« Il ne faut pas avoir peur du noir ! » : Lumière sur le métier méconnu d’étalonneur

Interview de Jean Minetto, étalonneur du Gsara.

Jean Minetto travaille en tant qu’étalonneur depuis deux ans pour le Service de production du GSARA. Avant cela, il travaillait en tant que chef opérateur et photographe. Petit à petit, il s’est forgé une bonne connaissance en matière d’étalonnage, entre autres en se formant en ligne ou en expérimentant dans son studio. Avec lui, nous revenons aujourd’hui sur deux films sur lesquels il a travaillé récemment : Paragate, de Jialai Wang, et Rengaines de Pablo Guarise.

SB : En quoi consiste le travail d’étalonnage ?

JM : Avant l’étalonnage, l’image est très brute. Afin d’aider la narration du film, le réalisateur va ensuite la façonner en fonction de ses intentions, aux niveaux des couleurs, des contrastes, de l’exposition… et ce, tout en faisant appel à nos références culturelles. En effet, nous attribuons souvent des images très contrastées aux polars, tandis qu’on retrouve des couleurs saturées à l’esthétique « pop » dans un certain type de comédies.

Image avant/après traitement du film Rengaines de Pablo Guarise. ©Phosphore Films et Dérives.

SB : Est-ce qu’on ne produit pas des stéréotypes et des clichés en perpétuant les références culturelles connues ?

JM : Non, car il s’agit justement de déjouer ces codes aussi, ou bien de les mélanger. En fait, un film peut avoir plusieurs codes : des séquences différentes peuvent exprimer des émotions diverses comme l’angoisse, la joie, la nostalgie… Et tout cela dans le même film. L’étalonneur, ensemble avec le réalisateur et le chef opérateur, vont alors essayer de traduire ces nuances en appliquant différents procédés. En même temps, l’unité du film doit être respecté., Cela doit rester cohérent dans son ensemble… C’est très subtil en fait !

Pour être un bon étalonneur, outre des compétences évidentes liées à la perception des nuances visuelles et au niveau des couleurs, il faut acquérir certains automatismes : les ajustements doivent être faits petit à petit car on avance en tâtonnant. Pour arriver à mettre les intentions visuelles en pratique, il faut souvent suivre des dizaines de chemins. C’est donc en faisant qu’on se construit une méthode.

Il y a aussi le fait que l’étalonneur a affaire à des styles d’images aux statuts très différents : flashbacks, images d’archives, prises de vue réelles… Tout cela doit être pris en compte, chaque type d’image se traite différemment.

SB : Peux-tu nous donner un exemple concret ?

JM : Oui, dans le film Paragate de Jialai Wang que j’ai étalonné récemment, on suit, dans la première partie du film, la discussion que la réalisatrice a avec sa mère en Chine. Cette discussion a lieu en videocall, et c’est l’écran du téléphone portable en Belgique qui apparaît à l’image. Pour situer la scène : on est dans un appartement, et les couleurs que l’on voit sur le téléphone sont très saturées, alors que ce qu’il y a autour dégage plutôt quelque chose de terne. Techniquement il fallait « séparer » l’écran du téléphone du reste de l’image pour attirer le regard vers cet écran et bien marquer le contraste entre les couleurs vives de Chine et les couleurs moins saturées de Belgique. C’est aussi un moyen de signifier le décalage horaire (et donc la distance géographique) : on voit parfois un beau soleil de midi là bas alors qu’ici, il fait déjà nuit.

Dans la seconde partie du film, la réalisatrice va en Chine pour filmer dans la rue, et les images sont plus réalistes. Lors du travail d’étalonnage, elles ont été traitées tout à fait autrement que les images de la première partie, dans le sens où ces images étaient plus classiques et nécessitaient plutôt un travail sur l’image globale que par zones.

Cette rupture était très intéressante à traiter : il s’agit presque de deux films différents, d’un côté on est confinés , scotchés à cet écran qui nous donne une sensation de « vie par procuration », et de l’autre on est plutôt dans une exploration, une errance.

