En 1978, les autorités de la jeune république mozambicaine demandent à des cinéastes connus de venir filmer les mutations du pays. Jean Rouch propose, à la place, de former de futurs cinéastes locaux afin qu’ils puissent filmer leur propre réalité. Avec Jacques d’Arthuys, attaché culturel de l’Ambassade de France, ils constituent un atelier de formation au cinéma documentaire à la pédagogie toujours actuelle : l’enseignement par la pratique. Après cette première expérience, seront créés en 1981, les Ateliers Varan à Paris.
Les Ateliers Varan ont mené avec l’aide de partenaires tels que l’Institut Français du Caire, CFI, ARTE, la Région Ile de France et la Mairie de Paris, trois ateliers de réalisation documentaire. Un premier en 2011, pendant la révolution égyptienne. Un deuxième en 2012 pendant les élections présidentielles et un troisième en 2015 pendant le règne autoritaire actuel du Président Sissi.
Les Ateliers Varan, depuis 30 ans, forment des apprentis réalisateurs de par le monde, à des endroits où le cinéma a du mal à exister, où l’image même des populations n’existe pas en dehors de l’image officielle ou étrangère.
Au cours de ces trois ateliers, avec le réalisateur Jean Noël Cristiani et moi-même comme encadrants, nous avons été à chaque fois surpris par les façons originales et personnelles des stagiaires d’aborder cinématographiquement les non-dits de la société égyptienne. La réalité du pays était celle d’un pays en pleine révolte, encore sous le choc de sa propre force de frappe dont il ne se serait jamais crus capable quelques mois auparavant.
Ayant tous pris la mesure des événements de leur pays, les participants n’ont pas hésité à se mettre en jeu et à s’exprimer de façon très personnelle. Leurs individualités étaient très fortes et ont donné des films aux points de vue très personnels pour les plus réussis.
Dans ces stages d’initiation à la réalisation de films documentaires, de 3 semaines (2011, 2015) à 2 mois (2012), la réalisation par chacun des participants d’un film documentaire court vise à atteindre les buts suivants :
– prendre en main le matériel de tournage et l’utiliser (camera numérique HD et micro perche) ;
– différencier le récit télévisé dominant, la captation intégrale ou l’information journalistique de la cinématographie documentaire ;
– comprendre ce qu’est une séquence, unité de base du film, et filmer en construisant une ou plusieurs séquences, avec une durée de rushes limitée ;
– accepter l’impossibilité de tout enregistrer, au profit de la nécessité de filmer en construisant ;
– apprendre à déchiffrer ce qui défile sur l’écran, savoir juger ce qu’on a réalisé, sans les confondre avec ses intentions, ses idées ou des anecdotes de tournage ;
– expérimenter le montage comme un dialogue créatif avec une personne au regard neuf et savoir jouer avec l’autonomie de la matière cinématographique.
Ces objectifs pédagogiques sont toujours traités par la pratique, à savoir la réalisation par chacun des stagiaires d’un film documentaire, toujours accompagné d’un collègue stagiaire pour la prise de son. Les problématiques rencontrées alors sont celles auxquelles on doit faire face à chaque tournage de film documentaire: prendre le poids de sa responsabilité de réalisateur par rapport à l’image de la vie des personnes qui acceptent d’être filmés.
Ce que nous avons ressenti en encadrant ce stage c’est un grand besoin de dire, de faire. Tous bercés par la grande histoire qu’entretient (ou plutôt a longtemps entretenu) l’Égypte avec le cinéma, personne n’a découvert le cinéma dans cet atelier. Ce sont plutôt les possibilités de lier les questions d’éthiques et de morales dans un projet de film qui devenaient pour eux, au regard des événements du pays, des questions dont ils comprenaient toute l’importance et la nécessité et qu’ils voulaient appliquer.
Mais il s’agissait ici de documentaires, pas de reportages. Ce qui impliquait pour les participants une nécessité de distance par rapport aux évènements, de trouver des dispositifs internes aux films permettant de ne pas être noyé par l’immédiateté de l’Histoire en train de se faire.
La question de la sécurité des stagiaires était évidemment un enjeu de taille. Les projets de films ont pour beaucoup privilégié des tournages en intérieur, en plein cœur du foyer égyptien. Récits au passé d’une arrestation musclée (dont fut victime le stagiaire réalisateur), journal de bord des rêves de la veille, entretiens avec des mères de martyrs et leur rapport « surnaturels » à leur fils défunts, éclosion d’un mouvement de musique né de la révolution, jeunes artistes activistes, plongée au cœur du foyer d’un militaire à la retraite, enjeux de la virilité au sein d’un groupe de jeunes égyptiens, vie d’exil de jeunes syriens en Égypte, la bourgeoisie égyptienne, le travail des enfants, oppressants huis clos familiaux, amour et religion, …
Autant de récits collatéraux à la révolution et aux changements de régimes qui en disent énormément sur de quoi le présent (égyptien) est constitué. Chaque participant de cet atelier a dû surmonter les difficultés d’une grande liberté (qu’en faire ?) et la nécessité d’un point de vue personnel constitutif de leur film. L’échange entre l’observation de terrain, le questionnement de la réalité et le tournage se renforce d’une confrontation avec des interlocuteurs, les formateurs et les collègues stagiaires. Les discussions, les questionnements se font au début en présence de tout le groupe, puis en rendez-vous individuels, avant de continuer à tourner.
