Alors que nous célébrons les 150 ans de la Commune de Paris, il nous a semblé important de revenir sur la réflexion menée par le cinéaste britannique Peter Watkins autour de ce qu’il appelle la Monoforme, à savoir une structure audiovisuelle dominante, composée de sons et d’images mitraillés de manière dense et rapide1. Pour lui, ce montage fragmenté, qui nous semble aller de soi, est le dispositif développé et imposé par les médias aux spectateurs, présupposant que ceux-ci « sont immatures, et qu’il faut donc faire appel à des dispositifs de présentation familiers pour les « accrocher » (manipuler)2 ». Les caractéristiques de la Monoforme sont, entre autres, la rapidité des images, le montage-choc, une structure narrative mono-linéaire classique, un mélange fluide de thèmes et d’images apparemment décousus3. Pour Watkins, le problème n’est pas l’existence de la Monoforme en soi mais le fait que toutes autres formes narratives distinctes soient écartées du champ audiovisuel. Selon lui, la Monoforme « structure probablement plus de 95 % de la production télévisuelle et du cinéma commercial, et affecte de manière significative les émissions radiophoniques4 ». Selon le cinéaste, cette forme dominante, dont les usages massifs sont d’ordre politique et économique, empêche la réflexion, « avec son entrain narratif (difficilement détectable tant elle paraît fluide), sa progression mono-linéaire et ininterrompue (qui fige ainsi la mémoire en déniant toute complexité à l’expérience humaine)5 ».
Dans son film fleuve La Commune, dédié aux événements de la Commune de Paris, Watkins entreprend un dialogue avec le spectateur à qui il veut redonner sa place, tout en défiant les conventions de la Monoforme.
Le texte « Lettre ouverte de Peter Watkins aux spectateurs » est initialement paru en 2009 sur le site Derives.tv.
Nous le publions ici avec l’aimable autorisation de Peter Watkins.
Bonjour,
Je suis un cinéaste anglais, né en 1935. J’ai quitté le Royaume-Uni en 1968 et j’ai travaillé depuis dans de nombreux pays, à la fois comme réalisateur de films et enseignant critique des médias. Culloden, La Bombe, Privilege, Punishment Park, Edvard Munch, Le Voyage, Le Libre Penseur et La Commune (Paris 1871) sont quelques-uns de mes films.
Pendant plus de 40 ans (mais plus tellement ces derniers temps) je suis intervenu dans les écoles, les universités, les projections de films et les réunions publiques sur les problématiques relatives au rapport entre les mass médias audiovisuels (MMAV) et le public. Une situation qui, de mon point de vue, s’est à ce point détériorée que je parle désormais de Crise des Médias. J’ai consacré un site internet à ce sujet et l’éditeur français Homnispheres a publié deux éditions successives de mon livre Media Crisis.
Je réécoutais l’autre jour une interview que j’avais donnée en 1985 à Radio New Zealand, où je parlais de l’urgente nécessité d’un débat public sur les mass médias audiovisuels. Que s’est-il passé depuis ?
Entre l’environnement dévasté et le déclin des libertés civiques, (sans parler de la famine, de l’exploitation et de l’aggravation des disparités économiques à travers le monde) il semble que nous ne soyons pas plus avancés dans l’analyse de l’impact des mass médias audiovisuels sur nos existences (ou de leur implication directe dans la crise globale) que nous l’étions il y a 25 ans. Compte tenu de la gravité du problème, le silence actuel sur ces questions – particulièrement dans la sphère publique -est tout à fait inquiétant.
Lors de mes rencontres avec le public, ou à la suite d’une projection de film, j’ai toujours essayé de lancer le débat sur la crise des médias en prenant la parole un petit moment sur le sujet, puis en appelant à débattre et à poser des questions. Je suis à présent parvenu à la conclusion que cette méthode traditionnelle consistant à tenter d’organiser une ‘discussion’ ne fonctionne à l’évidence pas du tout.
Après des années de silence dans les médias (et la plupart des systèmes éducatifs) sur la question de l’influence des MMAV sur les processus sociaux, il n’est pas surprenant que les gens éprouvent quelque difficulté à verbaliser cette problématique ou à envisager des alternatives.
Je crois qu’il nous faut repenser cette façon hyper structurée et hiérarchisée que nous avons de ‘débattre’ (ainsi que les habituelles limites de durée et autres pressions diverses) dans les cinémas, les festivals, les conférences ou les salles de classe, et prendre conscience que ce type de méthode ne fait que reproduire le processus à sens unique à l’oeuvre dans les MMAV. La méthode traditionnelle ne permet pas de participation véritable et laisse la plupart des gens plus aliénés que jamais.
