Geneviève Van Cauwenberge, docteur en Philosophie et Lettres de l’ULiège et PhD en études cinématographiques de la New York University, a créé à Liège les premiers cours sur le cinéma documentaire. Elle a également été chargée des cours de Didactique des arts du spectacle et d’Education aux médias (ULB & ULiège). Dans cet entretien, Van Cauwenberge revient sur le développement de la politique éducative en matière de cinéma, impulsée par le monde culturel qui œuvra dès les années 1960 pour une transmission cinématographique. Aujourd’hui inscrite dans les programmes scolaires, l’éducation au cinéma suscite différentes tensions pédagogiques et répond à différentes finalités didactiques. Est-ce que celle-ci, pour autant, occupe une place privilégiée au sein de l’école ?
L’éducation au cinéma en Fédération Wallonie-Bruxelles : différentes conceptions
Il y a quelques années, Le Conseil Supérieur de l’Education aux Médias a constitué un répertoire des intervenants dans le domaine de l’éducation au cinéma en Fédération Wallonie-Bruxelles. La lecture de ce document, disponible en ligne et qui repose sur des informations fournies par les opérateurs eux-mêmes, fait apparaître la richesse et la multiplicité des formations proposées. Il peut déconcerter de prime abord par l’éclatement apparent du champs dont il semble témoigner, néanmoins, à y regarder de plus près et au risque de simplifier un peu, il est l’expression de deux conceptions différentes du cinéma en fonction desquelles les diverses initiatives d’éducation au cinéma peuvent être catégorisées. La première, héritée de la cinéphilie, envisage le cinéma en tant qu’art et en propose une approche culturelle et esthétique, la seconde l’inscrit dans le cadre plus large d’une éducation aux médias.
On s’attachera uniquement ici à l’éducation au cinéma en tant qu’art et on examinera plus particulièrement son approche dans l’enseignement secondaire aujourd’hui.
Si l’éducation au cinéma comme pratique artistique s’inscrit désormais dans les programmes scolaires, elle a longtemps été assurée essentiellement par des institutions culturelles telles que la Cinémathèque Royale de Belgique ((aujourd’hui nommée “Cinematek”), les maisons de la culture et les ciné-clubs puis par les cinémas d’art et d’essai. Même si elle s’en distingue ouvertement, l’éducation au cinéma à l’école est l’héritière du travail mené par les acteurs du monde culturel.
La contribution des lieux culturels au développement d’une éducation au cinéma (1960-1980)
Dès les années 60, la Cinémathèque Royale de Belgique a joué un rôle déterminant dans la transmission de la culture cinématographique. En 1962, sous l’impulsion de son conservateur de l’époque, Jacques Ledoux, le Musée du cinéma a été créé pour rendre les collections de la Cinémathèque accessibles au public et lui permettre ainsi de découvrir les chefs-d’oeuvre de l’art cinématographique. Plusieurs cinéastes belges dont Chantal Akerman, ont témoigné de l’importance de la fréquentation du Musée du cinéma dans leur formation de cinéaste.
La Cinémathèque a par ailleurs développé une politique éducative, en proposant des cours de cinéma au Musée et en créant le Service National des Ciné-Clubs qui centralisait les informations sur la distribution des films, fournissait de la documentation aux animateurs de ciné-clubs (parfois difficile d’accès avant l’arrivée d’internet) et organisait des week-ends de formation et des stages cinématographiques d’été. Ces stages, fréquentés non seulement par les animateurs de ciné-clubs et leurs membres mais aussi par des étudiants des écoles de cinéma, constituaient des lieux de rencontre et d’échanges intenses autour du cinéma. Renommé Service de Culture Cinématographique, l’asbl poursuit aujourd’hui ses activités dans le domaine de l’éducation au cinéma à destination du jeune public et du public adulte.
