Depuis un peu plus de dix ans, Sarah Vanagt réalise des documentaires, des installations vidéos et des photographies dans lesquels elle entremêle son intérêt pour l’Histoire et les origines du cinéma. Ses films questionnent la mémoire, les traces et la survie en privilégiant le regard de l’enfance.
Dans cet entretien, Vanagt évoque la manière dont elle réfléchit ses installations afin de faire dialoguer le passé et le présent. Elle nous parle de cinéma tactile, de paper cinéma et de one to one cinema… tout cela afin d’exploiter au mieux les possibilités du médium cinéma.
Tu as étudié l’histoire et le cinéma, quel fut le cheminement pour décliner tes films en installation ? Quel fut le déclic pour te diriger vers les musées ?
Quand j’ai commencé à étudier le cinéma et ensuite, à en faire, ce n’était vraiment pas avec l’idée de faire des installations. Cela s’est passé dans la salle de montage d’un de mes premiers films. Mon idée de départ était de faire le tour du Lac Kivu qui est sur la frontière entre le Rwanda et le Congo. L’intention était de filmer les enfants à travers leurs jeux, leurs imaginations et les histoires qu’ils mettent en scène. Il s’agissait de pointer la caméra vers leurs poupées et les jouets qu’ils construisent. Je voulais faire un long film dont la construction et la ligne du temps étaient géographiques. Faire le cercle et s’arrêter à chaque endroit afin de rencontrer les enfants, rester quelques jours avec eux et ensuite continuer. J’ai commencé par la partie Rwandaise car je connaissais déjà un peu le pays. Je suis ensuite rentrée de ce tournage sans savoir quand j’aurais l’occasion de tourner la partie Congolaise car il y avait des conflits importants. J’ai donc d’abord monté le coté Rwandais. Cette version est devenue le film Begin began begun. Actuellement, je le présente encore comme un film mais c’est à ce moment- là que j’ai été bloquée avec les rushs et l’idée du film.
Je n’arrivais pas à faire germer l’idée dans une forme linéaire à moins d’y insérer une voix off. Je ne suis pas du tout contre les films avec les voix off mais c’était dommage pour ce projet-ci car je voulais faire parler les poupées des enfants et celles-ci seulement. Sinon c’est comme si le jeu des enfants devenait une simple illustration de ce que je venais de dire. Pendant le montage, je pensais que ce serait plus intéressant de ne pas lier ces séquences, de ne pas chercher un début et une fin et de tenter absolument de donner du sens. J’ai décidé de leur trouver différents espaces que j’appelais « République enfantine ». Cela correspondait mieux aux différents endroits que j’avais vus du Lac Kivu et aux fragments de leurs jeux. Dans la vidéo en boucle, c’était donc la pluie qui effaçait la ville miniature, et le lendemain, le jeu recommençait. C’était comme des petits historiens qui rejouent des histoires possibles.
J’ai donc contacté Argos afin de leur expliquer que j’étais sur un projet qu’il fallait présenter d’une autre manière. Un an plus tard, quand je suis repartie du coté congolais, à Goma, pour faire la deuxième partie, je savais que ce ne sera plus un film mais une installation. J’ai donc beaucoup plus travaillé la notion de boucle. Je savais que je travaillerais en super 8mm et que je projetterais sur le sol,… Il y avait la volonté de construire des images plus tactiles. Ce changement m’a donné la possibilité de travailler cette matière avec une approche qui me semblait plus juste. A ce moment-là, je ne me disais pas que je ne ferais plus que des installations, c’était vraiment une nécessité avec cette matière et la conception du projet.
À voir aussi sur le site de Balthasar First elections (2006, 15′)
First elections est la version « single screen » de l’installation Les mouchoirs de Kabila.
Dans une salle de cinéma, tu es dans une pièce noire et tu veux être transporté par le film. Avec une installation muséale, tu construis des liens entre les différents écrans. En tant qu’artiste, il s’agit alors de ne pas prendre le spectateur par la main et de faire travailler cette idée de miroirs qui se reflètent. Chacun fait sa propre promenade. Bien sûr, je pense que c’est bénéfique pour certains projets et que cela déforce d’autres projets. Je n’ai pas de préférences pour un dispositif ou un autre. Très souvent, les installations vidéo ne fonctionnent pas, y compris les miennes. Je trouve que c’est difficile car elles se retrouvent dans des musées où il y a d’autres travaux. En tant que spectateur, je devrais aussi avoir cette patience pour les autres vidéos. On est plus exigeant avec un spectateur d’installation qu’un spectateur de cinéma. Généralement, les boucles sont trop longues. Ça marche mieux quand c’est dans un grand espace noir et qu’il n’y a pas d’autres travaux autour. Peut-être que je cherche à créer un cinéma dans lequel tu peux regarder les films en marchant.
