« On veut bien du numérique mais au service de l’humain, pas les humains au service du numérique !». En s’appuyant sur le vécu des citoyens dégradé par la fracture numérique, l’ASBL des Habitant·e·s des images et son Comité Humain du Numérique remettent en question l’idée du digital par défaut, avec leurs propres textes de lois (https://codedunumerique.be/) et des initiatives détonantes. Tout ça sans perdre le sens de l’humour.
Initiatrices et coordinatrices du projet, Savannah Desmedt et Adèle Jacot exposent comment elles mènent, à leur façon, ce combat pour que le numérique ne devienne pas un frein à la démocratie et à l’État de droit.
Ce Comité Humain du Numérique, quelle est sa genèse, comment a-t-il vu le jour ?
Savannah Desmedt : En 2021, notre association Habitant·e·s des images faisait partie du Front Rendre Visible l’Invisible, un collectif d’associations qui se mobilisent pour la justice climatique et lutter contre la pauvreté. On était actif dans un groupe de travail qui se penchait sur la question du numérique. Il y avait cinq ou six personnes, aux profils très différents, avec des professionnels du travail social mais aussi des personnes en situation de précarité.
Vous partez alors de cette question centrale : quel est l’impact du numérique sur nos vies ?
S.D. : Tous ensemble, on a fait évoluer cette interrogation initiale, avec les témoignages recueillis, environ une trentaine, au sein de notre ASBL. On a ensuite réalisé des interviews auprès d’un public plus large lors d’événements. Principalement le 17 octobre, qui est la journée de référence du Front Rendre Visible l’Invisible. On s’est rapidement rendu compte que le numérique intéressait énormément de monde et qu’il y avait un vrai besoin pour de nombreux citoyens de se réunir pour parler de problèmes liés à ce sujet, car le numérique isole les gens. Assez rapidement, on a décidé de se constituer en comité, que l’on a donc intitulé le Comité Humain du Numérique. On y retrouve des habitants de Bruxelles, des jeunes, des retraités, des travailleurs, des chômeurs, des universitaires, des sociologues, etc. Bref, c’est très mélangé.
A quoi ressemblaient les premières réunions, et comment s’est construit cette initiative citoyenne ?
S.D. : C’est un réseau d’acteurs de terrain, les gens se mobilisent pour porter la parole des citoyens et de publics fragilisés comme des personnes qui ne parlent pas le français, qui ne savent pas lire, etc. C’est chouette que l’idée du code soit née du comité en observant un certain nombre de témoignages qui convergeaient comme le manque d’accessibilité aux banques, aux CPAS, à tous les services essentiels en général. On s’est beaucoup vu dans les Marolles à partir de février 2022 et le Comité s’est élargi. Au total, 120 personnes au contribué au Code du Numérique. Dans le groupe, on est 10-15 à se rassembler chaque mois pour écrire les lois.
La crise du Covid a joué un rôle prépondérant dans le développement du mouvement.
Adèle Jacot : C’est vrai qu’avec le confinement, tout d’un coup, le numérique est devenu une thématique à part entière, et plus seulement une question technique. C’est pour ça qu’on a voulu creuser ce thème qui restait invisible. On a été nombreux à sentir que quelque chose n’allait pas mais la source du problème était difficile à identifier. Si l’on est face à un manque de logements, le problème est clair. Pour le numérique, on se sent bête, incapable d’utiliser les outils mis à notre disposition. On se dit que c’est peut-être de notre faute.
Quelle méthodologie avez-vous décidé d’adopter ?
A.J. : L’idée était de partir d’anecdotes pour faciliter l’identification aux problèmes liés au numérique. On a fait des séances pour rencontrer des gens extérieurs au mouvement, pour se baser sur des aspects concrets de la vie courante et ne pas simplement plancher sur le côté théorique des lois, ou de la morale autour du numérique.
Quels sont les objectifs attendus avec l’élaboration de ce Code du Numérique ?
A.J. : L’idée du Code du Numérique, c’est d’amener des solutions et non pas seulement compiler les problèmes et s’exprimer. Mais il faut aussi réglementer. On aime bien travailler sur la fiction avec les Habitant·e·s des images. On trouvait ça drôle et pertinent de faire des lois par nous-mêmes. Au fur et à mesure que le projet avançait, au contact de juristes et de responsables d’associations, on s’est rendu compte que l’idée était loin d’être stupide. « Il faut réglementer le numérique », nous disait-on, parce que c’est nouveau et souvent cantonné à un sujet purement technique. Ce qui est chouette, c’est que plein d’autres associations, comme vous au Gsara par exemple, se sont emparées du sujet, à leur façon. Et ça devient de plus en plus fort.
Quels constats tirez-vous à l’aube de la publication du Livre 1er de ce Code du Numérique, dont le précepte est « Rester accessible d’humain à humain » ?