En 1976, s’inscrivant dans la politique de décentralisation culturelle en vigueur à l’époque, la Cinémathèque a créé la Décentralisation des films classiques et contemporains qui mettait à disposition des ciné-clubs de province des copies 16 mm de grands classiques du cinéma figurant dans ses collections. On ne saurait trop insister sur le rôle essentiel des ciné-clubs dans les années 60/70. Les ciné-clubs d’école en particulier, animés par des enseignants passionnés et bénévoles ont permis la rencontre des jeunes avec un cinéma non commercial et une éducation de leur regard au contact d’oeuvres fortes. Il s’agissait de former le goût des élèves par la fréquentation d’oeuvres de qualité en espérant qu’ils se détourneraient ensuite par eux-mêmes des productions médiocres pour leur préférer les « bons films ». Les projections étaient précédées d’une introduction et suivies d’un débat qui portait souvent davantage sur le contenu du film que sur ses qualités esthétiques mais ils avaient le mérite de faire naître, parfois, des questions de cinéma, grâce à la confrontation des oeuvres projetées au fil des semaines. L’éducation au cinéma demande du temps, se fait sur la durée. Le fonctionnement des ciné-clubs, avec ses projections hebdomadaires, y était propice.
Dès la fin des années 70, les ciné-clubs connurent une baisse de fréquentation qui n’a cessé de s’accentuer au cours de la décennie suivante. Divers facteurs expliquent cette désertion, on citera, entre autres, la concurrence de la télévision qui a remplacé la salle comme lieu de découverte des films, l’arrivée de la video, les exigences croissantes des spectateurs en matière de qualité des copies, le désintérêt du public pour les classiques du cinéma, la démotivation d’une partie des animateurs bénévoles. A cette époque, des initiatives ont vu le jour pour redynamiser les ciné-clubs et assurer la diffusion d’un cinéma exigeant que les salles de cinéma commerciales ne montraient pas. Par exemple, l’année 1979 a vu la création de l’asbl CINéDIT à l’initiative du distributeur bruxellois Cinélibre.
Se définissant comme un super ciné-club, CINéDIT organisait en partenariat avec des ciné-clubs ou avec des institutions culturelles, à Bruxelles et en province, des projections de films contemporains dits “difficiles” que les cinémas commerciaux ne se risquaient pas à programmer. A la différence de la plupart des autres ciné-clubs, CINéDIT avait des visées éducatives affirmées. La projection du film était accompagnée d’une rencontre avec le réalisateur qui expliquait sa démarche, ses choix, parlait des conditions de réalisation de son projet cinématographique. La programmation, très pointue, s’attachait à l’oeuvre de réalisateurs trop peu connus alors, tels que René Allio, Edvard Munch ou Ulrike Ottinger ou portait sur des films qui proposaient une ouverture sur l’ailleurs. CINéDIT se démarquait du travail de la cinémathèque en se focalisant sur des réalisateurs contemporains et ne cachait pas ses affinités avec les goûts des rédacteurs des Cahiers du cinéma.
Dans les années 80, les salles d’art et d’essai ont pris la relève des ciné-clubs sans que ceux-ci ne disparaissent toutefois totalement. Par exemple, CINéDIT s’est recentré sur un seul lieu, le cinéma Arenberg pour y poursuivre son travail de diffusion d’un cinéma d’auteur et d’éducation au cinéma.
A Liège, Les Grignoux ont repris le cinéma Le Parc (en 1982), assuré la diffusion d’un cinéma non commercial et développé un programme éducatif à destination des écoles, Ecran Large sur Tableau Noir. Les enjeux économiques de la mise en place de ces programmes pédagogiques ne peuvent être ignorés. Le public scolaire constitue, on le sait, un moyen de remplir les salles de cinéma d’art et d’essai en quête de spectateurs.
Le cinéma à l’école : une difficile légitimité
Le succès croissant des matinées scolaires témoigne sans nul doute d’un intérêt de l’école pour cette activité culturelle ponctuelle. Qu’en est-il par contre de l’enseignement du cinéma dans le cadre des cours?
Longtemps, le cinéma a été tenu à l’écart de l’école et relégué aux activités parascolaires. L’école s’en méfiait, le soupçonnait de favoriser la violence chez les jeunes, de les exposer précocement à des images érotiques et de les avilir moralement. A ces réticences s’ajoutait la faible légitimité dont le 7ème art bénéficiat. Beaucoup d’enseignants le considéraient comme un art mineur au regard d’autres formes d’expression artistique telles que la musique, le théâtre et les arts plastiques. Au départ, l’entrée du cinéma à l’école fut le fait de quelques enseignants cinéphiles qui ont pris l’initiative de montrer occasionnellement des films à leurs élèves, en leur enseignant parfois quelques éléments du langage cinématographique.