Lors de ces ateliers, on apprend beaucoup, pas seulement un discutant de son film futur, mais aussi en écoutant les autres, car des questions essentielles à toute démarche cinématographique sont nécessairement évoquées à ce stade d’apprentissage. Il ne s’agit pas de donner des solutions de réalisation préfabriquées, seulement de bien poser les questions, et de nourrir l’inspiration.
Nous avons été très vite encouragés dans notre volonté de continuer le premier atelier de 2011 par le résultat des films produits et plus tard par la liste des sélections en festivals de ces premiers films. Un effet de mode peut-être mais porté par la qualité d’écriture de films personnels réalisés en très peu de temps.
L’expérience de chacun des trois stages a été très forte humainement. Tout d’abord l’ensemble des participants étaient tous résolus à mener leurs projets avec sérieux et intégrité. Beaucoup ont compris que les questions soulevées par la révolution ne se jouaient pas uniquement place Tahrir, mais bien au quotidien dans leurs choix et leur capacité à écouter et comprendre l’AUTRE. C’est-à-dire qu’ils pouvaient concrètement mettre à l’épreuve ce qu’ils comprenaient de cette révolution sociale. L’expérience de ces ateliers est avant tout une expérience de groupe, une expérience qui oblige à intégrer l’autre pour construire son propre point de vue. Les films sont « fertiles car ils engendrent d’autres films », disait Jean Rouch, en insistant sur « autres ». En voyant d’autres mises en scène, en rencontrant sur l’écran d’autres auteurs documentaristes il s’agit de nourrir son regard, et d’encourager à l’audace qui fera les films futurs.
Beaucoup ont vécu le moment de la révolution comme une parenthèse enchantée. Tout devenait possible, tout pouvait être dit, montré, écrit, imaginé, voire hurlé. Pour preuve, plusieurs structures existent depuis la révolution : espace d’exposition, salles de cinéma indépendantes, et encore d’autres lieux comme Cimatheque…
Le dernier stage en août 2015 s’est monté grâce à ce nouvel acteur exceptionnel sur la scène culturelle cairote : Cimatheque. Un groupe de jeunes réalisateurs, techniciens, et autres indépendants qui ont monté une structure magnifique avec salle d’archives, media library, espace de formation argentique et une sublime salle de projection… en toute autonomie. Ce dernier stage a été vraiment formidable à encadrer grâce à eux. Ils ont été d’un professionnalisme que nous avons rarement vu chez un partenaire institutionnel.
Depuis leur création, les Ateliers Varan ont toujours collaboré avec des structures locales, partenaires du programme et parties prenantes dans l’organisation et la conduite des ateliers, élément essentiel de cette politique de « décolonisation » de l’image, à l’origine du projet de Jean Rouch et à laquelle Varan reste fidèle. Ce partenariat local est essentiel également dans la mesure où il permet de juger de la faisabilité de certains projets de films (temps de tournages, sécurité, logistique) et de leur pertinence.
Mais les dernières nouvelles concernant la conduite « post-révolution » du pays ne sont pas très bonnes. En effet, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a promulgué une nouvelle loi controversée régulant les activités des ONG, relançant ainsi les inquiétudes concernant la répression de la société civile. Une inquiétude que la population égyptienne pensait avoir atomisée par les effets de la révolution. Me Gamal Eid, célèbre avocat égyptien, déclarait que la loi instaurant cette nouvelle réglementation, et qui vient d’être promulguée, « élimine la société civile en Égypte, que ce soit les organisations de défense des droits (de l’Homme) ou celles du développement ». Le texte prévoit par ailleurs la création d’une autorité nationale, regroupant notamment des représentants des services de sécurité, des renseignements et de l’armée pour gérer toute question relative aux financements venus de l’étranger ou aux activités des organisations étrangères installées en Égypte. Sont également créées des sanctions, allant jusqu’à cinq ans de prison, et des amendes pouvant atteindre un million de livres égyptiennes (59 000 euros) pour tout contrevenant aux dispositions de la loi.
Approuvée par le Parlement dès novembre dernier, la loi a été promulguée le 24 mai par le président al-Sissi, ancien maréchal de l’armée égyptienne, et publiée au Journal officiel lundi 29 mai 2017. Depuis que l’armée, emmenée par le maréchal al-Sissi, a destitué le président Mohamed Morsi en juillet 2013, les autorités répriment toute forme d’opposition, et ont aussi pris directement pour cible des organisations de défense des droits de l’Homme. La rue en tant qu’espace devenu « public » depuis la révolution a été peu à peu repris en main par la police et par l’armée grâce à des arrestations arbitraires et aléatoires visant les clients de terrasses de café. Des descentes ont également eu lieu à la très sérieuse galerie d’art contemporain Townhouse Gallery, désormais fermée. Mauvais signe…
La société civile dans son ensemble est aujourd’hui menacée par décrets, amenant plusieurs structures à fermer, parfois précipitamment, parfois accompagnées par les forces de l’ordre. Certains responsables de ces structures sont tout simplement mis en garde à vue sans raisons valables, si ce n’est celle évidente de l’intimidation.
À cette photographie plutôt sombre du contexte égyptien s’ajoute la difficulté toujours plus grande de trouver les financements nécessaires à la création de ces ateliers. Les bailleurs institutionnels français disposant de toujours moins d’argent pour les projets liés à la culture et aux initiatives durables.
Nous espérons néanmoins continuer avec un quatrième atelier, mais pour l’instant difficile à concrétiser… et toujours avec notre partenaire Cimatheque.
David G. Trétiakoff
Films produits au cours des trois ateliers Varan le Caire :