Apprentissage cinématographique en Terre Bolivarienne

Exercice #01 : Le plan

« Récemment, lors, je crois de la présentation de la dix-septième Kinopravda,

un quelconque cinéaste a déclaré : « Quelle horreur ! Ce sont des cordonniers et non des cinéastes ».

Le constructiviste Alexeï Gan, qui ne se trouvait pas loin a répliqué pertinemment :

« Donnez-nous davantage de cordonniers de ce genre et tout ira bien »[…]

Camunare Rojo, un village agricole de l’État de Yaracuy, à 400km de Caracas. Le bus en provenance de la capitale vénézuélienne ne s’arrête pas ici. Après avoir averti le chauffeur de sa destination, le voyageur téméraire descend au bord de l’autoroute située à quelques centaines de mètres au sud. Une rue principale parsemée de maisons de briques rouges traverse le village. Camunare la rouge ne tient pas son nom de la couleur de ses briques, mais de son passé politique; au siècle passé ses habitants furent les premiers à élire un militant communiste, Humberto Arrietti, au conseil communal. Sur les murs apparaissent les visages « del cacique Yaracuy, Simon Bolivar, Ezequiel Zamora, el Negro Primero », figures historiques et emblématiques des luttes vénézuéliennes contre la colonisation espagnole, pour l’indépendance, la justice et l’égalité. Les voitures sont rares, les motos plus fréquentes, une carriole tirée par un âne et chargée de bananes passe lentement, un homme l’accompagne. Il me salue, première rencontre. Le contraste avec l’univers bétonné de la ville est saisissant, je sort mon vieux Pentax. Comme seul commerce, un mercal, une épicerie populaire qui vend à prix coûtant des produits alimentaires, conquête nécessaire de la révolution bolivarienne dans une guerre économique où l’inflation est l’arme principale des opposants au gouvernement. En face, de l’autre côté de la rue, se trouve Camunare rojoTV, une télévision communautaire paysanne.

© Benjamin Durand

Après le coup d’état d’avril 2002 contre le processus bolivarien, des jeunes du village décident de créer leur propre télévision. La propagande des médias privés contre la Ley de Tierras (la loi des terres), les agressions audio-visuelles quotidiennes contre ces « campagnards analphabètes qui passent leur journée à dormir » finissent par les convaincre que le seul moyen d’avoir une information réelle et de qualité, de se sentir représentés, est de produire, collectivement, des programmes et de les diffuser.

J’ai rencontré ces jeunes lors de mon arrivée au Venezuela en 2004. Leur aventure venait de commencer, aujourd’hui elle continue. Ils n’avaient jamais utilisé une caméra et venaient suivre un atelier de formation dans notre Ecole Populaire et Latino-américaine de Cinéma. L’EPLC était installée dans une école primaire au milieu d’un Barrio, un quartierpopulaire perché au sommet d’une colline qui entoure Caracas. Invités par les habitants qui avaient récupéré cette école suite au départ des instituteurs partis rejoindre El Paro –une opération de sabotage économique mis en place après l’échec du coup d’état nous donnions des formations au langage cinématographique, eux faisaient la classe aux enfants.

Dix jours d’ateliers intensifs à vivre ensemble, manger, dormir, regarder et écouter, pour apprendre les bases du langage audiovisuel. Notre pédagogie cinématographique côtoie les principes d’éducation populaire. La pratique comme premier support à l’apprentissage théorique. Le cinéma comme technique. Filmer, analyser, synthétiser, retourner filmer et nourrir son imaginaire avec les classiques du cinéma politique et d’émancipation sociale. Un travail nécessaire de désintoxication pour éponger le tsunami idéologique permanent qui, encore aujourd’hui, imbibe profondément la société vénézuélienne. Une lame de fond où le cinéma et la télévision sont les vagues de destruction massive; à côté de ce raz-de-marée, le fleuve Orénoque ressemble à un ruisselet. Dans notre atelier, les pères fondateurs du documentaire précèdent ceux du cinéma de libération nationale. On s’efforce de faire de la place pour tout le monde: Vertov, Vigo, Ivens, Alvarez, Solanas… Le point de vue, le plan, le montage. Ces concepts abstraits réservés à l’élite intellectuelle des centres culturels des quartiers riches de l’Est de Caracas ou de l’alliance française, deviennent un lexique concret pour ces jeunes au contact du réel et de l’outil. L’atelier avait accouché d’un film simple, collectif, monté la nuit dans une salle de deuxième primaire transformée en laboratoire de montage. L’expérience soviétique du ciné-train, des groupes Medvedkine, sauce caraïbes.

