Bruxelles sous le regard de Maria Tarantino

Our City est le regard posé par la réalisatrice Maria Tarantino sur Bruxelles, ses façades, ceux et celles qu’elles abritent et les chantiers du quartier européen. Un film dont la forme s’inspire des contes de fées mais qui comporte également un regard critique et interrogateur sur le devenir de la ville, son identité en construction et la place accordée à l’épanouissement de ses habitants. Entretien.

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Our City dresse le portrait de Bruxelles en construction. Vous essayez de sentir la ville, d’en dégager une certaine essence. Quelle a été votre approche ?

Je voulais faire un film sur Bruxelles, tout simplement. Ce n’est pas quelque chose de simple, c’est même plutôt abstrait : réaliser un film sur une ville en tant que personnage. Quels aspects de la ville allais-je montrer ? Cela nécessite de prendre des décisions, partir d’une analyse et d’une prise de position. Tous les films naissent d’une inspiration, d’un élan qui n’est pas très rationnel. Je voulais raconter quelque chose de vrai et de profond à propos de cette ville, ouvrir des portes, amener le regard d’un public derrière ces façades que l’on voit toujours de l’extérieur. Je voulais aussi mettre en place des idées qui m’intéressaient. J’avais des listes, des devoirs, des consignes plutôt qu’une narration. Je commençais à explorer avec la caméra certaines idées qui étaient le fruit de certaines réflexions, importantes selon moi. Il fallait trouver des situations qui pouvaient les incarner et, de cette manière, transformer une réflexion en quelque chose de concret, de vivant et de beaucoup plus simple finalement. Mon approche générale est celle-ci : je peux choisir un lieu, un sujet mais, après, le lieu doit me parler. Évidemment, ma sensibilité filtrera tout ça mais j’essaie de laisser parler la chose. C’est ce qui représente notamment, la différence entre documentaire et fiction.

Et puis, il y a avait le thème de la construction, des espaces vides, des friches urbaines. Je partais prendre des photos et je me laissais guider par le plaisir de découvrir certaines textures. Nous avons réalisé tout un travail de recherche sur les textures urbaines de Bruxelles. Pour ce faire, je cherchais par exemple des angles de vue entre deux rues qui montreraient une juxtaposition de fenêtres, de façades d’époques différentes, allant des années 1960 aux années 2000. Dans la même idée, il y a le mur aveugle qui est assez bruxellois : il est caractérisé par deux bâtiments espacés l’un de l’autre et soutenus par des éléments métalliques. J’ai commencé à collectionner toute une iconographie et à réaliser des diaporamas.

L’écriture du film se faisait essentiellement sur le terrain, appuyée par une collection de photos de textures, de briques. Sur la base de ces images, j’ai commencé à réfléchir au chantier et à l’espace vide. Pour moi, le chantier représente un lieu poétique. J’ai aussi filmé des espaces comme les friches urbaines. Il y en a une magnifique à Anderlecht à proximité des Archives de l’État. Pendant des années, elle a été laissée à l’abandon et toute une végétation, très épaisse et mystérieuse, presque aquatique s’y est développée. On ne voit pas très bien jusqu’où elle s’étend car tout a été envahi par une biodiversité incroyable. À coté de cette verdure, contrairement à ces plantes, le bâtiment des Archives de l’État est organisé de façon beaucoup plus cartésienne. Selon moi, cela constitue un élément très interpellant.

Lors de mes pérégrinations, j’ai pu découvrir des trous aux allures de fouilles archéologiques. On peut avoir l’impression d’être dans une excavation très ancienne. Les trous en profondeur ont quelque chose de fort, le fait de creuser et de faire apparaître une terre qui est souvent jaunâtre ou rougeâtre. Tout ça m’a convaincue de filmer des chantiers et, plus précisément, de partir sur un chantier à un stade particulier car ce qui m’intéresse c’est ce qui a précédé, ce qui reste encore mystérieux, de l’ordre de la construction, avant l’apparition d’une structure reconnaissable. J’aime beaucoup toutes les phases qui précèdent la pause de la structure en béton. Cela me permet de développer une métaphore d’une ville qui a une construction humaine. Pas seulement au sens de la construction des bâtiments mais aussi de celle des relations humaines, des relations de pouvoir.

 

 

Finalement, vous choisissez de filmer Bruxelles comme un chantier. Pensez-vous qu’il s’agisse d’une caractéristique propre à la ville ?