Il ne s’agit pas de dire que je ne crois pas aux débats publics – je pense qu’il n’ont jamais été aussi nécessaires -mais je crois aussi qu’il est indispensable de trouver d’autres façons de les mettre en place. Où le processus ne soit pas focalisé sur une personne, un unique monologue.
Mieux, nous devons aller plus loin que toutes les routines jamais remises en cause : le fait d’être assis dans un cinéma et de « visionner » un film ; dans un sofa à « regarder » la télévision ou « écouter » la radio. Il nous faut décortiquer et analyser ce qui se passe lorsque nous faisons cela. Et si nous sommes conscients que les MMAV ont un impact réel sur notre perception, nos pensées et nos actes, alors il nous faut discuter de la nature et du degré de cet impact, de son implication dans la crise globale et de quelle façon nous entendons répondre (ou pas) à cette crise.
Le changement climatique, par exemple, provoque la fonte des glaciers d’Amérique à un rythme historiquement sans précédent, exposant le pays à des risques élevés de sécheresse et d’élévation du niveau de la mer. En Inde, les analyses les plus pessimistes prévoient une réduction de deux tiers du débit du Gange qui induirait pour 400 millions d’individus de grandes difficultés à se procurer de l’eau potable. Le taux de destruction de la forêt tropicale au Brésil a augmenté de 64% dans les 12 derniers mois, et un nombre indicible d’espèces végétales, d’oiseaux, d’insectes, de poissons sont menacés ou ont déjà disparus dans des proportions jamais vues jusqu’ici. Dans le même temps, la Grande Bretagne du 21°siècle s’est transformée (selon les mots d’un auteur récent à propos du gaspillage alimentaire) en une « société de turbo-consommation », qui a vu le pays presque doubler sa consommation dans les dix dernières années.
Nous commençons à comprendre les liens qui unissent ces différentes crises, mais qu’en est-il du rôle des MMAV et de leur implication ?
Je crois que l’on peut discuter la sévérité de la crise des médias, mais en aucun cas le fait qu’elle existe.
De la même façon qu’il faut dans le débat sur le changement climatique se concentrer sur comment et pourquoi une telle catastrophe est en train de se produire autant que sur la marche à suivre pour y remédier, il est nécessaire dans le débat sur la crise des médias de se concentrer sur les raisons d’une telle crise : pourquoi a-t-elle été (délibérément, à mon avis) passée sous silence pendant si longtemps et quelle serait la marche à suivre pour la combattre.
J’espère que les quelques questions qui suivent pourront aider à nourrir des débats sur les questions évoquées ici. Des débats qui ne soient pas introduites, dirigées ou structurées par des « experts » mais où les gens participent ouvertement et librement sur une base citoyenne. J’ai conçu ce questionnaire sur un processus progressif d’exploration, fouillant dans la nature et l’étendue de la crise des médias pour conduire, je l’espère, à des questions que d’autres formuleront.
Cordialement, Peter Watkins
Felletin, France, Septembre 2009, v.1
Mise en forme : Vida Urbonavicius
Traduction : Jean Pierre Le Nestour et Juliette Volcler
Quelques questions qui pourront aider à nourrir les débats.
Des débats qui ne soient pas introduits, dirigées ou structurées par des « experts » mais où les gens
participent ouvertement et librement sur une base citoyenne. J’ai conçu ce questionnaire sur un
processus progressif d’exploration, fouillant dans la nature et l’étendue de la crise des médias pour
conduire, je l’espère, à des questions que d’autres formuleront. (Peter Watkins)
Le rôle des mass media audiovisuels (MMAV) : cinéma, télévision, radio
Considérons tout d’abord leur place et leur fonction dans la société contemporaine. Faites-vous une distinction entre le rôle que les MMAV devraient jouer, et celui qu’ils jouent réellement ?
Les MMAV affirment sans cesse qu’ils ont pour seul rôle de divertir et d’informer … et de donner au public ce qu’il attend. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Les MMAV affirment que leurs journaux d’information et leurs programmes documentaires sont « objectifs »,
« justes », « équilibrés », « impartiaux », « neutres » (etc.). Les MMAV disent prendre ces critères et ces normes très au sérieux, et les intégrer constamment dans leurs pratiques professionnelles. Pensez- vous que ces normes soient réalistes ou envisageables ?
Les MMAV (et un grand nombre d’experts et d’enseignants des médias) affirment que la « culture populaire » des MMAV, comme les séries télévisées, les drames, les policiers, la télé réalité, les films grand public, etc., est non seulement inoffensive mais proprement démocratique, parce qu’elle parle un langage universel, qu’elle naît de l’intérêt des gens pour les personnages, les évènements et les célébrités mis en scène, et d’un processus d’identification. Etes-vous d’accord ? Et que penser de la violence et du sexisme largement présents au sein de cette « culture populaire » des médias ?