Pour Les Mouchoirs de Kabila, il y a vraiment cette notion de « République enfantine ». Il y avait sept écrans qui étaient présentées dans des grandes salles. Certaines étaient projetées sur le sol, d’autres sur des mouchoirs et des petits box étaient installés pour des vidéos avec le son.
- Les Mouchoirs de Kabila – Argos (Photos Jan Kempenaers)
- Les Mouchoirs de Kabila – Sittard (Photos Bert Janssen)
- Les Mouchoirs de Kabila (Photos Bert Janssen)
Tu en parlais pour Les Mouchoirs de Kabila, il y a une notion importante dans tes installations, c’est cette volonté de rendre le cinéma tactile. Par exemple, pour The Wave, le film a été décliné en flipbook, dans In Waking Hours, tu places le spectateur dans la position du scientifique qui manipule l’expérience. Est-ce que l’installation en musée peut permettre cette proximité « tactile » avec le cinéma ?
Bien sûr, je le pense. Les projections sur les mouchoirs donnent une toute autre image. Cela renforce cette idée de fragilité des enfants. Lorsque l’on traversait cette espace, les mouchoirs bougeaient car ils pendaient sur de légers fils. Cela permet de jouer avec la matière et cela permet de partager cette idée de toucher le cinéma et de toucher l’histoire.Il y a une semaine, lorsque j’étais à Belgrade, j’ai montré à la cinémathèque In Waking Hours à un groupe d’enfants. Tout de suite après la projection, il y avait un atelier durant lequel ils construisaient leur propre caméra obscure à l’aide d’ustensiles de cuisine, de papier aluminium, …. On obtient très vite une caméra obscure avec une image ronde assez semblable à celle qu’ils ont vue dans le film. Ensuite, ils partent en ville avec leur caméra… J’aime beaucoup cette expérience de partager et de prolonger le cinéma. Ça commence avec un oeil de boeuf dans une cuisine à Amsterdam au 17ème siècle, et 400 plus tard, il y a une sorte de joie partagée par des enfants à Belgrade, au moment où ils comprennent le principe de la caméra obscura à l’aide de quelques rouleaux de papier toilette.
Avec le flipbook de The Wave, le spectateur devient l’archéologue et chaque page représente une couche de terre. En jouant le film, on est en train d’exhumer.
Je ne sais pas toujours, si au départ, ce sera une installation ou un film. Par exemple, pour le film The Corridor, c’était la rencontre avec l’âne qui m’intéressait. L’aspect visuel aussi bien sûr. Quand je suis partie pour faire le film, je ne savais vraiment pas ce que j’allais faire. Ça aurait pu être des photos ou un livre. Je voulais d’abord découvrir sur place et ne pas décider à l’avance. Finalement, c’est devenu un film de sept minutes qui fonctionne selon moi dans un musée aussi bien que dans une salle.
Certains projets constituent un ensemble avec d’autres pièces. The Wave a été installé à coté de photographies…
Oui, pour The Corridor, j’avais trouvé cette technique de photo lenticulaire et j’ai produit des mini films en prenant deux images des vidéos que j’ai installées dans des boites. Lorsqu’on traversait le couloir du home, on avait cette sensation de mouvement. C’était du « paper cinéma »…
Pour Ash Tree, je n’ai jamais fait de version film. C’était présenté avec cinq écrans qui étaient comme des pierres tombales. Le visiteur devait se promener comme dans un cimetière.
Pour Girl with a Fly , à la biennale de Moscou, le film a été présenté dans une toute petite pièce sur un écran pas très grand avec l’idée que ce soit du cinéma individuel, un « one to one cinéma ».
Pour chaque installation ou film, tu réfléchis à la place du spectateur et le film se confronte à un spectateur unique…
J’aime beaucoup ça. Je me rends compte que j’aime de plus en plus que le spectateur soit comme devant un tableau. Je pense que je cherche plus les moments filmés que les histoires.
- The Wave
- The Wave
- The Wave
Peux-tu nous parler de la genèse de The Wave ? Comment t’es venue l’idée de travailler ce sujet avec la technique de l’animation ?
