« La dématérialisation des services publics concerne tout le monde »

Alors que le projet d’ordonnance Bruxelles numérique vient de passer en première lecture au Gouvernement bruxellois1, retour sur ses enjeux avec Iria Galvan, chargée d’études à Lire et Écrire Bruxelles et coordinatrice de la mobilisation contre cette ordonnance.

NB : Depuis quand travaillez-vous à Lire et Écrire, et qu’y faites-vous ?

IG : Je travaille depuis huit ans à Lire et Écrire en tant que responsable de projet de recherches. À partir de 2018, suite aux informations qui remontaient de nos ateliers alpha, je travaille sur la question de fracture numérique. Et naturellement, j’en suis venue à me pencher aussi sur la question de l’accès aux droits. À la suite de ces travaux, depuis 2020, nous avons fait de ces sujets les enjeux de nos campagnes de sensibilisation.

NB : Depuis quand Lire et écrire travaille sur la question numérique et pourquoi ?

IG : Lire et Écrire, de manière générale, travaille sur la question des nouvelles technologies depuis 20 ans. À l’origine, il s’agissait d’envie des alphas2 s’emparer des outils numériques. Ils ont donc ainsi été intégrés à l’enseignement.

En 2018, les formateurs ont demandé au service ‘recherches et études’ les usages des technologies des personnes alpha. Nous n’avions alors presque aucune information sur ces usages. Nous avons donc sondé plus d’une centaine d’apprenants à Bruxelles. Nous avons remarqué que téléphones et tablettes étaient utilisés pour leur possibilité de contourner l’écrit dans les communications. Aussi, ils permettent de communiquer avec des proches à l’échelle internationale. Par contre, les usages tels que les mails ou applications bancaires étaient complètement absents. En fait, sont absents de facto tous les usages qui impliquent l’écrit, dont certains sont pourtant nécessaires pour accéder à des choses essentielles. Au moment de la crise du Covid, tout a fermé. Et les soucis déjà présents ont explosé. De nombreux apprenants se sont tournés vers les formateurs, pour leur demander par exemple de remplir leur démarches administratives à leur place.

NB : Pouvez-vous nous parler du projet d’ordonnance Bruxelles numérique ?

IG : Il s’agit d’un projet porté par le cabinet de Bernard Clerfayt, Ministre régional de la Transition numérique qui vise à rendre intégralement disponibles en ligne les services administratifs, et d’en faire le canal de communication par défaut avec les citoyens. 

La première fois que nous avons entendu parler de ce projet, c’est lorsqu’en octobre 2021, nous avons été appelé par le CIRB3 qui organisait une journée de consultations avec quelques acteurs du secteur associatif, dont la Fédération des services sociaux. Nous a alors été demandé notre avis sur la question, sans toutefois que nous soit communiqué le texte. Les quelques lignes qui nous ont alors été présentées ont pourtant suffi à nous inquiéter. Nous découvrons par exemple que la communication en ligne sera le canal par défaut de toutes les administrations bruxelloises.

Le 8 septembre 2022, à l’occasion de la journée mondiale de l’alphabétisation, nous avons organisé une mobilisation au pied de la Tour des Finances, et une autre devant la Maison communale de Schaerbeek. Nous avons écrit une carte blanche4 dans laquelle nous avons eu à cœur d’ouvrir le débat à des enjeux sociétaux plus larges que le simple secteur alpha, tant notre travail sur la question nous avait fait voir l’ampleur du problème. Face à celui-ci, d’ailleurs, de nombreuses autres associations se sont aussi emparées de la question, et ont organisé des actions, dont le collectif du Travail social en luttes par exemple. Au final, plus de 200 associations ont été co-signataires de cette carte blanche.

Dans les semaines suivantes, nous avons vu toute une série de partis politiques pour parler de la question, et en novembre, nous avons enfin eu accès au texte de l’ordonnance. Nos craintes ont alors été confirmées. Le numérique y devient en effet le moyen de communication par défaut. Et pire, aucune alternative pour le numérique n’y est prévu. Seulement est faite la mention d’un accompagnement pour le numérique, sans que la chose ne soit décrite plus avant. Nous savons déjà que pour de très nombreuses personnes, cela signifie ne plus même avoir accès à des informations essentielles, allant jusqu’à de ne pouvoir être averti d’un rendez-vous éventuel avec l’une ou l’autre administration. Le texte ne mentionne rien non plus concernant d’éventuelles sanctions contre les sites web qui ne respectent pas les conditions d’accès, conditions qui sont pourtant encadrées par une ordonnance de 2018, elle-même censée appliquer une loi européenne antérieure.

