s’offre comme une expérience immersive d’initiation à l’abondance, on compte plus de deux mille fruitiers, des millions de bactéries, d’innombrables insectes, des oiseaux ; dans les locaux de l’association, entre les milliers de semences, on croise des membres, des amis, de la famille et la centaine de visiteurs hebdomadaires – jardiniers curieux venus de Lille, Gand ou Verviers. Devenu passeur entre les règnes, devenu sorcier de la coopération interspécifique, Gilbert passait sa vie à intensifier le tissage entre toutes ces formes de vie.

Même pas mort

Un arbre qu’on abat poursuit sa vie souterraine ; comment une existence aux rhizomes si vigoureux s’interromprait-elle avec la mort clinique de l’individu ? Gilbert n’avait-il pas lui-même envisagé sereinement la prolongation de la vie qui l’animait sous d’autres formes vivantes ?
« Je sais que toute chose meurt et renaît ; ça, j’y crois profondément. Et c’est malheureux, je trouve, qu’il faut des cercueils qu’il faut protéger. Moi j’aimerais mieux être enterré dans mon jardin, directement servir de nourriture et d’être recyclé. Pourquoi priver les vers de terre et les bactéries de 130 kilos ? » (La jungle étroite)
Considérant son corps comme l’enveloppe transitoire d’une Vie qui se redéploie à l’infini, Gilbert n’avait pas attendu les publications d’Emanuele Coccia pour adopter une vision panthéiste de l’existence. « Nous ne pouvons que devenir d’autres vivants », écrit Coccia dans Métamorphoses. « Même la crémation semble nous donner l’illusion que notre corps restera intouchable, alors qu’il sera, dans ce cas aussi, nourriture pour d’autres – en premier lieu des arbres qui séquestrent tout le carbone qui se libèrera de notre corps » (Emanuele Coccia, p.127).

Arbre de transmission

Il n’y a pas que la vie cellulaire, moléculaire, biologique, qui se recompose indéfiniment. La pensée, la forme-de-vie, l’esprit aussi. Ainsi la pensée de Gilbert ne cesse-t-elle de percoler. Combien de collectifs de jardiniers, combien de permaculteurs sont venus se frotter aux orties de Gilbert-tseu ? Le film La jungle étroite, depuis sa sortie en 2013, n’a cessé de circuler, d’associations de jardiniers en squat québécois, de séminaire bruxellois en colloque liégeois, en passant par des journées d’études organisées par « L’école de la terre » dans le Limousin.
S’il intéresse les universitaires, les philosophes, les collectifs et tous ceux et celles qui se posent des questions, c’est que Gilbert ne s’est jamais arrêté de penser, en défiant constamment le monde-tel-qu’il-ne-va-pas. Esprit finement critique, à la fois provocateur et accueillant, avec un sens de la formule consommé et un talent de conteur édifiant, Gilbert était une conférence gesticulée permanente. Qui nous manquera.
S’il suscite une telle attention, c’est aussi que Gilbert répondait, en paroles et en actes, au problème anthropologique central de la Modernité occidentale : la séparation catégorique entre l’humain et la nature, sur laquelle se sont construits aussi bien le libéralisme que le marxisme – les premiers réduisant la nature à de la valeur marchande, les seconds à de la valeur d’usage.
Depuis que Philippe Descola a révélé cette impasse dans son livre Par delà nature et culture, les marxiens les plus ouverts s’efforcent de penser les relations entre l’humain et le non-humain. A Vinciane Despret, qui venait de publier Habiter en oiseau, je racontais la relation de complicité que Gilbert entretenait avec les oiseaux de son jardin, tel qu’il le raconte dans L’abécédaire de Gilbert, à la lettre « B » pour « Belle mort » : Gilbert avait posé des pots remplis de bière pour piéger les limaces ; les oiseaux s’y sont abreuvés, et lorsque Gilbert revient au jardin, il remarque très vite quelque chose d’inhabituel dans leur comportement, comme on le ferait avec tout proche compagnon.