Au départ, il n’y avait pas la volonté de faire un film d’animation. Il y avait d’abord l’invitation d’une historienne, Lore Colaert de travailler sur ce sujet, ou plutôt son enthousiasme pour le sujet qu’elle était en train d’étudier, c’est-à-dire les exhumations des fosses communes en Espagne. Pour plusieurs raisons, je n’ai pas voulu le faire. Je pensais que la meilleure manière d’aborder le sujet était de s’entretenir avec les familles. Pour cela, il faut bien les connaître en amont, il faut bien maîtriser la langue etc… Il y a pas mal de films sur le sujet et je ne pensais pas pouvoir amener quelque chose de nouveau par rapport à ce qui s’est déjà fait. Je voyais déjà le film avant de l’avoir fait et ce n’était pas intéressant. J’ai eu la conviction de le faire lorsque l’idée formelle de le faire en time lapse est apparue. J’ai de plus en plus cette volonté de pouvoir faire des films qui ne peuvent se faire qu’avec les possibilités que le medium cinéma apporte. C’est une expérience de cinéma d’assister à une exhumation sans qu’il y ait de main. C’était comme un acte provoqué par la nature et cela se passe sous nos yeux. Il ne s’agit donc pas d’une proposition journalistique ou d’historien, même pas d’une approche documentaire mais c’est une proposition rendue possible grâce au moyen cinématographique. Ce qui m’intéressait, c’était d’ajouter des images à celles qui existaient déjà sur le sujet des exhumations.
Dans tous tes travaux, il y a des glissements entre les pratiques artistiques. Cinéma direct, fiction, films d’animations, photographies, expériences scientifiques filmées,… Pour Dust Breeding, il y a la performance filmée…
Cette notion de performance filmée est un peu étrangère à mon travail. Ce qui m’a poussée à faire ce projet, c’était le geste. Au début, il y avait l’idée d’une main qui frotte. Un geste qui, en effaçant, fait apparaitre des éléments. C’est la pratique la plus ancienne en archéologie. Tu ne peux pas te retrouver au plus proche de la réalité. Il s’agit de documentaire en papier. L’image révélée est tellement abstraite alors qu’en fait, elle est hyper réaliste. C’est peut-être le documentaire à l’état le plus pur. Le tribunal de La Haye faisait un énorme travail d’archéologie sur la ou les guerres dans les pays d’ex Yougoslavie avec les photos des fouilles, les vidéos, … Le film, par contre, est une sorte d’archéologie du tribunal. Ces gestes devaient être filmés mais il ne s’agissait pas de le faire avec une équipe. Cela devait être le geste d’un individu. Au départ, je n’avais pas l’intention de monter les images du tribunal. Il était prévu de faire un abécédaire du tribunal. Cette idée marchait sur papier mais pas sur la timeline du montage. Il a fallu ancrer ce geste dans l’espace du tribunal.
Tes œuvres sont plutôt présentées dans des centres d’art contemporain alors qu’elles devraient aussi bien figurer dans des musées d’Histoire car ton travail requestionne sans cesse la mémoire.
J’aime vraiment les musées depuis que je suis toute petite.J’aime le silence qui y règne, et c’est peut-être aussi pour cela que je fais de plus en plus de petits films muets. J’ai toujours cette volonté de montrer mes films dans des endroits publics. Cela va un peu à l’encontre de cette idée de person to person mais plutôt que de me retrouver dans une collection privée, je voudrais montrer mes films dans des petites séances « privées » au sein d’un endroit public. Pour en revenir au musée d’Histoire, je suis passionnée par cette question de savoir comment l’histoire apparaît dans le présent. Comment l’Histoire surgit en surface dans le présent. Lorsque j’ai montré Baby Elephant au musée de Tervuren, c’était important pour moi. J’aime ce dialogue avec les musées dédiés à l’histoire et non à l’art contemporain. Naturellement, j’aimerais beaucoup présenter In Waking Hours dans un musée scientifique. The Wave a été projeté à la Kazerne Dossin à Malines (Mémorial, musée et centre de documentation sur l’Holocauste et les droits de l’Homme) lors d’une journée portes ouvertes. Le public était très familial et il ne connaissait rien du film, ni de mon travail. Les retours étaient très intéressants; il y a eu un véritable dialogue à la suite des projections.
Quels furent tes souvenirs marquants en tant que spectatrice de cinéma et visiteuse d’exposition ?
Lorsqu’Agnès Varda a commencé à faire des installations. J’ai vu ces installations au moment où je commençais à en faire et cela m’a beaucoup inspirée. Malgré le fait qu’elle ait de nombreux documentaires derrière elle, il y avait la sensation qu’elle jouait et qu’elle réinventait son langage sous une autre forme. Elle était comme un enfant devant une multitude de possibilités. Il y avait une forme de joie et on ressentait vraiment le plaisir. Ce qui est très rare dans l’art vidéo. Dernièrement, pour un de mes derniers travaux, j’ai filmé et monté très rapidement, un peu comme un peintre qui travaille immédiatement avec la matière en main. Il y avait une forme de liberté de création que l’on perd souvent dans le long processus de fabrication d’un film. C’était un geste très plaisant et c’est pour cela que je pense à Agnès Varda. Ce n’est pas la volonté de produire vite et beaucoup mais c’est le sentiment d’être proche de la matière. Cela me rendait joyeuse.
Propos recueillis par Olivier Burlet.