Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Chronique des années de guerre du streaming

L’année charnière

En 2022, pour la première fois de son histoire, le géant Netflix a vu rétrocéder le nombre de ses abonnés et le cours de son action chuter, perdant près de 50% de sa valeur. Avec une nouvelle direction depuis janvier 2023 qui déclare en vouloir « toujours plus » (d’utilisateurs, mais aussi de sources de revenus), on pressent que la notion de rentabilité passe à l’avant-plan devant celle du nombre d’abonnés. Ce que corrobore un certain nombre de décisions drastiques prises par la firme au N vermillon, décisions qui vont à l’encontre de ce qui a fait d’elle une alternative si attrayante pour les spectateurs: arrivée d’un abonnement moins cher mais avec publicités, fin du partage des comptes (il faut désormais payer pour ajouter de nouveaux utilisateurs sur un même compte).

En somme, à l’heure où les chaînes de télévision offrent des formules replay par abonnements et se rapprochent des plateformes, Netflix ressemble quant à lui davantage de la télévision qui, rappelons-le, reste le média number one. Si on analyse la chose sous l’angle de la création, après une fin d’année marquée par les succès de la 4e saison de Stranger Things et de Wednesday (dérivée de l’univers de La Famille Addams), on peut projeter que dans un contexte économique rendu incertain par l’arrivée en force des concurrents Amazon Prime et Disney+, une firme devenue aussi énorme que Netflix prenne la voie hollywoodienne pour proposer toujours davantage de la même chose. Flashback en 2013, House of cards débarque… Les premiers abonnés ne vantaient-ils pas le vent de fraîcheur soufflé par Netflix et ses programmes originaux ?

Et Goliath écrasa David

Si le méga leader du marché du streaming est à l’heure de la remise en question, la sacro-sainte « exception française » ne peut quant à elle que contempler l’ampleur du désastre. Côté pile, le cinéma français représente toujours 40 % du marché de l’exploitation, chiffre porté en étendard du fameux bastion d’indépendance que serait la France par rapport aux sociétés américaines dans les « anciens domaines de l’audiovisuel » Côté face, en ce qui concerne le marché du streaming, l’offre américaine est archi-dominante à peu près partout en Europe, et tout particulièrement en France. Après un lancement plus que tardif en 2020, Salto la plateforme conjointe TF1-FranceTélévisions-M6, vient au premier trimestre 2023 d’annoncer sa fermeture avec pertes et fracas. Comme nous le signalions déjà dans notre article de novembre 20181, le salut ne semble pas venir d’une vaine tentative de jouer à armes égales avec les géants américains, mais plutôt de tenter le pari d’une ligne éditoriale forte et d’un public de niche. Ainsi seules survivent au milieu des ruines du marché français du streaming, la plateforme documentaire de création Tënk, la cinéphile Cinetek ou encore Shadowz, spécialisée dans l’horreur et le fantastique.

Contribution

Autre grande nouveauté, l’application des modifications de la directive européenne pour les Services de Médias Audiovisuels (ci-après S.M.A.). Pour la première fois en 2022, les services gouvernementaux tels que la Fédération Wallonie Bruxelles, les instances de contrôle telles que le C.S.A. et les services de streaming qui ciblent les marchés européens (dont évidemment Netflix, Disney +, Amazon prime ou Apple) ont collaboré afin de déterminer un pourcentage à reverser à la production audiovisuelle locale, ceci en fonction d’une partie de leur chiffre d’affaire « éligible » : abonnés, recettes publicitaires ciblées, recettes distributeurs, le tout en fonction d’un territoire. Peut-être dérisoire pour les mastodontes du streaming, cette partie offre un appel d’air non négligeable à chacune des industries locales des domaines du cinéma et de l’audiovisuel des pays membres de l’U.E.. Davantage d’argent public pour davantage d’œuvres aidées, pour (on l’espère) plus de risques et de diversité, un tel système s’étant déjà révélé vertueux par le passé. Si elle insiste sur le caractère hautement confidentiel des chiffres mis à leur disposition, Madeleine Cantaert, conseillère au C.S.A. belge, se félicite d’un dialogue très constructif et d’une grand transparence de la part des géants du streaming. Néanmoins, précisons d’ores et déjà ici que les nombres de vues par œuvres n’ont pas été transmises.

The Dark Side

Ceci nous amenant donc à la fameuse partie immergée de l’iceberg. Outre la participation financière, la directive S.M.A exige que les plateformes de streaming qui ciblent les marchés européens mettent à disposition 40% d’œuvres européennes dans leur catalogue, mais aussi que cette partie de l’offre soit mise en valeur, phénomène dénommé du barbarisme «la découvrabilité » des œuvres. Tenant compte de la homepage de la plateforme, de l’architecture du catalogue ou encore bien sûr des fameux algorithmes de recommandation, cette découvrabilité est tout bonnement impossible à mesurer aujourd’hui. De plus, la tâche de l’estimer revient à un seul pouvoir régulateur pour l’ensemble du territoire européen, celui-là même du pays dans lequel l’entreprise est installée (et donc taxée). Exemplairement l’offre européenne Amazon prime est analysée en Irlande, celle de Netflix en Hollande etc. Rien pour la Belgique et c’est une forme de soulagement : en effet l’analyse technique des algorithmes échoit à des techniciens régulateurs dont notre pays ne peut pas se vanter de posséder l’expertise. Mesure impossible, vide juridique, zone d’ombre, la loi précède l’ordre et la directive européenne ne peut pour le moment pas être appliquée. Tentation pour Netflix et consorts (rappelons-le producteurs de leurs propres « contenus », ce terme comptable), de reléguer à l’arrière plan les œuvres européennes, à l’instar de toute proposition qui pourrait sortir d’un moule conforme à leur « produits ».

L’offre et la demande, la demande est l’offre

Pour reprendre de nouveau un axe plus « créatif », l’opacité totale des plateformes sur les chiffres des visionnages, mais aussi le nombre incroyable de variables de mesure (pour l’exemple la différence entre starters – qui commencent les programmes – et completers – qui les regardent à 70%) empêche tout bonnement les analystes et professionnels de l’audiovisuel d’accomplir leur travail de veille. Qu’est-ce qui est visionné ? En quelles proportions ? Quand ? Pourquoi ? Employés par les sociétés de production, les agents, les studios ou encore les distributeurs, plusieurs cabinets d’observation (au premier rang desquels Parrot Analytics – vidéo promotionnelle plus bas) établissent leurs propres échelles de mesures en comparant les recherches, les streams, les téléchargements, les hashtagsutilisés sur les réseaux sociaux etc. Leur travail reste d’observer et de révéler des tendances, s’attachant au sacro-saint terme clé de la « demande », autre terme économique maintenant appliqué à un champ si ce n’est artistique, au moins de l’ordre de la création. Une tendance qui enfonce toujours plus profond dans les abysses du catalogue la possibilité qu’un public puisse avoir soif d’inédit et de surprise, pour alimenter une machine à produire encore et toujours davantage de la même chose.

Qu’est-ce que la demande ? Pour observer les tendances, des experts analysent les flux sur les réseaux en ligne. Bad buzz is good buzz – Qu’importe les termes, l’important c’est qu’on en parle !

Olivier Grinnaert

1https://www.causestoujours.be/diversite-de-creation