Dans son dernier film, Les prières de Delphine, la réalisatrice Rosine Mbakam filme son amie Delphine, une femme camerounaise racontant face caméra l’âpreté de la vie parcourue dans son pays d’origine et en Belgique. Malgré sa force admirable, elle est victime des différents rapports de domination, ici et là-bas, qui peuvent s’exercer sur sa personne. Mais dans ce film qui refuse l’apitoiement, Delphine règle ses comptes et, par la même occasion, expose la réalité de sa condition sociale. Il est une tentative périlleuse de dresser un portrait brut qui évite de verser dans le voyeurisme, explorant le rapport filmeur-filmé jusqu’à son paroxysme. Les prières de Delphine nous offre une leçon de cinéma, en interrogeant de façon radicale la grande question qui taraude le documentaire : « Comment filmer l’autre ? ».
Les prières de Delphine dresse le portrait intime de votre amie Delphine. Il est aussi un témoignage fort sur la violence que subissent ces jeunes femmes africaines, victimes de l’imbrication des systèmes de domination et des rapports Nord-Sud basés sur l’exploitation. Quelle est l’origine de ce projet ?
Delphine et moi sommes toutes les deux arrivées au même moment en Belgique. Elle, pour rejoindre son mari et moi, pour suivre des études de cinéma. Au bout de quelques mois, un des mes professeurs m’annonce qu’il connaît une compatriote camerounaise et me propose de la rencontrer. C’est de cette manière que nous commençons à nous fréquenter. Au Cameroun, nous ne sommes pas issues du même quartier mais bien de la même couche sociale. Ce qu’elle décrit dans son récit, comme par exemple les problèmes d’inondations, sont des situations auxquelles j’étais également confrontée. Tout comme les problèmes de violence. Depuis ma chambre, je pouvais entendre des femmes être violentées. Moi-même, j’ai échappé à une agression. Lorsque Delphine raconte son histoire, je me revois dans mon quartier. Un bidonville ressemble à un autre. Les conditions de vie et d’existence sont les mêmes.
J’ai rencontré plusieurs « Delphine » dans le quartier où j’ai grandi. J’en ai fréquenté plusieurs jusqu’au moment où ma famille m’a, en quelque sorte, empêché de continuer à les côtoyer considérant qu’elles étaient de mauvaises fréquentations. J’ai respecté cette interdiction pour mon père qui faisait comme il pouvait pour me protéger de la violence qui régnait dans notre quartier. C’est ici, en Belgique, que je finis par devenir amie avec une personne comme Delphine. Au Cameroun, j’aurais eu honte et peur des jugements. J’ai pu me défaire de cette crainte car j’étais devenue adulte et j’étais désormais en terrain « neutre ». C’est seulement aujourd’hui que j’arrive à me débarrasser de ces préjugés. Delphine et moi avons pu construire une relation malgré la manière dont on a été prédisposées à ne pas se rencontrer. Delphine me regardait comme une fille qui la prenait de haut parce que j’étudiais. Peut-être aussi qu’elle a toujours ressenti du mépris car elle se prostituait. Je voulais rencontrer Delphine et pas ce qu’elle faisait pour survivre. Aujourd’hui, je peux le faire en déconstruisant certaines idées qu’on m’a inculquées. Les prières de Delphine témoigne de ce processus de déconstruction.
Les prières de Delphine est le premier film que vous réalisez à la suite de vos études de cinéma. Pourtant, il voit le jour après vos deux long-métrages Les deux visages d’une femme bamiléké et Chez jolie coiffure. Pour quelle raison ?
Delphine est la première personne que je filme après l’école. Bien que ce soit mon premier film, il est le troisième à sortir. Il y a cinq ans, je n’étais pas assez mature pour aborder cette matière. J’étais en colère quand j’ai filmé Delphine. J’avais envie d’exprimer cette colère que je ressentais vis-à-vis de son histoire et de ma culture qui a préparé le contexte dans lequel elle se retrouve exposée. J’étais en colère contre l’Europe qui mène une politique de discrimination que je subissais de plein fouet à cette époque-là. Je sortais de l’école et j’avais du mal à trouver un boulot, même alimentaire. Je pense que je ne regardais pas le film sur Delphine avec le bon prisme. Je posais un regard égoïste sur son histoire. Je prenais le pouvoir en voulant exprimer des émotions à travers elle et sans réellement écouter son récit tel qu’il se présentait. On a fait une première version de montage et lorsque je la regarde aujourd’hui, je suis horrifiée. Ce n’est pas comme ça que je vois le cinéma à savoir, prendre le dessus sur les histoires des personnes que je filme. Je cherche toujours un moyen de raconter, de trouver une place qui soit juste pour moi et pour celle ou celui que je filme.