Suite à cela, nous avons obtenu un premier rendez-vous auprès du cabinet de Bernard Clerfayt. Il s’est dit compréhensif à l’idée qu’il fallait un accompagnement vers le numérique. Sur l’idée d’une alternative au numérique, par contre, les choses restent plus compliquées. Lorsque nous insistions, par exemple, sur l’importance du maintien de l’ouverture des guichets physiques dans les administrations, le cabinet nous répondait que ce n’était pas de sa compétence.

Le 8 décembre dernier, une première manifestation a été organisée à Bruxelles, réunissant plus d’un millier de personnes. Suite à cela, avec les co-signataires de la carte blanche, nous avons été invités à rencontrer Bernard Clerfayt. Un nouveau texte nous a été présenté, mais les changements étaient mineurs. Si la mention de l’alternative fait son apparition, il faut malheureusement constater que celle-ci n’est absolument pas décrite. Aucun budget ne lui est même corrélé. Cela ressemble plus à une coquille vide qu’autre chose. Surtout que dans le même temps, Caban qui faisait un super boulot de coordination au niveau des acteurs de l’inclusion numérique 5 a perdu son subside sur le poste… de coordination. Ce sont des dossiers différents bien sûr, mais le moins que l’on puisse dire, c’est que les signaux ne sont pas bons, et vont même à l’opposé de ce que l’on dit pourtant au niveau de la même Région.

À la rentrée 2023, nous avons obtenu de rencontrer l’entièreté du Gouvernement bruxellois, afin de pouvoir envisager les enjeux de manière transversale, et non plus isolée comme nous l’imposaient les rendez-vous avec l’un ou l’autre cabinet seulement. Mais la route reste longue. Suite à ces échanges, le gouvernement nous a promis d’appréhender la question de l’alternative au numérique.

NB : Vers quoi se dirige-t-on pour la suite ?

IG : Malgré qu’il ne garantit ni guichets physiques accessibles, ni services téléphoniques alternatifs, le texte de l’ordonnance vient tout juste d’être approuvé le jeudi 9 mars dernier en première lecture au gouvernement. Nous allons donc poursuivre notre campagne, en continuant à faire du lien entre les nombreuses initiatives de terrain. Mais aussi, de nombreux secteurs restent à mobiliser. En effet, même si notre réflexion est partie de l’alpha, ce système touche absolument toutes les couches de notre société. À cet égard, il convient aussi de continuer la sensibilisation à ces enjeux. Cela passe aussi par le développement d’une analyse critique, qui dépasse le simple fait numérique. Quelle société voulons-nous ? L’e-gouvernement implique que la charge administrative passe des institutions vers les individus. Nous sommes face à la responsabilisation accrue des citoyens qui doivent faire valoir leurs droits seuls face à un écran.

De manière plus large, il faut se rappeler que la numérisation intervient dans l’histoire d’un État social actif, dont l’accès aux droits est de plus en plus conditionné et compliqué. Il devient dès lors dur de croire en la simplification administrative promise pour les citoyens. Il faut donc mesurer la réalité des effets de la numérisation, de ses avantages et inconvénients, et à qui elle profite, au-delà des discours, ici vides de sens.

Propos recueillis et mis en forme par Nadid Belaatik

NDLR : En compléments d’informations, découvrez la toute nouvelle publication d’Unia qui a rendu son Avis sur l’impact de la digitalisation des services (publics ou privés) : https://www.unia.be/fr/articles/fracture-numerique-comment-reduire-les-inegalites

1Pour une contextualisation de la nature et du parcours institutionnel d’une ordonnance, voir la notice très complète du CRISP : https://www.vocabulairepolitique.be/ordonnance/

2NDLR : Lire et Écrire organise, entre autres, des ateliers destinés à des publics adultes soucieux d’apprendre à lire et écrire. En Belgique, on estime que la population analphabète se situe autour de 10 %.

3NDLR : L’ancien Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise, aujourd’hui dénommé, Paradigm, se définit comme « le partenaire informatique de confiance qui ambitionne d’être reconnu comme l’opérateur de la transition digitale et des innovations technologiques en Région de Bruxelles-Capitale, au service des administrations publiques. » (https://paradigm.brussels/fr/cirb-2022)

4https://gsara.be/2022/11/14/bruxelles-numerique-une-mesure-discriminatoire-carte-blanche-dans-la-libre-belgique/

5NDLR: La désormais ex-coordinatrice de Caban, Lauriane Paulhiac, nous avait parlé de l’inclusion numérique dans un numéro précédent https://www.causestoujours.be/linclusion-numerique-un-ecosysteme-complexe/