Dans cette édition du Causes Toujours, nous entamons une nouvelle série qui présentera, de numéro à numéro, les différents postes de post-productions du GSARA : montage image, montage son, mixage, étalonnage. Mais également le travail de diffusion, de graphisme, de communication, de coordination sera explicité grâce aux interviews que nous ferons avec les personnes qui forment l’équipe du GSARA.
Pour cette première, nous avons parlé avec l’ingénieur-son Jean-Noël Boissé, qui a monté et mixé le son du film Dans la chambre d’Yves Cantraine, qui sortira cette année.
Dans la chambre Un film d’Yves Cantraine BE 2023, 42 minutes. Synopsis : Se plongeant uniquement dans des archives familiales et personnelles, des films de fêtes et de voyages, le réalisateur confiné prend son élan, questionne les images, libère la mémoire sonore, et voyage dans le temps et l’espace. Le retour sur le passé se fait ainsi danse et dérive poétique. Comme l’a écrit Emily Dickinson, figure tutélaire de ce film : « Je vis dans le possible, une maison plus belle que la prose. » |
Dans son dossier, le réalisateur nous faisait part de ses réflexions à propos du travail sonore à faire :
« Telle qu’elle est pour le moment, la bande son et la voix off sont en majeure partie du bricolage. Il faut les refaire. Pour le moment, il n’y a entre ces fragments de voix off que du silence technique, du vide… qu’il faut peu à peu très discrètement remplir : le silence au début, puis, de l’air, du souffle, une légère rumeur… créer un espace pour cette chambre, et puis lui attribuer peu à peu un très discret hors-champ, un discret extérieur : la vie, loin, très loin, filtrée par les murs. Le passage d’un véhicule ? Des voix lointaines ? Puis peu à peu des bruits remémorés… Mais rien d’illustratif, rien qui soit redondant par rapport aux images. Rien d’appuyé! Éventuellement on pourrait expérimenter avec des sons directs. Rien d’appuyé là non plus. Dans la Chambre est un film comme un voyage, un cheminement qui commence par un regard qui ne peut porter loin, puis grâce à la mémoire, et finalement avec l’ouïe, aboutit à une sorte de stase. On quitte la chambre pour entrer peu à peu dans une autre temporalité. L’expression « paysage sonore » est totalement adéquate. Dans le montage un peu brut présenté avec ce dossier, la fin visuellement « effilochée » n’est qu’un exemple, pour donner une idée. A ce stade, elle est d’une durée arbitraire pour laisser une « création sonore » s’épanouir. Sa durée est adaptable et n’a rien de figé. Le choix d’images lui-même pourra être différent en fonction de ce travail sonore. C’est donc par le son que ce « dé-confinement » aboutit : grâce au lien direct entre le son et le corps de celui qui entend, sans doute, un lien moins intellectuel que celui du regard. Quelque chose qui a un peu à voir avec la mémoire involontaire de Proust, processus instantané, réaction quasi physique qui lui permet de quitter chambre et lit, d’être encore là mais aussi ailleurs. » |
Stefanie Bodien : Jean-Noël, comment décrirais-tu le processus de travail sur la bande sonore du film Dans la chambre ? Comment avez-vous procédé, Yves et toi, pour élaborer le son pour ce projet si ambitieux à tous les niveaux ?
Jean-Noël Boissé : Cela a été très intéressant. Il y avait très peu de sons dans la version que j’ai reçue au début du travail. Les images que Yves a utilisées étant presque toutes « muettes », l’essentiel de la bande son était donc à inventer. Il avait quelques idées, quelques exigences au départ, mais surtout sur ce qu’il ne voulait pas faire. Il a voulu me laisser un grand espace de créativité, ce qui était très enthousiasmant. Très vite nous sommes tombés d’accord sur le rôle que nous voulions faire jouer au son dans ce film. A partir de là ça a été très fluide, il m’a fait confiance, tout en gardant son exigence.
SB : Avez-vous finalement dû retravailler la voix off ou bien pouviez-vous l’utiliser telle qu’Yves l’avait enregistrée ? A quel niveau devait-elle être modifiée, et pourquoi ?
JB : Oui nous avons réenregistré la voix off. C’était indispensable pour la qualité du son, mais aussi pour le rythme de la diction, qui était trop rapide dans la première version de Yves. Il fallait aussi réécrire quelques passages.
Cela a naturellement conduit à modifier le montage des images, pour que son rythme épouse celui de la nouvelle voix off.
SB : Yves parle de « silence technique » dans son dossier. Peux-tu nous dire ce que cela implique ?
JB : Le silence technique, c’est lorsqu’il n’y a aucun son dans la bande son. Pour le spectateur, ça n’est jamais totalement du silence, parce que les techniques de reproduction du son induisent toujours un léger bruit. C’était particulièrement marqué lorsqu’on travaillait le son des films avec du matériel analogique, il y avait toujours le bruit de la bande ou de la pellicule ; avec le numérique, on a beaucoup réduit les niveaux de bruit, il ne reste plus que les bruits produits par le matériel de diffusion en salle. Dans la Chambre commence par un silence technique. Il n’y a aucun son donné à entendre au spectateur.
SB : Quelle était ta démarche pour « très discrètement remplir le vide », comme le demandait Yves ?
JB : A partir de ce silence, la bande son s’ouvre progressivement, d’abord un souffle, puis la voix de Yves. Petit à petit, les différents sons qui vont rythmer le film sont amenés, jusqu’au au moment où on commence à sortir de « la chambre » et où les sons commencent à prendre plus d’ampleur.