Ce n’est pas un film que j’avais pensé faire au départ. Je voulais réaliser un documentaire dans la galerie du Matonge. C’est en préparation de ce film que celui sur Delphine s’est présenté. Sabine (NDLR personnage principal du film Chez Jolie coiffure) est une amie de Delphine que je rencontre par son intermédiaire. Je vais plusieurs fois, accompagnée de Delphine, dans la galerie pour rencontrer Sabine, enregistrer des sons, faire du repérage, me nourrir et voir comment je peux aborder le tournage. Lorsque je décide de tourner, Delphine m’annonce qu’elle voudrait d’abord un film sur elle avant que j’entame celui sur son amie Sabine. Je ne voyais pas très bien ce que je pouvais raconter sur mon amie. Elle m’a rétorqué que je ne la connaissais pas vraiment même si ça faisait cinq ans qu’on se côtoyait. Delphine m’a demandé de m’asseoir et de l’écouter. A ce moment-là, j’ai découvert que la personne que je pensais connaître m’était aussi étrangère. Je percevais des choses mais par respect pour notre amitié, je ne la questionnais pas sur certains aspects de sa vie. Aussi, je ne m’étais jamais dit : « C’est un bon personnage de film !». En me racontant son histoire, Delphine m’a mise face à une réalité que je connaissais au Cameroun mais que le contexte ne me permettait pas d’aborder.
Lorsqu’on découvre votre filmographie, on ressent un dialogue permanent entre vos trois films. Est-ce qu’ils vous aident dans votre manière d’appréhender chaque nouveau projet de cinéma ?
Dans le salon de coiffure, j’ai rencontré des milliers de « Delphine » et ça m’a peut-être permis d’aborder ce film de manière globale au lieu de regarder avec le prisme d’une histoire singulière. Delphine, ce n’est pas juste un parcours singulier. Delphine m’a donné la force et le courage de filmer. Elle m’a libérée. J’étais fragile, jeune et je n’avais rien fait. Elle m’a dit : « Rosine tu peux. Tu peux filmer, tu peux faire des films ». J’étais tellement fière d’avoir pu saisir sa beauté, sa force. Grâce à elle, j’ai pu filmer aussi ma mère avec qui la relation était chargée d’émotions. Je doutais : « Est-ce que j’arriverais à filmer ma mère de la manière la plus juste possible et restituer ce qu’elle est dans toute son amplitude ? ». J’ai filmé Delphine dans une intimité où on est juste elle et moi, où je me confronte au cinéma et à mon travail sans ressentir de stress. Avoir une personne qui me rassure, qui me dit : « On est deux. C’est mon histoire, je vais t’aider à la raconter ». C’était rassurant pour moi d’être dans cette intimité-là et ne pas être à l’extérieur où je dois me confronter à un dispositif et à d’autres personnes qui interviennent dans le tournage. Je pense que Delphine m’a permis de filmer les autres avec plus d’assurance.
Pourquoi choisissez-vous un décor qui peut être contraignant à filmer, avec peu de recul ? Y avait-il une volonté de proposer une mise en scène minimaliste pour ne pas déforcer le récit percutant de Delphine ?
Comme je le disais, ce film est arrivé par la force des choses. Sans être préparé. Je n’ai pas eu le temps de me dire : « Comment vais-je la filmer ? ». Lorsque j’allais rendre visite à Delphine, le décor était le même. Le lit est dans son salon. Elle ne me parlait que depuis cet endroit. Pour moi, c’était juste une évidence. Je n’ai pas voulu la mettre en scène. Je ne me voyais pas la filmer où elle allait souvent prendre un verre. Je n’avais pas envie de l’exposer, de lui donner une étiquette. Ça aurait été comme dire : « Amène-moi là où tu te prostitues ». Je voulais rencontrer la personne qui m’a ouvert sa porte.