© Benjamin Durand

Quelques années plus tard, ces jeunes devenus à leur tour apprenti-enseignant nous ont demandé de venir à Camunare rojo pour les aider à former d’autres personnes, intéressées par leur expérience de communication sociale et participative. Socializar y multiplicar (socialiser et multiplier). Partager ses connaissances, la philosophie du mouvement des télévisions communautaires. La nôtre aussi.

L’air chaud et humide, des milliers d’hectares de terres, des collines, le soleil aveuglant de midi, un pylône d’une vingtaine de mètres de haut où trône une antenne de transmission…Après les six heures passées sous une couverture dans un bus frigorifique où l’air climatisé est au maximum, l’arrivée a Camunare peut déconcerter. Un jus de canne à sucre bien frais, du riz avec des haricots noirs et des bananes plantains. L’accueil des gens de la terreà une saveur particulière, celle qui fait que l’on se sent rapidement chez soi. Camunare RojoTV se compose de deux pièces. Un studio et une régie. Quelques projecteurs, deux caméras, un mac G4. Une dizaine de matelas. Plusieurs personnes sont venues des villages voisins. Certains de très loin. Le studio sera notre salle d’atelier en journée et le dortoir la nuit.

Les chaises de plastique blanches sont réparties, le vidéo-projecteur est connecté au magnétoscope. L’atelier commence. Premier exercice pratique. Réaliser un plan chacun. Apprendre à voir. Aucune contrainte formelle. L’intimidation face à ce nouvel outil se fait sentir. Peur de ne pas savoir, de mal-faire. Les participants partent dans le village, à reculons. Après une bonne heure, tout le monde revient. On regarde un à un ces premiers plans, mouvements rapides, zooms, maladresses, floues. La première fois, on filme comme on découvre. La main qui tient la caméra reproduit le mouvement des yeux, regarde. Le résultat est chaotique mais c’est un bon début pour l’analyse. Organiser la représentation de l’espace. Le cadre. Le champ et le hors-champ. Le point de vue. Un vocabulaire compliqué, de l’incompréhension, des doutes. Pause de cinq minutes. Café, cigarette. Un peu à l’écart se trouve un homme d’une quarantaine d’années, le plus âgé du groupe, la peau marquée par des années de travail sous le soleil. Je m’approche. Un des principes premiers de l’éducation populaire est de ne jamais laisser de côté un élève, surtout au début de la formation. Il n’est pas très bavard surtout pour parler cinéma. Il n’est jamais allé au cinéma. Il est producteur de café et vit dans la montagne, à quelques heures d’ici. Sa timidité s’estompe quand il m’explique son travail, l’importance du climat, de l’eau, de l’ombre, la récolte, le séchage. Il s’appelle José Luis. Certains de ses caféiers sont plus vieux que lui. Sa femme était le personnage principal d’un des premiers reportages de Camunare RojoTV. Elle apprenait à lire et à écrire aux paysans en haut de leurs collines, dans le cadre d’un programme social gouvernemental. Pour construire la salle de classe, ils avaient monté les briques à dos d’âne avec un petit groupe électrogène à essence pour brancher une télé et un lecteur VHS. La Mission Robinson reprenait la méthode interactive cubaine yo si puedo, qui avait réussi à éradiquer l’analphabétisme de l’île. Les jeunes reporters de Camunare avaient filmé José Luis et sa femme pendant plusieurs semaines. Le défrichement du terrain, le transport des briques, la construction, les jours de classe. Ils avaient documenté tout ce processus jusqu’aux premiers mots écrits par un des paysans, les prénoms de ses petits enfants. Le dernier plan du film.