En général, les producteurs des MMAV n’envisagent leur travail qu’en termes de contenus / problématiques (sujets et thématiques). Ils s’interrogent rarement, sinon jamais, sur la forme qu’ils emploient pour présenter ces sujets. Pour ce qui concerne le contenu : considérez-vous que les sujets traités à la télévision et dans le cinéma commercial reflètent de manière adéquate les questions fondamentales et les problèmes auxquels notre planète est confrontée ?
Les MMAV nous assènent à longueur de temps les “vertus” et les “avantages” de la société de consommation. Pensez-vous que les MMAV rendre compte de manière adéquate de l’opinion de ceux qui critiquent la société de consommation ?
Partout dans le monde il y a des famines, de la malnutrition et de l’exploitation économique. Le problème loin de diminuer, semble s’aggraver. Les MMAV rendent-ils compte de ce problème de manière suffisante ? Comment ? De façon à contrebalancer la place qu’ils accordent au matérialisme mondialisé ?
Sur les questions de forme maintenant… le mode de présentation des sujets. Tout d’abord, seriez-vous d’accord pour dire qu’un message est conditionné et orienté par la façon de le délivrer, et que cela influence la manière de le recevoir ?
En général, un message ou un sujet transmis par les MMAV véhicule bien plus que son contenu apparent. Il y a la manière dont il est monté, la façon dont la caméra est utilisée, ce qu’elle montre (ou ne montre pas), le type de sons qu’on entend, les mots qui sont dits, quelle image est associée à quelle autre (la juxtaposition), la durée pendant laquelle les images restent à l’écran, le type de structure narrative employée (hollywoodienne classique ou autre), etc. Est-il possible que cette forme-langage joue un rôle dans la manière dont les messages des MMAV est reçu et perçu ?
On peut soulever, par exemple, les questions de la répétition et d’uniformité. Si un certain nombre de messages (sujets) entièrement différents sont présentés en employant toujours exactement la même forme-langage et les même procédés, jour après jour, nuit après nuit, cela pourrait-il influencer la manière dont on percevra chaque message pris individuellement ?
Ensuite, il y a la question de la vitesse. Si un message est transmis très rapidement, avec beaucoup d’images, qu’il est suivi d’un autre message et puis encore un autre, toujours très rapidement, cela pourrait-t-il avoir un impact sur notre capacité à réfléchir à chaque message, à faire la distinction entre les différents sujets ou la diversité de nos réactions ?
Depuis 50 ans ou plus, surtout depuis l’arrivée de la télévision, les MMAV ont accéléré la standardisation de leur format, en employant un dispositif narratif saccadé, extrêmement répétitif et fragmenté, accompagné d’un bombardement sonore intense : le cinéma comme la télévision ainsi, hélas, que beaucoup de documentaires, nous y ont habitués. Cette « Monoforme », comme je l’ai appelée, est maintenant systématiquement appliquée dans 95% de l’ensemble des productions télé et cinéma. Elle a également été adoptée dans les radios commerciales. (J’aborde cette question sur mon site, et aux pages 36 à 39 de Media Crisis) Qu’est-ce qui explique ce choix des MMAV ? Comment cela influence-t-il notre perception de leurs productions ? Pensez-vous qu’il y ait un rapport entre l’utilisation de la Monoforme et la façon dont nous percevons, par exemple, le changement climatique ?
Abordons maintenant la question de la participation du public au processus social et politique : Pensez-vous que nous vivons dans une société réellement pluraliste, où le public peut ouvertement et pleinement prendre conscience de problèmes comme le changement climatique, le déclin des libertés individuelles et l’inégalité, les comprendre, en débattre et s’en saisir ?
Ou bien ces questions sont-elles sous le contrôle des pouvoirs centralisés, comme les gouvernements, les institutions financières, les multinationales et les agences de sécurité ?
Si vous avez le sentiment que la société est devenue beaucoup trop centralisée, quelle est à votre avis la part de responsabilité des MMAV ? Ou bien pour le dire autrement : La Monoforme et les raisons pour lesquelles les MMAV l’imposent, sont-elles compatibles avec une société réellement pluraliste ?
J’ai souvent entendu dire que l’un des plus gros problèmes auxquels la démocratie est confrontée aujourd’hui, c’est que les gens croient qu’ils n’ont pas le pouvoir de changer quoique ce soit. Diriez-vous que le contenu et/ou la forme véhiculés dans les MMAV ont alimenté ce sentiment d’impuissance ?
Beaucoup de personnes pensent qu’internet a supplanté les MMAV en apportant au public toutes les informations alternatives nécessaires au débat démocratique. Etes-vous d’accord avec cette opinion ?
Appelons contenu les informations sur internet. Qu’en est-il de la question de la forme ? Une observation d’outils audiovisuels tel que ‘You Tube’ par exemple, laisse à penser que la Monoforme est présente dans l’internet de masse, et qu’une fois de plus le débat public sur cette question a été évité. Est-ce un problème, et si oui, quel effet et quel impact cela a-t-il sur internet ?