C’est pour cette raison que j’ai décidé de la filmer là où on a l’habitude de se voir et de discuter. Delphine et moi, on s’est rarement croisées dans la rue. Son salon était notre lieu de rencontre pour échanger. C’était à cet endroit, dans son lit. Là où elle me fait des tresses. C’était ce lieu de sa maison où on pouvait se poser et échanger, se retrouver. Le film symbolise ça, cet espace dans la maison qui la caractérise. Ça pouvait être contraignant car il y avait plein de choses qui encombraient le plan et peu de recul. Parfois, je devais enlever la caméra du pied pour trouver un endroit où la poser et filmer Delphine.
Ce que j’aime, c’est que le film se construit avec elle. Et, c’est une leçon de cinéma ! Le documentaire, on ne le prépare pas toujours. On peut préparer un film mais il faut aussi saisir le réel tel qu’il arrive à nous. Tel qu’il se présente à nous.
Comment la narration s’est-elle construite ? Est-ce qu’il s’agit d’une collaboration entre vous et Delphine ?
Delphine m’appelait « Journal de bord ». Elle me disait : « Tu dois me dire ce que tu veux qu’on fasse ». Je lui répondais : « Je ne sais pas trop ». J’essayais de rebondir pour donner une direction. Mais en même temps, elle résistait à mes directives. Je lui demandais : « Comment veux-tu qu’on raconte ton histoire ? On commence par quoi ? ». Au final, c’était juste notre manière de trouver un langage commun où elle disait : « Journal de bord, qu’est-ce que tu as aujourd’hui ». Je répondais : « Journal de bord n’a rien et toi ? Est-ce que tu veux me raconter quelque chose ? ».
Elle avait l’idée qu’un film c’est sérieux. Pour elle, on devait dire : « On commence. Maintenant on tourne ». Alors que non. On commence le film quand on veut. On ne doit pas donner un clap de départ. Je pense qu’elle était parfois perdue. Par moments, elle avait besoin de savoir quand il faut se positionner, être sérieuses. Le film montre aussi la naïveté d’une construction et la naïveté de la mise en scène. Elle et moi avions des idées sur comment doit se faire un film. Et, en même temps, on ne les suivait pas.
Comment arrivez-vous à trouver la juste distance par rapport au récit de Delphine ?
C’était une initiation. J’ai appris comment filmer une personne. Est-ce que filmer l’autre te donne le droit de découper son histoire ? On est toutes les deux et on contrôle ensemble l’histoire qu’on veut raconter. Ce qui est bien dans ce processus, c’est ce qui est au centre : l’échange. Le cinéma était juste un prétexte pour filmer cet échange. Il y a une mise en abîme de ce cinéma-là. Il n’est pas au centre, ce n’est pas le cinéma avant les gens. On se dit : « On fait un projet de cinéma et puis on met les personnages qui vont renforcer le projet de film ». Pour moi, ce n’est pas ça le cinéma ! Le dispositif naît de l’histoire des personnes et de la rencontre. Pour le film avec ma mère, j’avais écrit un film de cinéma. Mais le film a commencé quand je lui ai demandé : « Qu’est-ce que le cinéma est pour toi ». C’est à ce moment-là que le film à commencé, qu’un dispositif est né. Delphine et moi définissions un langage commun pour raconter son histoire. Ce langage commun, c’est d’abord notre amitié, ensuite son histoire. Le cinéma se construit pendant que son histoire se raconte. Je lui demande où elle veut me parler. Elle me dit qu’elle veut rester dans le lit. Ok, on reste là et on discute. Toute son histoire se racontait depuis cet endroit. Ça s’imposait à moi. Je n’ai pas forcé. Si je décidais de la filmer ailleurs, ce n’est plus l’histoire de Delphine mais ce que je veux raconter de son histoire. Aussi, je prononce le mot prostitution que quand elle l’emploie. Je ne vient pas dire : « Quand tu te prostituais,… ». Je veux lui donner la liberté de me présenter son histoire. Elle la connaît mieux que moi.
Vous avez l’habitude d’ouvrir vos films sur la question du dispositif. Est-ce que c’est primordial pour vous ?
C’est toujours un dialogue. Avec ma mère, je lui demande : « Est-ce que tu sais ce que je fais ? Pour toi, c’est quoi le cinéma ? » Je ne force pas. Quand Sabine me dit : « Rosine, entre !» alors que j’étais en train de filmer l’extérieur, j’accepte que le réel s’impose à moi. L’histoire s’impose à moi. Est-ce que j’ai l’humilité de l’accepter ?