Image issue de la première partie du film Paragate, de Jialai Wang. ©Dérives
Image issue de la seconde partie du film Paragate, de Jialai Wang. ©Dérives

SB : Récemment, la RTBF est revenue sur cette tendance actuelle du cinéma américain à assombrir et à dé-saturer l’image, voire à la rendre monochrome, tendance qu’elle voit comme négative1. Pourtant, tu penses que les deux ne sont pas forcément liés?

JM : En effet, pour moi assombrir l’image représente un réel intérêt narratif : on revient à un style de cinéma dans lequel les choses sont davantage suggérées que montrées littéralement, ce qui favorise l’imagination, notamment dans les films d’horreur ou le cinéma fantastique. Quand j’étais étudiant à l’IAD, mes professeurs d’image me répétaient sans cesse : « Il ne faut pas avoir peur du noir! ». Et c’est vrai, quand c’est assumé, les zones sombres de l’image permettent de raconter énormément de choses.

En ce qui concerne la désaturation et le côté « monochromatique » que l’on retrouve de plus en plus fréquemment, pour moi c’est plutôt une évolution dans le sens où on se permet de ne plus essayer d’imiter le réel mais que l’on cherche à créer un look unique, un style bien marqué. Tout comme il y a des courants de peinture, il y a des courants de cinéma et d’étalonnage, et je suis sûr que ça évoluera encore énormément.

SB : Qu’en est-il des défauts techniques ? Est-ce que l’étalonnage permet d’en effacer ou du moins d’amoindrir les effets non voulus ?

JM : L’étalonnage permet aussi de faire des corrections, oui, par exemple au niveau colorimétrique. C’est un travail moins créatif mais bien souvent nécessaire : corriger la prise de vue en tenant compte du type de support et des caméras utilisées, remédier au « bruit » dans l’image provoqué par une exposition trop basse lorsque l’on tourne en numérique, équilibrer les balances des blancs… autant de « corrections » minutieuses qui font partie intégrante de mon travail.

SB : Peux-tu nous expliquer un peu plus en détail ces aspects que tu viens d’évoquer ? Ce n’est pas évident d’imaginer ce que cela implique…

JM : Notre œil s’adapte naturellement quand nous nous rendons de l’extérieur vers l’intérieur, ou quand nous changeons d’un environnement à la lumière naturelle vers un environnement où règne une lumière artificielle. Dans un contexte professionnel, où le mode automatique est banni et où la caméra est réglée sur une valeur fixe mesurée en degrés KELVIN, une correction doit être appliquée. A l’étalonneur alors de faire ces modifications après coup, d’enlever les dominantes de couleurs gênantes comme la couleur orange quand on va vers la lumière artificielle, ou au contraire la couleur bleutée quand on va vers la lumière du jour.

Le « bruit » de l’image apparaît quand la lumière est trop basse et se caractérise par des petits pixels qui scintillent dans des coloris de rouge, de bleu, de vert,… Il s’agit de véritables parasites dans le signal, à l’instar des perturbations électromagnétiques qui peuvent se produire au niveau du son (d’ailleurs on parle aussi de « bruit » dans ce cas.).

Image avant/après traitement de la réduction du « bruit ». Extrait du film Rengaines de Pablo Guarise. ©Phosphore Films et Dérives.

SB : Il y a quelques semaines, tu as terminé l’étalonnage du film « Rengaines » de Pablo Guarise. Il y a eu des partis pris assez radicaux concernant l’étalonnage de ce film.

JM : Oui, et ces choix furent pressentis dès le tournage. Le réalisateur a choisi de tourner ses images en mode « flat », c’est-à-dire avec une image encore plus brute que d’habitude qui permet d’aller vraiment loin dans l’étalonnage après. Ce mode de prise de vue n’est disponible qu’avec des caméras professionnelles, qui captent vraiment beaucoup d’informations supplémentaires, autant dans les basses que dans les hautes lumières.

Une fois arrivés à la fin de la post-production (l’étalonnage est souvent une des dernières étapes, sinon LA dernière), le réalisateur Pablo Guarise et son chef opérateur Alexi van Hennecker ont eu des idées très claires par rapport à ce qu’ils attendaient de l’étalonnage. Ils avaient des références en tête (« Inventário de natal » de Miguel Gomes ou « L’homme sans passé » d’Aki Kaurismaki) mais étaient aussi très à l’écoute ce qui a rendu cette collaboration très agréable qui a duré une semaine – ce qui est assez long pour un film de 25 minutes. Le travail était conséquent notamment parce qu’il s’agissait d’imiter la pellicule, support que Pablo aurait voulu avoir pour son film mais qui n’était pas possible pour des raisons financières. On a donc imité la pellicule.