Quand avez-vous entendu parler pour la dernière fois d’un débat, qu’il soit national ou local, visant à discuter des questions soulevées dans ces pages ? Qui a organisé ce débat ? Quelles en ont été les conclusions ? Et les actions décidées ?
Votre chaîne de télé locale ou régionale évoque-t-elle ces questions ? Si oui, comment et dans quel but ? Beaucoup de réalisateurs de documentaires s’attaquent à des sujets sérieux, puis les traitent en usant de la Monoforme. Cela a-t-il un impact sur leur message ?
Il existe beaucoup de mouvements alternatifs aujourd’hui qui travaillent sur les problèmes sérieux auxquels la planète est confrontée, comme le changement climatique, les libertés individuelles, la famine, la pauvreté, etc. En connaissez-vous qui intègrent la crise des médias dans leur analyse critique ?
Au sein des mouvements alternatifs, il existe des activistes des médias. Savez-vous quelles questions ils abordent, et dans quelle mesure ils prennent en considération, par exemple, la crise des médias, ou le problème de la Monoforme, ou les liens entre les MMAV et le changement climatique ? Par là j’entend un examen critique dont les médias audiovisuels sont généralement utilisés dans la société (et notamment les formes-langages que les activistes des médias emploient dans leurs propres films et vidéos), et sur le lien entre cet usage et la crise mondiale.
Partout en France, des structures académiques, des universités, des écoles des médias enseignent, d’une manière ou d’une autre, la pratique du film et de la vidéo, du journalisme et des communications de masse. Connaissez-vous la nature des programmes dans quelle mesure ils évoquent la crise des médias, la Monoforme, ou les liens entre les MMAV et, par exemple, le changement climatique ?
Comme nous le savons, il est possible d’utiliser l’image et le son de diverses manières “alternatives”, complexes et fluides, aérées, sans aucune référence à la Monoforme, des manières qui permettent la réflexion et les interprétations multiples. Pensez-vous que ces formes-langages alternatives doivent trouver une place au sein des MMAV ?
Les MMAV tiennent à l’écart ceux qui tentent d’utiliser le cinéma ou la télévision de manière alternative, ou qui refusent d’employer la Monoforme. “Nous respectons tout à fait le droit des réalisateurs à travailler comme ils l’entendent, mais dans ce cas ce qu’ils produisent ne passera pas chez nous !” : paraphrase pour l’essentiel les déclarations des cadres des MMAV. Beaucoup des écoles d’enseignement des médias sont conscientes de cette mise à l’écart, mais choisissent de ne pas s’y opposer publiquement. Etes-vous bien informés de cette situation ? Existe-t’il un lien, selon vous, entre cette mise à l’écart comme le silence qui l’entoure – et les déclarations d’ »objectivité »et d’ »impartialité » ?
Les Constitutions et les Déclarations de Droits inscrivent généralement le droit des médias à la liberté d’expression, mais ne mentionnent que rarement le droit du public à cette même liberté, tout particulièrement lorsqu’il s’agit des droits du public face aux MMAV. Devrait-il également y avoir un droit du public ? Et dans l’affirmative, le droit de quoi ?
La plupart des gens qui travaillent dans les MMAV et dans l’enseignement des médias affirment que la fonction principale d’un film est – et doit être – de donner du « plaisir », et après les projections dans la majorité des cinémas et des festivals, on assiste rarement à des débats approfondis sur le rôle des médias audiovisuels. Le plaisir peut-il cohabiter avec un débat critique sur le rôle des MMAV ? Pourquoi admet-on le premier et pas le second ?
L’ONU estime que le monde devra nourrir 2,5 milliards de personnes de plus dans les 40 prochaines années, pour la plupart dans des pays en développement. Les besoins nutritifs de l’Asie auront doublé. Il reste très peu de terres pour l’agriculture, et les réserves d’eau sont déjà au plus bas. Etant données les pressions qu’exercent les MMAV sur eux-mêmes, sur la liberté des débats, et sur l’ensemble de la société civile, quelles sont nos possibilités en tant que citoyens pour travailler collectivement à résoudre la crise mondiale ?
Pensez-vous qu’il soit possible, à l’avenir, que des collectifs citoyens se développent, dans des quartiers et dans des écoles, où les gens et les étudiants mettraient en place d’autres formes de médias pluralistes, qu’ils y produisent des informations, de la culture, des débats hors- Monoforme, et participent ainsi à un processus démocratique de réponse à la crise mondiale ?
1Peter Watkins, Media Crisis, L’échappée, Paris, 2015 p. 28.
2Ibidem, p. 29-30.
3Ibidem, p. 29.
4Ibidem, p. 31.
5Ibidem, p. 32.