Je me dis toujours avant de filmer une personne : « Comment est-ce que je peux me placer ? Comment est-ce que je peux me positionner pour pouvoir regarder cette personne de la manière la plus juste possible ? ». Que ceux et celles qui regardent mes films puissent également trouver leur place pour regarder Delphine, Sabine ou ma mère. C’est pour cette raison que Delphine me demande de me placer à un certain endroit pour qu’elle soit le plus à l’aise en racontant son histoire. Si j’étais restée debout, ça aurait été une position dominante. Delphine me disait : « Je veux qu’on soit comme on a l’habitude d’être . Qu’il n’y ait pas d’autres rapports. Si tu veux qu’on ait le même rapport de copines, essaie de retrouver cette place-là ». Pas la place de la réalisatrice ou de celle qui vient faire un film. C’est une leçon énorme de cinéma pour une étudiante qui se jette dans la vie.
On comprend aussi que le hors-champ a une grande importance dans vos films. Dans Les prières de Delphine on entend les voix du mari et des enfants mais ils n’apparaissent pas dans le plan. On observe ce choix de réalisation également dans Chez Jolie coiffure où l’extérieur du salon est hors-champ.
C’est comme ça que je vois l’immigration. On parle de confinement aujourd’hui. Pourtant il y a une partie de la population qui vit ce confinement depuis des années. Delphine sort très peu de chez elle. Elle n’a pas trouvé de boulot qui lui permette de s’ouvrir au monde. Elle n’a que cet espace-là. Son périmètre de circulation n’est pas très large. Encore moins pour ces personnes de la galerie du Matonge qui sont sans-papiers. Un sans-papiers vit caché car il a peur d’être arrêté. Il évite au maximum d’être exposé de peur de se faire contrôler par la police. C’est une forme de confinement. Si tu ne peux pas te déplacer librement, c’est que tu es confiné.
Le hors champs sert à montrer cette séparation des mondes. Pour montrer le cloisonnement des vies et des pensées. Pour Sabine, ce qu’elle vit se résume à l’espace de son salon de coiffure. Le lit de Delphine, c’est son espace d’expression. C’est où elle peut être, se décharger, se libérer. Quand elle sort, elle est en représentation. Et Sabine, dehors, va faire semblant d’être régulière, d’être comme les autres. Elle fera semblant le temps d’un trajet. Le temps d’un moment. Elle n’est pas libre quand elle se déplace à l’extérieure.
Pour Delphine, son seul espace véritable de liberté est son lit. Le reste de la maison ne la sécurise pas. En dehors de son lit, elle essayera d’être la maman qu’elle doit être. Toute la charge qu’elle porte ne lui permet pas d’être complètement cette mère. Toute la douleur qu’elle porte ne lui permet pas d’être la femme qu’elle doit être auprès de son mari. Tout est biaisé. C’est pourquoi les personnages extérieurs ne peuvent pas intervenir dans le champ parce qu’ils ne la rassurent pas. Ça ne fait pas partie de ce qu’elle est vraiment. Elle est en représentation en dehors de son lit. Elle fait semblant avec son mari. Elle fait semblant d’être dans un couple.
Pour moi, les choses sont plus faciles même si je ne peux pas tout me permettre. Je suis quand même Noire. Je ne peux pas faire comme si ça ne comptait. Je n’ai pas les mêmes privilèges. Je ne peux pas agir comme si j’étais une Blanche et que tout m’était permis. Avant qu’on se rende compte que j’ai mes papiers, je vais d’abord subir une violence du fait que je suis Noire. Pour m’éviter cette situation, je vais être prudente. Je n’ai pas la pleine liberté en dehors de chez moi. Malgré mes papiers, j’ai toujours ce sentiment-là. C’est peut-être pour cette raison que je filme Sabine et Delphine de cette manière. Comme elles, je ressens la peur de l’extérieur. Lorsque Sabine me dit de filmer à l’intérieur de son salon, ça me sécurise. Je me dis que personne ne va venir m’embêter. Chez Delphine personne ne m’embêtera. On est protégées.
C’est d’autant plus vrai pour des personnes qui sont exposées et fragilisées à l’extérieur. Il est important de trouver un endroit sécurisé pour recueillir leurs paroles.