SB : Où as-tu trouvé les sons qui forment le gros de la bande sonore ? Yves ne les voulait pas illustratifs par rapport aux images. Qu’est-ce qui vous a motivés de choisir tel ou tel son ?
JB : Les possibilités pour composer la bande son étaient infinies, mais nous n’avions pas le temps de tout enregistrer. Il aurait fallu passer des semaines à partir à droite à gauche enregistrer des sons, ça n’était pas réaliste. Il fallait donc utiliser une matière sonore qui existait déjà.
Lors d’un de ses voyages, pour le tournage d’un film au Japon sur un groupe de musique traditionnelle, Yves avait récolté des ambiances sonores assez variées, et de bonne qualité.
Il n’avait finalement jamais utilisé ces enregistrements, j’ai donc proposé d’essayer de composer la bande son à partir de cette matière-ci. Cela permettait de délimiter un cadre pour le travail, qui sans cela aurait pu se perdre dans l’excès de possibilités. Cela faisait sens aussi, puisqu’un de thèmes centraux du film est le voyage, et que tous ces sons proviennent d’un de ses voyages.
Le plus gros de la bande son provient donc de ces enregistrements, j’ai aussi enregistré quelques sons dont nous avions spécifiquement besoin.
Le film commence dans la chambre de Yves, confiné, et s’en échappe progressivement, pour osciller entre le souvenir et la rêverie. Pour ces séquences, où l’on voyage dans sa mémoire et ses réflexions, cela faisait sens de ne pas chercher à sonoriser les images, leur donner une matérialité par le son. Nous avons donc travaillé à ce que les sons ne se rapportent pas directement à quelque chose que l’on voit en même temps à l’écran.
Nous avons plutôt cherché des sons qui créent un certain écart avec les images. C’est cette distance, et ce qu’elle génère, qui dictait nos choix. Cet écart s’accentue au fur et à mesure du film, au fur et à mesure que l’on quitte la chambre.
SB : Penses-tu que le son permet réellement d’entrer dans « une autre temporalité » ? Est-ce que l’expression « paysage sonore » te parle ?
JB : Tous les sons ont une temporalité, un rythme propre, qu’ils impriment nécessairement sur le film. Par les lieux, les atmosphères qu’ils évoquent, ils dessinent en effet une sorte de paysage.
Lorsque le son est utilisé comme illustration ou confirmation de l’image (par exemple, on voit un tracteur, on entend un tracteur), tout va dans le même sens, le rythme du son et celui de l’image se confondent, ainsi que les espaces qu’ils évoquent. Pour Dans la Chambre, les paysages sonores et visuels divergent, il y a un frottement.
SB : Quand le film d’Yves est arrivé au Gsara, la dernière partie du film avait une « durée arbitraire pour laisser une ‘création sonore’ s’épanouir ». Comment as-tu conçu cette création sonore ? A-t-elle eu un impact sur les images finalement, et si oui, lequel ? Autrement dit : est-ce que le montage image a dû être adapté après ton travail créatif sur le son de la dernière partie ?
JB : A la fin du film, Yves voulait que le son prenne le dessus, pour laisser de l’espace à l’imagination du spectateur. J’ai donc composé cet entremêlement d’ambiances, sans ne tenir aucun compte des images, mais en respectant plus ou moins la durée. Puis en l’écoutant avec les images, certains rapports sont apparus, un peu par hasard, on a ensuite légèrement ajusté le montage image et cette bande son en fonction de ces relations qui nous plaisaient.
De manière générale, nous avons dû réajuster le montage image à plusieurs reprises au cours du travail, ce qui est un peu fastidieux d’un point de vue technique, mais qui était absolument nécessaire, vu l’impact qu’a eu le travail du son sur le rythme du film.
SB : Yves émet l’hypothèse que le son permet un lien avec le corps de celui qui entend moins intellectuel que le regard. Confirmes-tu ce phénomène, et si oui, as-tu une idée de comment on pourrait expliquer ce lien entre le son et le corps qu’Yves qualifie d’instantané et physique ?
JB : Oui, il y a certainement quelque chose de cet ordre. Je dirais, à la fois pour des raisons physiologiques et culturelles.
L’ouïe est d’abord un sens qui sert à percevoir les dangers. Les sons atteignent très rapidement les zones du cerveau qui commandent à la survie, et peuvent provoquer des sentiments ou des actions de manière immédiate, avant toute analyse.
La vue est un sens plus abstrait, qui implique beaucoup de facteurs culturels, d’interprétations.
Mais c’est le sens qui domine à notre époque, et en particulier au cinéma. Il n’y a qu’au Québec qu’on dit : « aller écouter un film… », partout ailleurs, on va « voir un film ». L’attention du spectateur est globalement concentrée sur l’image, il y a même des gens qui n’ont pas conscience qu’il y a du son au cinéma (à part la musique), tellement cela semble maintenant couler de source que les images « parlent » et émettent du son.
Le son agit donc de manière relativement inconsciente sur le spectateur, ce qui peut donner l’impression d’une immédiateté. Mais ce statut peut bien entendu être remis en cause.
SB : Dans le dernier quart du film, il y a une chanson qu’on entend dans son intégralité et elle est accompagnée par une image noire durant la première minute de la chanson. C’est une démarche plutôt « expérimentale » qu’on voit rarement au cinéma.
JB : Cette musique ouvre le dernier mouvement du film, où le son prend petit à petit le dessus sur les images. La faire entendre sans images, c’est une manière de commencer à dire au spectateur : « écoutez ».
Propos recueillis et mis en forme par Stefanie Bodien