SB : Comment fait-on pour « imiter la pellicule » ? Quels autres procédés ont été au programme pour ce film ?

JM : Pablo et Alexi étant des amoureux de la pellicule, ils m’ont tout de suite parlé de la texture qu’ils voulaient pour le film. Il était question d’imiter la pellicule 16mm de manière réaliste en y intégrant tous les défauts caractéristiques : grain, rayures, poussière, vignettage, flare, noirs profonds… en ajoutant à cela le contraste particulier de ce support. Ces défauts pourraient passer pour de l’amateurisme, mais cela ajoute en fait à l’authenticité du film en reflétant tous les problèmes auxquels se seraient confrontés une équipe technique qui aurait tourné en pellicule.

D’autre part, pour que ce parti pris fonctionne il était absolument nécessaire d’effacer les défauts de la vidéo numérique et les problèmes techniques inhérents à un tournage documentaire en très basse lumière, notamment en se débarrassant du bruit numérique.

En même temps, il fallait faire comprendre le déroulement du temps par l’image, par exemple en passant d’un plan avec une lumière solaire d’après-midi à un plan avec une lumière de début de soirée, alors qu’en réalité ces deux plans étaient tournés à peu près à la même heure. Généralement, les parties nocturnes étaient très différentes de celles tournées de jour, et donc il fallait composer avec ces images de nuit très sombres, supprimer tous les défauts numériques, présents notamment dans les parties nocturnes avec le bruit mentionné précédemment, il s’agissait également d’adoucir la texture trop « piquée » du numérique, c’est à dire trop nette. Et parfois transformer des images de nuit en images de jour pour les besoins du montage, ce qui est le procédé inverse de « la nuit américaine ». L’étalonnage a donc vraiment contribué à la narration du film.

Plan tourné de nuit « transformé » en jour. Extrait du film Rengaines de Pablo Guarise. ©Phosphore Films et Dérives.

SB : Cela sonne presque comme un travail sur un film de fiction !

JM : Ce n’est pas un hasard car Pablo est justement très intéressé par la tension qui découle de la rencontre entre les aspects documentaires et les aspects fictionnels de son film. Il appelle ça « le documentaire fabuleux » : il aime passer de manière fluide entre les deux, les images plus réalistes et les images très posées et bien éclairées comme cela se fait dans les films de fiction. Il y a même un aspect comédie musicale ! En préparation, Pablo et Alexis ont regardé beaucoup de films en technicolor et ont cherché à reproduire ce look particulier très coloré que l’on peut retrouver par exemple dans « Les parapluies de Cherbourg » de Jacques Demy.

Pour l’étalonnage cela signifiait dans ce cas spécifique d’ « embellir » les images documentaires moins éclairées et cadrées avec plus de spontanéité en enlevant un maximum de défauts, et en rendant l’image la plus homogène possible, presque comme une image publicitaire, tout en « salissant » les prises de vues trop propres de fiction en y ajoutant du grain, des noirs très noirs, etc.

On a également utilisé le procédé de « masques » ou « patates » : isoler le visage d’une personne par rapport à son environnement afin de lui donner un statut particulier en le séparant du reste de l’image pour le mettre en avant et attirer le regard dessus. C’est le même procédé que celui qui a permis de séparer l’écran du téléphone du reste de l’image dans le film de Jialai.

Bref, ce fut intense, et peut-être à l’opposé de cet autre travail très intéressant que je venais de faire sur « Paragate » évoqué tout à l’heure où nous avons plutôt misé sur l’authenticité en choisissant de laisser certains défauts tel quel. C’est cela que j’adore dans mon travail : chaque projet requiert une approche différente. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « documentaire de création » !

Propos recueillis et mis en forme par Stefanie Bodien

1https://www.rtbf.be/article/le-sombre-destin-du-septieme-art-pourquoi-le-cinema-perd-il-des-couleurs-grand-format-11206757