Je ne filme pas de la même façon au Cameroun avec ma mère. Il y a une liberté qui est exprimée. Ce n’est pas uniquement le sentiment des gens que je filme. Ici, je m’identifie à Delphine. Son espace de sécurité devient aussi mon espace de sécurité en tant que cinéaste. Parce que je ne suis pas exposée, je n’ai pas le regard extérieur. Je peux aussi construire les choses telles que je les ressens. Je filme Delphine avec la liberté qu’elle me donne aussi en tant que réalisatrice. Je ne dois pas gérer le regard extérieur.
C’est pour ces raisons-là que vous préférez rester seule à l’image et au son ?
Je n’ai pas besoin d’intermédiaire. Mon histoire et l’histoire de l’Afrique ont souvent été racontées par d’autres. On ne fait pas toujours le nécessaire pour raconter cette histoire de la manière la plus juste possible. On voit d’abord les opportunités des histoires avant de construire une relation. On voit d’abord l’Afrique comme une opportunité de ressources, de richesse et aussi d’histoires. Beaucoup fantasment là-dessus avant de construire une relation alors que ça devrait être l’inverse. Pour moi, ces deux films résument aussi comment je me vois en tant qu’immigrée. J’ai toujours ce sentiment de ne pas me sentir chez moi, de ne pas me sentir à ma place. Et cela transparaît dans mes choix de réalisatrice.
Chez Jolie coiffure relate le quotidien de Sabine dans son salon jusqu’au moment où elle décide de nous raconter son parcours. Tandis qu’avec Les prières de Delphine, l’entièreté du film nous informe sur l’histoire du parcours de Delphine.
Ce sont deux films qui racontent le parcours migratoire de manière différente. Les prières de Delphine se penche sur ce que ces filles vivent avant d’arriver en Belgique et Chez Jolie coiffure montre ce qu’elles vivent ici. Elles sont souvent enfermées dans des préjugés. On ne tient pas compte de leur vécu. On pense qu’elles veulent découvrir le paradis européen. En réalité, elles fuient une violence et lorsqu’elles arrivent en Belgique, elles subissent une nouvelle forme de violence. Si on écoutait véritablement leur histoire, je suis sûre que ça permettrait qu’on pose un autre regard sur elles. Delphine vient nous dire : « Je me suis battue à plusieurs reprises. Et quand j’arrive ici, je veux juste continuer à vivre ». Ces filles sont en lutte permanente pour leur survie. L’Occident continue de maintenir une forme de domination et profite des fragilités sociales et culturelles.
Pensez-vous que ce film est quelque part thérapeutique pour Delphine ? Il lui permet de régler ses comptes, notamment, avec son père.
Elle règle ses comptes avec son père et aussi avec son mari. C’est un film de libération. Il est thérapeutique pour elle et aussi pour moi. Il me permet de régler mes comptes avec moi-même, avec ma manière de penser, de regarder ce genre de personne. De me dire : « Qu’est-ce que j’ai fait pendant des années à juger ou à me dire que j’étais meilleure ? ». Peut-être que je n’avais pas la force de m’opposer aux idées reçues. Aujourd’hui, j’ai le choix et j’essaie de le faire.
Il y a toujours un rituel avant le début de chaque séquence. Avant de poursuive son histoire, Delphine éprouve le besoin de modifier quelque chose à son apparence.
Ce sont des couches qu’elle enlève. Pour moi, la scène finale est un baptême. Elle enlève la couche de son enfance, ensuite celle de son mari et celle de la prostitution. Ce n’est pas quelqu’un qui se morfond. On peut exprimer une douleur, une souffrance sans être dans l’apitoiement. C’est justement là où le film est en décalage avec la manière dont on représente très souvent l’immigration ou l’Afrique. A savoir dans une position de supplication et de dépendance. Chez Delphine, il y a des prises de décisions personnelles et qu’elle raconte dans le film. Elle n’attend pas que la solution vienne de derrière la caméra.
La scène de la prière est particulièrement intense et elle vient comme un moment de délivrance pour Delphine. Comment décidez-vous de vous positionner durant cette séquence ?