C’est un trait récurrent. Je me demande si on ne pourrait pas faire une étude au niveau européen, voire mondial et analyser comment ces grands groupes immobiliers se retrouvent un peu partout dans le monde. On constate qu’il existe une esthétique globale qui s’impose et dont les intérêts sont énormes, les politiques permettant à ces groupes d’engager telle main-d’œuvre, d’avoir telle subvention et de se faire des gains. Ce n’est pas par hasard que les prix augmentent à Bruxelles. Il s’agit d’une mouvance européenne. Bruxelles pratiquait des prix trop bas par rapport à Londres et Paris et il y avait un marché sur lequel spéculer. Bruxelles est en construction constante et ce n’est pas un choix bizarre que de vouloir filmer des chantiers. On a choisi de filmer pendant trois ans celui de la place Schuman. C’est symbolique. Il s’agit du nouveau siège du Conseil européen. Nous sommes au cœur des institutions européennes qui représentent une dimension importante de Bruxelles. Néanmoins, il n’y a pas vraiment une connexion forte entre la ville institutionnelle européenne et la ville économique belge. Parallèlement, ce bâtiment est construit pas des petites mains qui viennent d’un peu partout en Europe et même en dehors. Il était important de le montrer dans un film car c’est relevant, c’est intéressant. Il y a des turcs, des bulgares, des portugais, des polonais, etc. Il s’agit d’une construction européenne dans ce sens-là aussi. Au final, la thématique de l’identité se retrouve abordée sous plusieurs angles dans le film. Qu’est-ce qui fait l’identité nationale, l’identité d’une ville ou d’une personne ? Si il y a une piste offerte dans le film, c’est celle qui mène à l’idée que l’identité est une construction. Et une construction permanente plutôt qu’une construction qui se terminerait avec quelque chose d’abouti.

Il est étonnant de constater qu’on n’identifie pas toujours Bruxelles alors qu’il s’agit d’un film portrait. On découvre plutôt une ville en perpétuelle construction, modernisation qui pourrait être n’importe quelle autre ville dans le monde. Vous n’avez pas été filmer les places les plus connues. De plus, les plans aériens provoquent une certaine distanciation entre le spectateur et le sujet du film.

En effet, je n’ai pas fait dans le typique. Je ne me suis pas laissée entraîner par l’aspect touristique. Ce n’était pas l’histoire qui me guidait mais plutôt les textures de la ville. Comme je ne suis pas belge, ce qui m’a beaucoup inspirée c’était de devoir réinventer des contacts, de devoir se sentir chez soi, même si on ne l’est pas. Trouver des lieux qui soient évocateurs et, en même temps, reconstruire un microcosme. Je prends tous des éléments qui sont là mais le film flotte, on est suspendus, on oscille. On se croirait presque dans Alice au pays des merveilles avec des changements d’échelle de grandeurs. Ce n’est pas un film qui essaie de créer un effet miroir pour le spectateur mais plutôt d’ouvrir une fenêtre qui invite à la découverte, à l’exploration. En même temps, on me dit souvent qu’il s’agit d’un film sur Bruxelles et qui n’intéressera pas les autres. Cela devient un peu énigmatique pour moi. Our city est absolument et fondamentalement centré sur Bruxelles car j’ai essayé de prêter une oreille et un cœur à l’énergie de cette ville. Le potentiel particulier de Bruxelles s’explique sans doute grâce à sa diversité, son état en construction que l’on retrouve peut-être un peu plus ici que dans autres villes. Néanmoins, elle partage aussi des caractéristiques universelles qui sont celles d’une ville multiculturelle comme le sont de plus en plus toutes les villes au monde.

Par contre, la perpétuelle modernisation de Bruxelles est quelque chose de laid et de terrible qui se traduit souvent par la construction de bureaux dont nous n’avons pas besoin. Dans le film, il y a une certaine dénonciation et un questionnement qui est posé : pourquoi continue-t-on a faire cela ? Il fallait aussi montrer cette exploitation du travail et le manque de reconnaissance. Il existe une misère humaine qui s’abrite dans des bâtiments qui sont en train d’être détruits et démolis sous les yeux de tout le monde. La mobilité grandissante des individus à l’échelle européenne et mondiale qui se déplacent à cause des guerres, de la pauvreté ou pour d’autres raisons économiques amènent une nécessité de re-définir les lieux. En Italie, par exemple, il y a des régions, notamment celles où se trouve l’industrie du textile, qui sont devenues complètement chinoises. Il y a aussi des zones où se sont des allemands très riches qui produisent désormais le vin en Toscane. Il y a un déplacement et ces changements demandent à être pensés. On peut continuer à prétendre que les nations existent. On peut conserver les programmes scolaires comme si rien n’avait bougé.

C’est aussi ce que le film revendique notamment avec son titre Our city. Est-ce qu’il s’agit d’une ville partagée par et pour tous ?