Pourquoi José Luis est-il venu à l’atelier? Sa réponse est évasive. Avec cette mise en images de sa réalité sociale était né sa volonté d’apprendre à utiliser une caméra, faire des films, participer à la télévision communautaire? Pas uniquement. Avant d’émigrer dans la montagne, José Luis occupait un bout de terre avec sa famille et d’autres paysans. Ils la travaillaient et tentaient de survivre avec ce qu’ils produisaient dessus. Un soir, le supposé propriétaire envoya des sicarios, des tueurs à gages, pour les expulser. Deux paysans furent assassinés. Le lendemain, les journaux parlaient avec satisfaction de la mort de deux délinquants. Les sicarios et le propriétaire ne furent jamais arrêtés.

© Benjamin Durand

On reprend l’atelier. Synthèse collective du premier exercice. Penser l’espace, le cadre. Les frères Lumière s’invitent parmi nous. Un quai de gare est projeté sur le mur blanc du studio. Un train s’approche. Il s’arrête, des gens descendent et regardent la caméra, le spectateur. L’avantage avec l’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (1895) est triple. C’est un film mondialement connu et tous les participants connaissent l’anecdote de la peur qu’il provoqua lors de sa première projection publique. C’est un plan fixe, assez court, facile à utiliser pour débuter un atelier. C’est un formidable outil de pratique indirecte, d’analyse. Questions! Que se passe-t-il dans ce film? Qué? (Quoi?). Un quai de gare, un train arrive, des gens apparaissent et disparaissent. Un effet de surprise, du suspens, une histoire, une narration, un récit. Como? (Comment?). Après avoir dessiné sur le tableau blanc les rails et le quai, je demande à une personne de venir dessiner l’emplacement de la caméra. Plusieurs se portent volontaires. Donde?, (Où?). D’où je filme, mon regard, mon point de vue. Ici. Que se passerait-il si je changeais la position de la caméra? Les avis divergent, des questions surgissent. L’évidente subjectivité cinématographique balaie avec une facilité déconcertante le dogme de la fausse objectivité journalistique. Je note sur mon cahier: « Marker. Montrer la séquence du off dans lettres de Sibérie« . Retour à notre analyse. Pourquoi le train est petit et devient grand? L’impression de voir en trois dimensions alors que le mur du studio, notre écran de projection, est plat. L’illusion de profondeur, ce mensonge originel du cinéma devient une vérité pour tout le monde. Non, le train ne vient pas du fond vers moi. Il va du haut vers le bas et de droite à gauche. La diagonale, la perspective, les points de fuite. Des éléments obscurs de la technique cinématographique s’éclaircissent. La position de la caméra prend toute son importance. Pour compléter l’analyse et l’importance de la composition, nous regardons des photographies. Les coupeurs de canne à sucre du photographe brésilien Sebastião Salgado. Les paysans de Camunare sourient. Ils n’avaient jamais vu d’images si belles de leur travail quotidien, une sacralisation normalement réservée aux sportifs ou aux vedettes hollywoodiennes, pas aux travailleurs de la terre. Une autre règle importante d’éducation populaire est de toujours s’efforcer de trouver des exemples où les personnes peuvent s’identifier. Pas facile, mais parfois nous sommes surpris. Certains films trouvent une résonance particulière en fonction du lieu et du moment historique où ils sont vus. Ici, la diffusion de la séquence réalisée par Joris Ivens dans le film collectif Loin du Vietnam provoque toujours l’enthousiasme. La construction par des femmes d’abris contre les bombardements aériens représente clairement la résistance à l’impérialisme et symbolise une guerre de classe, les pauvres contre les riches, le Nord contre le Sud. Ces images filmées en super 8 nous disent que les vietnamiennes d’hier sont les vénézuéliennes d’aujourd’hui.