Delphine demande pardon à Dieu. Elle lui demande de la libérer de cette charge et de cette colère. La scène est mise dans sa quasi entièreté. C’est un moment très important. Elle ne demande pas de l’aide à quelqu’un ni à moi qui suis derrière la caméra. Elle ne me demande pas de venir la libérer contrairement à ce qu’on peut voir dans des films qui traitent de l’immigration. Au contraire, c’est elle qui se libère. Elle ne s’adresse même pas à moi. Je n’ose rien dire pendant ce moment. Quels mots pourraient soulager une telle douleur ? Elle arrive à un moment où elle lâche prise. Delphine ne sait pas d’où cette libération viendra mais elle l’initie par la parole. Elle dit tout ce qu’elle a sur le cœur et sous forme de prière. Elle croit en Dieu. Pour elle, c’est sa seule libération.
Le film appartient à Delphine. Ce sont ses prières. Pour moi, cette séquence résume tout ce qu’on a vu durant le film.
Après la scène de la prière, Delphine se lève pour la première fois dans le film. On sent qu’elle est soulagée. Vous décidez de rompre avec la mise en scène choisie tout au long du film et vous déplacez votre cadre.
On s’attendait à ce que le film soit une mise en scène mais elle ne fonctionne pas car Delphine n’obéit pas. Je choisis de faire une mise en abîme pour dire : « Finalement, la mise en scène, ça se passe comment ? Avec qui ? ».
On a décidé qu’après la séquence de la prière, Delphine se lève de son lit et montre de cette manière qu’elle tourne une page. Elle a exprimé ce qu’elle avait à dire. Elle a raconté son histoire. Maintenant, c’est fini, on passe à autre chose. Elle peut à nouveau me faire des tresses et parler d’autres choses.
Lors de la dernière séquence, en voix-off, vous ajoutez un commentaire sur les mécanismes d’assignation qui s’opèrent sur vous et Delphine.
C’était important. Pour moi, c’était une manière de dire que je ne filme pas Delphine par hasard. Je filme Delphine car mon rapport à elle a évolué. Il n’y avait plus cette distance entre elle et moi. Je ne voyais plus ces filles de la même manière. Je la voyais comme une amie qui m’a permis de grandir. Il fallait que je le dise pour celles et ceux qui aujourd’hui adoptent ce positionnement de rejet vis-à-vis de l’autre. Se dire qu’on ne se croit pas meilleur parce qu’on est de l’autre côté, parce qu’on a des privilèges. Parce qu’on a une protection. Ce n’est pas parce que je suis dans une école de cinéma, juste à côté, que je suis meilleure que ces coiffeuses qu’on voit dans Chez Jolie coiffure. Je suis traitée et vue de la même manière qu’elles. C’était une leçon pour moi.
Propos recueillis par Aurélie Ghalim
LES PRIÈRES DE DELPHINE
Rosine Mbakam
Belgique, Cameroun / 2021 / 91’
Tândor Productions – GSARA – CBA – Indigo Mood Films
Ce film est le portrait de Delphine, une jeune camerounaise qui suite à la mort de sa mère et de la démission, face à ses responsabilités parentales, de son père, subit un viol à l’âge de 13 ans. Elle sombre dans la prostitution pour subvenir à ses besoins et celui de sa fille. Elle finit par épouser un belge qui a trois fois son âge en espérant trouver une meilleure vie en Europe pour elle et sa fille. 7 ans plus tard, le rêve européen s’est dissipé et sa situation n’a fait qu’empirer.
Delphine, comme d’autres, fait partie de cette génération de jeunes africaines broyées par nos sociétés patriarcales et livrées à cette colonisation sexuelle occidentale comme seul moyen de survie. Par son courage et sa force, Delphine met à nu ces schémas de domination qui continuent à enfermer la femme africaine.
RÉALISATION Rosine Mbakam DIR. PHOTO Rosine Mbakam MONTAGE Geoffroy Cernaix
SON Rosine Mbakam, Loïc Villiot MONTEUR SON & MIX : Loïc Villiot ÉTALONNAGE Michaël Cinquin Dir. POST-PRODUCTION Sahbi Kraiem PRODUCTION Tândor Productions CO-PRODUCTIONS GSARA, CBA, Indigo Mood Films, Tândor Films
FESTIVALS & PRIX
PREMIÈRE MONDIALE
Cinéma du réel – Festival international du film documentaire
43e édition / 12-21 mars 2021
Prix des jeunes
PREMIÈRE NORD-AMÉRICAINE
Doc Fortnight 2021: MoMA’s Festival of International Nonfiction Film and Media
30 mars & 4 avril