A la fin des années 70, alors que l’audiovisuel prenait une importance grandissante dans la vie des jeunes, le désir sinon la nécessité d’un apprentissage du langage du cinéma à l’école s’est imposé sans que toutes les résistances soient levées, loin de là. La télévision scolaire a tenté de répondre à cette demande en proposant aux écoles une série de trois émissions présentées par René Michelems et intitulées : Initiation au langage cinématographique- La grammaire du cinéma. Ces émissions dont le titre révèle le caractère quelque peu normatif, ont été distribuées sur support vidéo par la Médiathèque (désormais PointCulture) dans les années 80/90, avant de tomber dans l’oubli. Aujourd’hui, le cinéma a trouvé sa place dans le cadre des cours de français, d’histoire, de philosophie et d’éducation à la citoyenneté. La plupart des professeurs utilisent les films comme support à l’apprentissage de leur matière, cet usage du cinéma permet de rendre leurs enseignements plus vivants mais ne sert pas le cinéma. C’est dans le cadre du cours d’art d’expression et du cours d’éducation artistique1 que le cinéma constitue un véritable objet d’étude. On notera néanmoins qu’il y est inclus dans un ensemble plus large – l’audiovisuel – et que son enseignement y est associé à l’enseignement d’autres modes d’expression artistique2. Peut-on dès lors considérer comme acquise la reconnaissance du cinéma comme matière d’apprentissage à l’école ? Pas vraiment. L’avenir du cours d’arts d’expression pose en effet problème. Lors de la mise en oeuvre du décret relatif aux titres et fonctions (2019), son remplacement par trois cours d’expression distincts : théâtrale (2 périodes par semaine), musicale (1 période par semaine) et plastique (1 période par semaine) a, en effet, été envisagée. Force est de constater que le cinéma disparaîtrait alors du programme d’étude des arts d’expression. C’est un recul qu’on ne pourrait que déplorer. Mais, il est difficile de savoir ce qu’il en est dans les faits.
L’éducation au cinéma : différentes finalités didactiques
Il faudrait se rendre dans les écoles, interroger les professeurs et assister aux cours pour observer la façon dont l’éducation au cinéma s’y déroule. Faute de temps, on se bornera ici à la lecture des référentiels de compétences, rédigés au début des années 2000 dans la foulée du décret mission de 1997, pour tenter de dégager quelques lignes de force de l’éducation au cinéma en communauté Wallonie-Bruxelles3.
On y repère tout d’abord une tension entre une méfiance vis-à-vis du cinéma, profondément ancrée dans le monde de l’enseignement, on l’a dit plus haut, et une croyance dans le pouvoir émancipateur du cinéma.
Apprendre à décrypter les images
L’image fait peur, elle est susceptible de manipuler les élèves et de les induire en erreur. Il importe donc de leur faire comprendre que toute image est une représentation et non une reproduction du réel et qu’elle est l’expression d’un point de vue. Empruntant au vocabulaire de la sémiologie, les programmes de cours préconisent d’apprendre aux élèves à décoder les images (filmiques et autres) pour développer leur aptitude à les regarder avec un recul critique.
Créer
Une vision beaucoup plus positive du cinéma coexiste avec cette méfiance à son égard. L’école conçoit le cinéma non seulement comme une menace mais aussi comme un instrument de socialisation et de construction identitaire. Ce sont surtout les ateliers de création qui permettent d’atteindre ces objectifs. Fondés sur la conviction que chacun a en soi un potentiel créatif qui demande à s’extérioriser pourvu qu’on lui en donne les moyens, ils sont axés sur la découverte de soi et l’épanouissement de la personnalité des élèves. La sensibilité et l’imagination sont privilégiées. Dans cette perspective, le savoir sur le cinéma – l’histoire et l’analyse de films – n’est enseigné que s’il est utile à l’accomplissement du projet de création. On est loin de l’acquisition d’un savoir encyclopédique et gratuit sur le cinéma, encouragée par les ciné-clubs. Comme le constate Alain Kerlan, il semblerait que “la rencontre avec les chefs-d’oeuvre, sommets de l’accomplissement humain passe désormais par la rencontre de chacun avec lui-même comme artiste potentiel”4.
Réalisés dans le cadre de l’école, les travaux de création sont néanmoins rigoureusement encadrés. C’est là toute la différence entre les productions que les jeunes réalisent en dehors de l’école et les travaux qu’ils font en classe. Dans le cadre scolaire, la réalisation d’un film est un exercice conçu par un enseignant qui poursuit des objectifs de formation et donne lieu à de nombreux apprentissages.