Effectivement, et l’on peut aussi se demander s’il y a une dimension commune parce que la multiplicité n’est pas une dimension commune. Si les personnes ne sont pas connectées, s’il n’y a pas de projet commun, une reconnaissance et une ouverture réciproques, il n’y a pas de dimension plurielle et il n’y a pas de dimension partagée. Il s’agit d’une question importante à poser. La société met très peu de choses en place pour susciter une rencontre. Il y a des choses à faire car il y a une souffrance humaine énorme. Si tu donnes les possibilités réelles aux personnes de s’épanouir, peut-être que l’on constatera que l’épanouissement de quelqu’un est lié à l’épanouissement général de la société mais, pour cela, il faut créer les possibilités et les conditions. À la place, on structure des sociétés très individualistes dans lesquelles mon bonheur est la souffrance de quelqu’un d’autre.

Le message politique du film est aussi de montrer que Bruxelles devient une ville de bureaux, un monde construit en fonction des intérêts européens où les expatriés à hauts revenus vivent à côté d’autres personnes immigrées que l’on maintient sciemment dans la pauvreté.

Le business de l’immobilier se retrouve avant tout dans des mains belges bien que les groupes soient internationaux. D’ailleurs, ces bureaux sont souvent destinés à des institutions belges. Dans le quartier européen, il y a certes les institutions européennes mais il y a aussi des institutions belges, des ONG, des lobbys. La différence entre expatriés et immigrés est relevante mais jusqu’à un certain point. Il s’agit surtout de dénoncer un projet pour la ville et une idée d’une économie qui est de dire “on veut faire du fric”. Pour une raison ou pour une autre, faire du fric se traduit par construire des bureaux. Ils sont détruits après vingt ans pour être remplacés par des plus beaux. On s’en fiche de savoir que l’on pollue en construisant des bureaux à longueur de journée, que les citoyens n’arrivent même plus à respirer, que l’on crée de la poussière dans la ville, bloque les rues avec des camions et qu’on oblige ceux qui étaient des paysans la génération précédente à devenir des ouvriers dans la construction. Ces ouvriers devenus nomades ne voient jamais leur famille car ils sont toujours dans un trou noir en train de construire. Les décisions sont prises à un haut niveau. Par contre, ce qui est très interpellant également c’est que parfois le rêve des personnes qui sont dans la souffrance est un rêve identique à celui des grands patrons. Il y a eu une identification à un message de réussite économique qui prime aujourd’hui. Par exemple, un des ouvriers me racontait qu’il était super content de travailler à Bruxelles pour ensuite partir en Norvège où il allait gagner le double. Il était heureux car pour son père cela aurait été impensable de s’acheter une maison, et lui, a réussi. Il a une petite fille qu’il ne voit jamais. On peut se demander si tout ça vaut le coup. Il y a d’autres films qui parlent de ces situations où les enfants n’ont jamais leurs parents à leurs côtés car ils sont partis travailler ailleurs pour leur offrir des jouets en plastique. Il y a clairement une propagande. Ces personnes sont utiles et il est important qu’elles pensent de cette façon. Je ne sais pas si ces sacrifices valent la peine et nous leur avons volé la possibilité de penser autrement. On les a convaincues qu’elles sont des “misérables” qui ont la chance de venir travailler ici. Celles qui viennent ici ne sont pas les plus pauvres. Les plus pauvres crèvent là-bas.

Nous découvrons une série de personnages qui nous guide à travers Bruxelles. Chacun avec un statut particulier et un point de vue différent sur la ville. Comment les avez-vous trouvés ? Certains semblent incarner des rôles spécifiques par rapport à la narration. 

Les personnages, je les ai cherchés sur base de l’équilibre du film voulu comme un monde, une cosmologie avec différents types d’énergie. Par exemple, je voulais représenter des enfants et l’univers du jeu. Je suis allée les chercher dans les parcs. Je voulais de jeunes adultes qui discutent de leur avenir et ça a été le choix de l’école. J’aime beaucoup la musique, la danse et je souhaitais des moments de grandeur. C’est pour cette raison qu’il y a les bals. Pour le chantier, on a rencontré de très nombreux ouvriers et, finalement, certains ont été retenus. Et puis, pour la femme qui crée les bijoux, il me semblait que la présence d’une femme dans le film était importante. Il fallait qu’elle ait le temps de raconter son parcours. C’est le seul moment où l’on reste aussi longtemps avec une personne. Pour moi, c’était important de suivre sa parole et d’arriver de manière un peu inattendue à ce qu’elle nous parle de religion.

Le choix le plus important était celui du taxi-man. Dès le départ, je voulais un taxi-man qui soit poète. Je suis allée à la gare centrale où je sais qu’il y a de nombreux iraniens. Les iraniens adorent très souvent la poésie et je me suis dit qu’il y en avaient sûrement qui écrivaient des poèmes. Je suis tombée sur la personne que l’on découvre dans le film. Je voulais qu’il ait un statut un peu différent, proche de celui du narrateur. Un guide à travers la ville. Mathieu Ha, le musicien, représente la voix et le son de la ville. Au final, le film possède une dimension proche du conte de fées.

 

Propos recueillis par Aurélie Ghalim