Jamais malade

Lorsqu’on s’enquérait avec trop d’insistance de sa santé, Gilbert s’en indignait comiquement : « On est dans un hospice de vieux, ici, ou quoi ? »
Le lecteur curieux trouvera, dans L’abécédaire de Gilbert, quelques fragments où Gilbert met en évidence, à coups d’anecdotes cocasses, l’indigence fondamentale de la médecine mécaniste, qui prétend soigner des corps sans s’occuper de leur état psychique – tout en prescrivant du placebo à tours de bras.
Gilbert ne manquait jamais de pointer l’importance du mental. Se tenir, toujours, du côté de la vitalité. Se préserver de l’imaginaire de la maladie. Ainsi Gilbert disait-il en substance que « ceux qui choisissent du bio en pensant à leur santé sont obsédés par la mort ». Quoi de plus morbide en effet que de réduire les plaisirs de la table à une nomenclature d’alicaments ? Gilbert voyait bien ce qu’il y avait de mortifère dans cette dégradation diétético-sanitaire de l’art culinaire et du savoir-ripailler : se nourrir doit être une fête, une communion heureuse. Face aux puristes venus s’extasier devant la biodiversité vertigineuse du jardin-verger et du grainier, il avait pris l’habitude de lancer cette cinglante confession : « Je préfère bouffer de la merde ensemble que du Bio tout seul ».
Dans une société qui ressemble de plus en plus à un grand hôpital un brin carcéral, la parole de Gilbert ne cessera de nous faire du bien à l’âme. Dans un monde funeste où l’on incite tout un chacun à se considérer et à se traiter comme un malade, Gilbert restera le plus roboratif des viatiques.
Le moindre des hommages que l’on puisse lui rendre serait de faire consister la vie, et de s’organiser contre les tendances funestes qui prétendent nous assigner à la télévie au nom de la pure survie clinique.

Communauté

L’aliéné contemporain n’a pas lien : uniquement des possessions et des attributs, que la mort lui enlèvera définitivement! Aussi l’individu libéral, essentiellement narcissique, est-il pétrifié d’angoisse face à la mort, jusqu’à rêver d’immortalité (pour les plus nantis). Celui qui est lié à des multitudes vivantes ne redoute guère la mort : sa vie se prolonge autant dans ses émules et ses amis que dans les arbres qu’il a plantés.
L’avenir de l’association ? L’avenir du jardin-verger ? L’avenir du grainier ? Maître Gilbert ne s’en souciait guère : « Plusieurs m’ont posé la question du suivi. Mais des personnes m’ont dit : toute chose naît et meurt. Alors depuis, je ne m’en fais plus. Il faut peut-être même que je m’en aille pour que quelque chose de nouveau redémarre et peut-être quelque chose de mieux, et donc, la question ne se pose plus » (La jungle étroite).

Benjamin Hennot

L’ABÉCÉDAIRE DE GILBERT
Benjamin Hennot
52′ – Belgique – 2013
Produit par Benjamin Hennot

Gilbert Cardon a été ouvrier-syndicaliste pendant trente ans, ce qui lui a notamment valu de se retrouver sur les listes noires de toutes les usines du nord de la France. Il y a quarante ans, avec sa femme Josine et d’autres amis, ils ont fondé Fraternités Ouvrières. Aujourd’hui, l’association propose des réunions de jardinage et un grainier riche de plus de 6.500 variétés de semences. Elle entretient aussi un luxuriant jardin-verger expérimental, en plein centre de Mouscron (Hainaut, Belgique), qui compte plus de 2.000 arbres fruitiers.

Cet abécédaire lui donne l’occasion d’aborder divers sujets en rapport avec leur savoir-faire, leurs pratiques (en agriculture non conventionnelle, bio ou permaculture) et leur philosophie de vie.

LA JUNGLE ÉTROITE (p.p.c.m)
Benjamin Hennot
57′ – Belgique – 2013
Produit par Underworld, CPC, GSARA. Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

L’association mouscronnoise « Fraternités ouvrières », aujourd’hui, ce sont des jardins-vergers sauvages, un grainier comptant six mille variétés de semences, des cours et des ateliers gratuits. Son passeur, porte-parole et cheville ouvrière, c’est Gilbert. Tous les jardiniers curieux de Lille, Bruxelles ou Gand, tous ceux et celles qui veulent lier social et jardinage passent là pour se frotter à sa parole et à son jardin, roboratifs et luxuriants. Et lui, l’ancien délégué syndical, il leur dit : « Je préfère bouffer de la merde à plusieurs plutôt que de manger du bon tout seul ».