S.D. : Le Livre 1er est centré sur l’accès aux droits et aux services essentiels. Il va rentrer dans sa phase définitive d’ici la fin de l’année. On a commencé l’écriture du Livre 2ème. L’idée, c’est de se dire que c’est un travail sur le long terme, en fonction des rencontres et des idées qui vont se profiler. On explore des thématiques et on fait ressortir ce qu’on voit et entend autour de nous, sans avoir l’ambition d’être exhaustif. Ce sont des thématiques sérieuses mais on se permet d’expérimenter des choses.
Sur quoi portera la suite de votre Code du Numérique ?
A.J. : Le Livre 2ème sera axé sur la réglementation du numérique pour protéger la santé mentale et physique des citoyens. Après s’être penché sur des questions d’urgence, de revenus, on va s’intéresser à des aspects universels avec des questions inquiétantes sur l’addiction des enfants, comment cela altère nos capacités de concentration. Bref, c’est clairement un danger que l’on met entre les mains de tout le monde. On a déjà récolté quelques 50 témoignages sur ce thème-là.
Ce n’est pas parce qu’on utilise des outils numériques quotidiennement que l’on est capable de gérer des démarches administratives en ligne. Ce n’est pas qu’une minorité qui ne s’adapte pas à la numérisation massive des services publics et privés. Voilà le genre d’idées reçues que vous remettez en question.
A.J. : Dans le milieu professionnel de la création digitale, certains disent qu’une personne de plus de 25 ans n’est plus intéressante à engager car elle ne pourra jamais rattraper l’actualité technologique du métier. C’est fou. C’est vraiment pour dire que plus personne ne maîtrise ce qui est là et tout le monde se dit, malgré tout, « on va le faire ». Personnellement, je n’ai pas de problème technique essentiel que je n’arrive pas à résoudre. Mais même sans problème de compréhension directe, je ne veux pas que l’ordinateur me soit imposé pour plein de raisons. Les politiques sont convaincus que la numérisation est validée par la population alors que si on faisait des sondages plus précis, on verrait que « non », pas avec cette méthode du moins.
Cette mobilisation, qui est de plus en plus forte, peut-elle réellement influencer les politiques sur leurs prises de décision ?
S.D. : Oui, la mobilisation peut porter ses fruits, mais à quelle échelle ? C’est la question. Il y a un danger à nier l’utilité sociale de certains métiers comme les chauffeurs, caissiers, taximen, etc. C’est très méprisant. C’est un savoir, une culture. Ce qui fait peur, c’est cette fracture entre des élites qui maîtrisent ces technologies et les utilisent avec prudence, notamment pour leurs enfants, et des populations défavorisées qui vont subir les effets négatifs de cette numérisation. Par exemple, des enfants qui passent beaucoup de temps devant des écrans et développent des troubles de l’attention, car les parents ne connaissent les conséquences du fait de laisser un enfant devant l’écran.
A.J. : Il ne faut pas oublier que les gens ont besoin de contacts humains. Certains vont même au supermarché plusieurs fois par jour, parce que c’est leur seul moyen de sociabilisation. Si l’on remplace les caissières par des robots, on crée des problèmes à d’autres endroits. On raisonne comme si l’humain était une machine, en résolvant chaque problème individuellement. Mais la réalité est complexe, il y a plusieurs aspects. On ne va pas au café juste pour boire du café.
En même temps, faire machine arrière ne semble pas être l’objectif affiché des politiques. Quelle est la possibilité d’action actuelle ?
S.D. : On ne peut pas prédire l’avenir, mais je pense qu’il n’y a rien qui soit immuable. Au niveau des décisions politiques, si on regarde sur le long terme, on voit que les choses peuvent changer. On peut établir des cadres et les retirer par après. Je préfère donc être optimiste et me dire que si on peut agir sur des petites choses très concrètes au niveau politique, c’est faisable. Même si la tendance reste là quand même. C’est difficile quand on n’est pas sur le terrain de s’imaginer quels enjeux, quels impacts toutes ces mesures ont sur la vie des gens.
Le monde politique est aussi dépendant des opportunités économiques, et le secteur du numérique n’en manque pas.
A.J. : Le problème est là, ce sont ces entreprises privées derrière toutes les applications, derrière tous les derniers objets technologiques. En discutant avec des collaborateurs de Mathieu Michel, ils nous disaient : « Vous devez comprendre que les premiers interlocuteurs de nos dirigeants politiques, ce sont des lobbyistes, des créateurs d’applications ». Ce point de vue-là est dominant, et nos dirigeants se disent : « allez, testons, ça va créer du business et donc de l’emploi ». Ce sont les besoins des entreprises qui sont écoutés avant les besoins des gens. Ouvrir des marchés, c’est difficile de résister à ça. En même temps, les politiques se rendent compte qu’ils ne peuvent pas continuer à tout numériser. Même la Chine a réglementé le nombre d’heures que la population peut passer devant des jeux vidéo, car cela devient un problème social. Pas seulement un problème apparenté aux pauvres qu’il faut aider, mais un véritable danger pour le peuple tout entier.