Deuxième exercice. Mettre en pratique ce qui vient d’être analysé. Réaliser un plan chacun, fixe, muet. L’apprentissage de la représentation du réel par la contrainte. Des limites formelles afin de mieux exprimer le contenu, comme le boxeur qui s’entraîne une main attachée dans le dos; quand elle sera libre, ses possibilités seront multipliées. Observer. Synthétiser. Penser le Quoi, le Comment, le Où. Traduire en images sa subjectivité. Julian, Pablo, Maria Luisana, Jemcifer, Jose Luis et les autres repartent, motivés, caméras au poing. Au retour, tous sont impatients de visualiser leur travail. Un à un, nous regardons les plans. La différence avec le résultat de l’exercice précédent est sans équivoque. On sent l’effort pour reproduire le film des frères Lumière. L’histoire du cinéma reste une histoire de filiation. Mais c’est surtout un plan qui retiendra mon attention, celui de José Luis. Un plan large. Un champ avec de l’herbe. Un tiers pour le ciel et les collines, deux tiers pour la terre. Un chemin aplani par le pas des bêtes et des hommes occupe le premier plan et se poursuit hors-champ côté gauche, à la limite de la ligne d’horizon. A droite, en avant-plan, une barrière de fer rouillée. Quelques secondes pour contempler ce paysage. Un vache, puis deux apparaissent dans le haut de l’image, dans la profondeur. Le troupeau s’approche, emplit le plan. Le cadre ne bouge pas. Tout le mouvement est dans le plan. Montage interne. Les animaux s’approchent de la caméra, de nous. Un jeune homme, casquette rouge et une branche à la main, rentre dans le champ, il presse un veau pour qu’il puisse rejoindre les autres. Arrivé devant la caméra, il referme la barrière avec un corde et disparaît. Le point de vue, la représentation de l’espace, le récit. La composition. La profondeur. La relation champ/hors-champs. Le montage interne. Le monde rural, le travail, la relation de l’homme avec sa terre, l’impondérable de la vie comme disait Henri Langlois en parlant des films Lumière. Aujourd’hui c’est la première fois que José Luis utilise une caméra.

Le second film pour poursuivre la formation est « Transport d’une tourelle par un attelage de 60 chevaux » (film inscrit au n°770 du catalogue Lumière). Un autre film-outil pour parler de l’emplacement de la caméra, du regard et du fait que le plan est toujours le fait d’une certaine interprétation. Cette analyse vient directement du travail de Thierry Odeyn et notamment de son cours sur la sensibilisation à l’analyse cinématographique. Thierry, comme d’autres Tyrannosaures-pédagogues du cinéma engagé (Claude Bailblé, Louisette Faréniaux, etc) ont participé à l’aventure de L’Ecole Populaire et Latino-américaine de Cinéma. L’histoire de la pédagogie du cinéma est aussi une histoire de filiation. Il arrive fréquemment d’avoir de belles surprises dans les ateliers. Le plan de José Luis est une introduction parfaite pour l’analyse de ce film et la meilleure démonstration du principe de réciprocité en éducation populaire. Au milieu de ces plaines vénézuéliennes chargées d’histoire et de soleil, dans ce studio de télévision transformé en salle de classe, il n’y a pas 20 élèves et 1 professeur mais 21 élèves et 21 professeurs.

Ce film de l’opérateur Mesguich tourné avec seulement 17 mètres de pellicule est une métaphore de la société et des bouleversements qui la traversent. Le passage d’une époque, du monde rural à l’ère industrielle. Un jour, peut-être, José Luis inscrira dans un seul plan le processus bolivarien.

Le soir, Camunare est plongé dans un faux-silence. Des milliers d’insectes écrivent la bande sonore du spectacle étoilé qui se joue chaque soir au-dessus de nos têtes. Je pense à l’atelier, à José Luis, à cette révolution bolivarienne qui a pris racine ici dans les terres récupérées par les paysans. Je me suis alors rappelé une rencontre avec un ancien des groupes Medvekine lors d’une rétrospective leurs étant consacrée au festival l’Acharnière de Lille, en France; où plutôt sa réponse à une question du public qui lui demandait « Pourquoi un ouvrier décide-t-il d’apprendre à se servir d’une caméra? », « Pourquoi à ce moment-là? ».

Parce que c’était nécessaire

Les outils et la nécessité. Les deux sont indispensables.

[…]Nous avons été les premiers à faire des films de nos mains nues, des films peut-être maladroits, patauds, sans éclat,

des films peut-être un peu défectueux, mais en tout cas des films nécessaires, indispensables,

des films tournés vers la vie et exigés par la vie ».

Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, 10/18 Cahiers du cinéma, 1972, p. 55

Benjamin Durand

Cet article fut initialement publié dans la revue Smala Cinéma, n°4, juin 2015, CINéDIT asbl.