Les élèves sont soumis à une série de contraintes : respecter les étapes que suppose tout travail scolaire, se concentrer sur leurs tâche et prendre le temps avant d’agir5. La perspective du produit fini, le désir de voir le film aboutir, facilite l’adhésion des jeunes à ces exigences.
S’autoévaluer
Les ateliers de réalisation permettent aussi de développer la réflexivité des élèves. Ils sont amenés à évaluer non seulement leur production mais aussi leur comportement au sein du groupe. Se sont-ils impliqués dans le travail ? Ont-ils collaboré efficacement avec les autres ? Ont-ils accepté les critiques et ont-ils su dialoguer calmement pour faire valoir leurs idées ?
Les partenariats avec le monde culturel
Les enseignants sont vivement encouragés à susciter la collaboration de cinéastes professionnels pour la réalisation d’un projet de film. Le décret Culture-École (mars 2006) leur permet en effet de les inviter gratuitement, grâce à l’opération Cinéastes en classe. Inspiré d’Ecrivains en classe, le dispositif fut lancé en 2016. Des réalisateurs se rendent dans les écoles, parlent aux élèves de leur métier et leur expliquent le geste de création. L’opération permet de belles rencontres, très stimulantes entre les artistes et les jeunes. Mais elle est aussi le reflet de la conception que se font les politiques de l’éducation au cinéma qui relèverait davantage de l’animation que de la pédagogie. L’invitation d’un cinéaste en classe peut poser problème. Car, comme l’a bien montré Philippe Meirieu, le professeur et l’artiste obéissent à des logiques différentes, l’enseignant est porteur d’une logique de formation, l’artiste est dans une logique de création. “La difficulté des relations entre l’artiste et l’enseignant est consubstantielle. Si chacun veut garder son identité forte, il y aura une tension. Cette tension peut être féconde à condition que chacun apprenne à se respecter, à ne pas phagocyter la démarche de l’autre en le vivant comme un concurrent. Ce qui est difficile, c’est que chacun garde sa spécificité tout en travaillant ensemble”6.
Le partenariat entre la culture et l’école ne se limite pas à l’opération Cinéastes en classe.
Le Prix des lycéens du Cinéma belge francophone, conçu sur le modèle du Prix des lycéens de Littérature, permet aux élèves de découvrir le cinéma belge. Par ailleurs, les sorties au cinéma et autres lieux culturels font officiellement partie du programme de cours : le “vrai cinéma” est le cinéma en salle et il faut le faire redécouvrir aux élèves (avec l’espoir de fidéliser de futurs spectateurs). Les dossiers pédagogiques fournis par les organisateurs des matinées scolaires aident les enseignants à exploiter ensuite les films en classe.
L’éducation cinématographique comme éducation à la citoyenneté
Le prix des lycéens du Cinéma belge francophone contribue à faire connaître au jeune public un cinéma national et contemporain. Néanmoins, le programme des cours préconise aussi l’ouverture à d’autres cinématographies. Tisser des liens entre des productions cinématographiques issues d’horizons divers, confronter les élèves à l’altérité favorise la tolérance et le dialogue interculturel. L’éducation au cinéma comme vecteur de cohésion sociale, un beau projet pourvu que l’école dispose des moyens de le concrétiser !
Propos recueillis pas Aurélie Ghalim
1 Du 2e et 3e degré de l’enseignement général et de transition.
2 A l’enseignement des arts plastiques, des arts d’expression, des arts graphiques et de la musique -dans le cadre du cours d’arts plastiques- et à l’enseignement du langage sonore et visuel, du langage plastique et du langage verbal et corporel -dans le cadre du cours d’arts d’expression-
3 Voir Référentiels de compétences, les compétences terminales sur le portail de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles.
4 Alain Kerlan, « L’art pour éduquer. La dimension esthétique dans le projet de formation post-moderne », in Education et sociétés, n °19, 2007/1, p.92.
5 Gaële Henri-Panabière, Fanny Renard et Daniel Thin, « Des détours pour un retour ? Pratiques pédagogiques et socialisatrices en ateliers relais”, in Revue française de pédagogie, n°183, avril-mai-juin 2013.
6 Philippe Meirieu, « Un écrivain dans la classe pour quoi faire ? », Livre et Lire (ARALD), en
ligne : https://www.meirieu.com/ARTICLES/ecrivaindans%20la%20classe.pdf