S.D. : Oui, car face à des pertes de capacités, l’explosion des burn-outs, et des problèmes de santé publique, et mentale en l’occurrence, liés au numérique par défaut, le monde politique va devoir bouger parce que cela devient trop dangereux.
Que retenez-vous de vos rencontres avec le monde politique, à savoir Mathieu Michel, Elke Vandenbrandt, ou Bernard Clerfayt[1] ?
A.J.: Je me rappelle que quand certains citoyens, qui n’ont pas les codes du débat, s’exprimaient, cela faisait un peu peur aux politiques. Leur préoccupation ne se manifestera d’ailleurs que s’il y a des soulèvements à leur endroit car leur mandat sera alors en danger. Pour les politiques, ce n’était pas une problématique clairement identifiée, c’est donc motivant parce que notre type d’initiative peut faire bouger les choses. Même si l’ordonnance proposée n’est pas optimiste.
Justement, vous avez signé cette Carte blanche qui s’oppose à l’Ordonnance « Bruxelles numérique » proposée par le cabinet de Bernard Clerfayt .
A.J. : On l’a signée et je pense qu’au niveau politique, des contacts plus fluides vont se développer mais concrètement, c’est difficile de savoir ce que ça va produire. On félicite l’excellente organisation de Lire et Ecrire qui a fait le lien entre les différentes associations. C’est hyper impressionnant l’investissement qu’ils ont mis dans cette démarche. Au niveau démocratique, il faut que des guichets physiques restent disponibles pour tous et que ce point soit protégé.
S.D. : Certains professionnels de première ligne ont déjà du mal à gérer l’aspect guichet physique et la gestion numérique des dossiers, parce que même le numérique demande des moyens humains. C’est ça qui est complexe à gérer. A la Tour des Finances, les bureaux rouvrent mais certains employés y retournent à contre-cœur. Ils se rendent compte qu’ils sont plus à l’aise derrière leur ordinateur. Il faut continuer à garder nos compétences humaines. Pendant la crise Covid, on l’a bien vu, de nombreux travailleurs sont allés au-delà du cadre qu’on leur donnait. Il faut plein de modes d’actions différentes. On se rassemble et on se renforce mutuellement. Écrire une Carte blanche pour s’opposer à une ordonnance, c’est très important. Faire des actions créatives, c’est aussi essentiel. Tout se complète et se répond et il faut continuer comme ça !
La numérisation pose des questions démocratiques essentielles. Au vu du baromètre d’inclusion numérique de la Fondation Roi Baudoin, « 46% de la population sont en situation de vulnérabilité numérique ».
A.J. : S’il y a plus de 40% de citoyens qui sont vulnérable face au numérique, le constat est clair : utiliser le numérique n’est pas démocratique. Si une entreprise ne se rend disponible que par numérique, il y a là un non-respect de règles d’accessibilité pour une partie de la population. Sur la question de la communication, ce sont les entreprises qui gagnent : mais ne pas se rendre joignable pour tout le monde, cela ne devrait-il pas être interdit ?
S.D. : Il faut revenir aux principes de bases, ce sont aux machines de s’adapter aux humains et pas l’inverse, voilà sur quoi on base nos revendications.
Un autre problème est lié au langage bureaucratique (choix multiples, accès au wifi, à du matériel (lecteur de carte, etc.)). On n’est pas tous égaux face à ces nécessités que la numérisation impose.
A.J. : Pour beaucoup de gens, c’est grâce à leur présence physique qu’ils parviennent à s’intégrer dans la société. Si vous ne savez pas bien parler français, si vous ne savez pas lire et écrire, si vous n’avez pas beaucoup d’argent, il faut trouver des techniques face à la personne au guichet pour arriver à ses fins. En la faisant rire, on peut être écouté. Ces moyens parfois désespérés, en ultime recours, ils existaient encore, mais les gens en sont maintenant privés. Envoyez un mail qu’on leur dit. Il n’y a plus de face-à-face. Une déclaration désespérée par mail, par exemple ‘j’hésite à me suicider’, n’a pas la même portée que dans un rapport humain de base.
S.D. : La violence est d’autant plus grande, qu’on ferme totalement la possibilité de dialogue humain. Couper le droit de ton corps, de pouvoir parler à quelqu’un, c’est terriblement violent. Et en plus, la question de la violence, la frustration, la colère, elle retombe toujours sur les plus fragiles, les femmes, les minorités. Quels rôles ont joué la numérisation et l’inaccessibilité aux droits dans cette violence aussi ?
Interview réalisée et mise en forme par Pierre Vangrootloon
(Causes Toujours tient également à remercier Georges et Ahmad pour leur temps et leurs éclairages)
[1]Respectivement le Secrétaire d’État à la Digitalisation, chargé de la Simplification administrative, de la Protection de la vie privée ; la Ministre bruxelloise de la Mobilité ; et le Ministre bruxellois de la Transition numérique